Dans ses 19 leçons données à Chicago, Paul Ricoeur suggère que si l'imagination reproductive est conçue sur le modèle du tableau, l’imagination productrice est créatrice de fiction.

L'Imagination est la traduction française d'un cours dispensé en langue anglaise par Paul Ricoeur en 1975, sur un thème qui, tout en traversant plusieurs de ses œuvres (L'Idéologie et l'utopie, Temps et Récit, La Métaphore vive), n'avait pas fait jusqu'ici l'objet d'une parution particulière. Dans d'autres écrits, Ricoeur interroge l'imagination religieuse, sociale et politique. Ici, il considère plus particulièrement l'imagination poétique, scientifique ou épistémologique. Les deux premières parties examinent les réponses apportées dans l'histoire de la philosophie à la question de l'image, en prenant acte de l'absence d'une véritable philosophie de l'imagination. Dans la troisième partie, consacrée à la fiction, Ricoeur expose sa propre théorie de l'imagination productrice.

L'introduction prend acte des difficultés à cerner le statut de l'image et la multiplicité de ses appellations. Est-elle un tableau reproduisant un objet, une image mentale, une construction, une croyance, une fantaisie, une illusion et finalement une fiction ? Si l'on se représente ces différentes acceptions sur deux axes de coordonnées, le premier (horizontal) va de la présence à l'absence (le nulle part), le second (vertical) de la croyance (ou fascination) à la distance critique (ou prise de conscience). Tableau et trace signent une présence (l'imagination est seulement reproductrice), tandis qu'à l'opposé, la fiction produit un objet mental (l'imagination est créatrice ou productive).

Existe-t-il une philosophie de l'imagination ?

Pour Ricoeur, la raison de l'éclipse du problème de l'imagination dans l'histoire de la philosophie s'explique par la préférence donnée à l'imagination reproductrice : l'image, dans la perception, ne serait qu'un double affaibli du réel extérieur. Ricoeur va au contraire montrer que ce néant ou « nulle part de la fiction », « affranchie de la règle de l'original » évite la reproduction et apporte une plus-value à la réalité, comme un objet mental valant par lui-même.

D'après Aristote, l'imagination, située entre les impressions sensorielles et les intuitions intellectuelles, ne comporte pas le même statut de vérité que celui réservé à ces dernières. Du même coup, l'imagination bascule — comme chez Pascal ou Spinoza — du côté de la fausseté, de la tromperie et de illusion : l'imagination est une simple croyance, une quasi-présence, un « comme si ». Illusion et fiction ne se distinguent donc pas. Quant à rattacher l'imagination à un modèle causal pour expliquer son existence, l'hypothèse ne fait que la rendre encore plus dépendante de quelque chose d'autre. La causalité fait obstacle au néant de la fiction puisqu'elle est orientée vers « un engendrement de choses réelles par des choses réelles ».

Afin de trouver dans la tradition philosophique de quoi élucider et définir l'imagination dans son acception créatrice, Ricoeur se tourne plutôt vers Hume, dont il retient deux idées : l'imagination dériverait de l'expérience et des impressions sensorielles, et son rôle ne consisterait qu'à connecter des expériences séparées pour permettre de passer d'un événement à un autre, favorisant ainsi une liberté de création. « On assiste ici chez Hume au triomphe de l'imagination : elle est la capacité de projeter une expérience semblable du passé vers le futur. L'imagination possède un pouvoir unificateur, qui relie l'expérience passée à l'expérience que nous n'avons pas eue et qui est hors de portée de notre connaissance ».

Kant s'est lui aussi inspiré de cette conception dynamique de l'imagination chez Hume. Le schématisme kantien attribue en effet à l'imagination une fonction de médiation et de synthèse — entre intuition et concept —, de sorte que la notion d'imagination comme copie n'est plus pertinente : l'imagination peut être productive même si elle reste pour Kant dans les limites de la connaissance empirique, la visée étant en définitive de produire une forme d'objectivité. En prolongeant la position de Kant, on peut même supposer que l'imagination n'est pas seulement une synthèse entre sensibilité et entendement mais qu'elle est peut-être « l'origine même de ces deux fonctions [...], la source ou la matrice de l'entendement ». L'imagination productrice peut même aller au-delà des limites de la connaissance empirique en étendant son domaine jusqu'à ce que Ricoeur appellera « fiction ».

Pour autant, l'imagination n'est pas une « puissance informe » : elle est pénétrée par les structures et les modèles du langage. Une forme de compétition se livre dans l'imagination entre libre jeu et respect des règles qu'impose l'entendement. La question du pouvoir créateur de l'imagination réapparaît d'ailleurs dans le cadre de l'esthétique, où ordre spontané et libre jeu se combinent : « il y a harmonie et proportion dans l'accord des facultés cognitives »   . Il en est de même dans le « sublime » apparemment sans limite, où la raison finit par imposer un ordre proportionné : « Dans le sublime, cet accord passe d'abord par le conflit plutôt qu'il ne résulte de l'harmonie ».

Les théories modernes de l'imagination

Ricoeur se propose dans la deuxième partie d'explorer les courants phénoménologiques et ceux relevant de la philosophie analytique en comparant leurs définitions de l'image mentale et la place qu'ils accordent à la perception dans l'imagination. Se trouve posée à nouveaux frais la question de l'image comme copie (d'un original) et celle du caractère interprétatif de la perception. La tradition analytique, par exemple, se concentre sur le langage tandis que la phénoménologie insiste sur l'expérience de l'imagination et sur la nécessité de l'inscrire dans un langage plus approprié : les aspects « expérientiels » et linguistiques de la problématique doivent être combinés. Ricoeur, pour sa part, va plus loin et introduit un questionnement sur la contribution de l'image à la pensée, sachant qu'elle sert de support au concept (au-delà du schématisme transcendantal).

Se référant à l'ouvrage du philosophe anglais Gilbert Ryle La notion d'esprit, lequel critique précisément la notion d'esprit, Ricoeur en retient l'idée de l'image comme activité, comme acte de simulation : nous ne voyons pas une image, mais il nous semble que nous en voyons une. « Le fait de se représenter mentalement (imaging) correspond en ce sens à une action feinte », écrit Ricoeur. La conjonction entre le « ne pas faire » (s'abstenir de réaliser une action réelle) et le « faire comme si » est essentielle pour une théorie de l'imagination.

La discussion qui suit avec Husserl et Sartre permet d'introduire de nouveaux concepts : ceux de réduction phénoménologique (jugement suspendu et distance critique rendue) et d'intentionnalité — (conscience de quelque chose). Ces concepts husserliens permettent ainsi de corréler le « comment » (l'acte) de la conscience et le « quoi » de l'expérience (l'objet). La phénoménologie husserlienne introduit donc une corrélation entre l'imaginer et l'imaginé. Sartre prolonge l'analyse en considérant l'image comme un inexistant, qui n'a pas de référent dans la réalité et qui est donc un « rien », rien qui n'en continue pas moins d'être un objet. Le néant — au sens de non-existant ou inexistant — serait ainsi une caractéristique phénoménologique de l'imagination. « L'objet imaginé n'est absolument nulle part » (Sartre). Comme l'objet, l'acte d'imaginer est un « comme si ».

L'imagination comme fiction

En demeurant sur le versant reproductif de l'imagination, toutes les approches recensées jusqu'ici ont défini ce qu'est une image en la rapportant à un référent : l'image serait une sorte de tableau qui reproduirait la réalité matérielle transférée dans l'esprit. Dans cette conception, le référent est unique et la différence entre perception et image n'est qu'une variation dans le mode de donation : à partir de l'original perçu, l'image est simulation, elle est « comme si », elle est « faire semblant ». Tous ces modèles, même celui proposé par Sartre (le néant imaginatif comme absence), se situent du côté de l'imagination reproductrice et méconnaissent le rôle de l'imagination productrice. Le troisième chapitre, consacré à la fiction tant picturale, métaphorique que poétique, est une réhabilitation de cette imagination productrice. « Alors que les images reproductives restent en marge de la réalité, le génie de l'imagination productrice – du fictionnel – c'est d'ouvrir et de changer la réalité ».

L'imagination est une œuvre, une action, une activité. Face à l'imagination reproductrice d'images, le pari de Paul Ricoeur est d'élaborer une phénoménologie de la fiction et de la découverte tout en assumant un paradoxe : la fiction n'a pas d'objet ou de référent, et pourtant elle ouvre « un nouveau type de référence (reproductrice) grâce à l'absence d'un original ». Élargissant le concept de variation imaginative repris à Husserl, Ricoeur en fait un processus productif dans lequel les concepts existants sont déplacés, transformés ou transfigurés.

Mais l'imagination n'est productrice que si elle est en conjonction avec un certain usage du langage. L'image appartient au langage comme le dit Bachelard, cité par Ricoeur, en particulier l'image poétique. La naissance de l'image a néanmoins une portée ontologique, en l'absence de tout original : Ricoeur emprunte à François Dagognet le terme d'« augmentation iconique », qui élargit la productivité de l'imagination, le référent se trouvant dès lors dans l'image et non plus dans l'objet. Pour se déployer, l'imagination poétique recourt à la « métaphore » de même que l’imagination épistémologique s'appuie sur le « modèle ». Dit autrement, la métaphore est au langage poétique ce que le modèle est au langage scientifique quant à sa relation au réel. La métaphore opère un déplacement de sens (Ricoeur se réfère ici à son ouvrage La métaphore vive), introduit une « étrangeté prédicative ». Elle provoque un « choc logique » pour produire la vision d'une ressemblance malgré la différences des termes, ce que réalise par analogie la science : la fiction, en ce domaine, peut en effet avoir une fonction heuristique. Le déplacement conceptuel, dans le domaine scientifique, fait émerger une nouvelle catégorie, un concept transformé, déplacé, une nouvelle réalité, en somme, comme dans le cas de la métaphore. Penser comme si et voir sont donc corrélés, autant en poésie que dans le domaine de la science. « C'est ce lien complexe entre le verbal et le visuel qui, selon moi, représente la difficulté majeure à laquelle se trouve confrontée une théorie de l'imagination », écrit ainsi Ricoeur. Le schème, à présent, comporte à la fois des éléments intellectuels (conceptuels, verbaux et linguistiques) et sensibles (intuitifs, visuels). Ricoeur veut construire en définitive une théorie de l'imagination dans les processus cognitifs et discursifs.

Ce qui se passe en peinture peut aussi servir d'exemple pour penser « les transfigurations de la réalité », laquelle se trouve en quelque sorte augmentée par les dispositifs iconographiques et picturaux. Le nouvel alphabet de couleurs créé par l’impressionnisme a ainsi permis de « capter l'éphémère et le fugitif par la magie des correspondances cachées ». La peinture comme l'écriture extériorisent la créativité dans un médium matériel : « c'est en rompant avec la réalité que l'on exprime la réalité ». La poésie, la fiction littéraire et la peinture n'ont pas l'apanage de la créativité en question. Ricoeur s'élève ici contre une théorie « émotionnaliste » de l'art à laquelle s'opposerait la positivité de la science, seule garante de la vérité. Cet usage créatif de l'imagination correspond à un mode général de fonctionnement de la pensée que Paul Ricoeur étendra du reste à l'action sociale et politique   en affirmant qu'il existe une unité « du problème de l'innovation sémantique à l’œuvre dans le savoir, dans l'action, etc. ».

Ricoeur revient pour finir sur la poésie lyrique, forme de langage poétique la plus repliée sur elle-même : la relation sujet/objet y est suspendue, permettant une ouverture élargie à l'ontologique. La fiction, en s'affranchissant de la règle de l'original, ajoute un nouvel aspect à la réalité. C'est là, selon Ricoeur, tout le paradoxe de l'imagination : elle n'imite pas, elle dévoile, elle manifeste ; c'est une ontologie.

Loin d'être une simple ombre ou reproduction de la réalité extérieure, l'imagination est donc créatrice de réalité et la fiction — sous ses formes poétiques, esthétiques ou littéraires — constitue le paradigme d'une imagination productrice. Cette tentative pour réhabiliter l'imagination dans son rôle créateur et producteur trouvera son prolongement dans plusieurs autres écrits de Ricoeur. Dans L'Idéologie et l’utopie, notamment, il présente l'idéologie comme une forme d'imagination reproductrice alors que l'utopie est productrice. Dans Temps et Récit, il revient sur les notions de mimesis et dans La métaphore vive sur celles de figuration, de métaphore et de modèle. Quant à la question de l'intrication entre perception et imagination ou entre sensation et concept, on la retrouvera de manière plus centrale dans d'autres œuvres de Ricoeur, lorsqu'il évoque les thèmes de l'inextricable médiation symbolique de la réalité humaine et de l'imagination comme dimension constitutive de la réalité. C'est dire l'intérêt de ces dix-neuf leçons, en l'absence d'un ouvrage unique et spécifique sur le sujet.