La Flétrissure d’Emmy Hennings, figure phare du dadaïsme tombée dans l’oubli, est traduit pour la première fois en français et raconte l’histoire de la chute d’une jeune fille au début du XXe siècle.
Le récit se résume sans difficulté en quelques mots : c’est l’histoire d’une chute qui commence déjà bien bas et qui plonge le personnage principal à une vitesse effroyable toujours plus profondément dans l’obscurité et le désespoir. « Maintenant que j’étais serveuse, je devais l’être tout entière », dit la jeune Dagny, et l’on sait ce que cela signifiait il y a 100 ans. Faust féminin, Dagny ne vend pas son âme, mais bien son corps, et ce par deux fois, dans la vie et dans la mort, en tant que prostituée et en tant que cadavre (elle se rend à l’institut d’anatomie et tente de s’y vendre comme une morte-vivante).
Cette fille n’est pas à l’abri, au sens littéral et au sens ontologique du terme, mais sans pathos heideggérien. Rien de sentimental, aucune grandeur dans cette misère ; tout au long des 200 pages, Hennings maintient une distance infranchissable avec tout cliché. Le récit peut être lu comme une alternative remarquable à la littérature de l’empowerment d’aujourd’hui. Il ne fait que témoigner, s’abstient de toute invitation à l’action et déploie ainsi une force qui est peut-être d’autant plus grande. C’est dans ce caractère de témoignage de la violence de toute une société que réside son actualité, le retour de la violence étant l’un des grands sujets de notre temps.
Quant à l’autrice, sa propre vie n’est pas si éloignée de l’histoire que raconte son livre : Emmy Hennings est née en 1885 au nord de l’Allemagne et mène dès ses 18 ans une vie tumultueuse de comédienne et d’artiste. Elle fréquente ce que l’on appelle – grand euphémisme – le demi-monde. Son premier roman, Prison (1919), est le fruit de son expérience de quelques mois de détention. Par la suite, elle part pour la Suisse, où elle fonde avec son futur mari Hugo Ball, Tristan Tzara et d’autres le Cabaret Voltaire, berceau du dadaïsme. Quelques années plus tard, Hennings et Ball se retirent du monde et se convertissent au catholicisme. Hennings meurt en 1948, vingt ans après son mari, dans la solitude.
La traduction soignée de Sacha Zilberfarb, parue en janvier 2024 aux éditions des Monts Métallifères, soit quelque cent ans après la parution de l’original (1920), ouvre la voie à la reconnaissance de l’œuvre de cette écrivaine trop peu connue en-dehors de la communauté des lecteurs de la bande dessinée L’Ange Dada (2021), dont elle est la protagoniste.
Un théâtre des humiliations
C’est avec une honnêteté impitoyable, qui n’est pas sans rappeler celle de Simone Weil, que le récit parle de la pauvreté. Après une nuit passée dans un parc, la jeune fille conclut : « Ce n’était pas une petite pluie de printemps, si j’en juge par mon rhume. J’ai dû rompre avec les conventions et ôter mes chaussures dans le parc pour les mettre à sécher sur le banc. Pour tout dire, je profite copieusement du soleil. » Mais l’humiliation qu’elle traverse est loin d’évoquer la pitié. Au contraire, elle humilie jusqu’à la moelle le lecteur lui-même, qui n’a pas le droit de fermer les yeux devant la contradiction criante entre la fierté et la dégradation de cette fille si pauvre qu’elle se voit obligée de vendre ses cheveux. Son seul commentaire : « Laisse pousser ses cheveux : je ne suis pas certaine de pouvoir indiquer cette profession dans le registre de l’hôtel. »
Ces passages montrent à la fois la proximité et la distance avec Hermann Hesse, avec qui Emmy Hennings a entretenu une vaste correspondance. Comme dans les récits de Hesse, on a affaire à une excellente jeune personne qui mène une vie difficile justement parce qu’elle est excellente. Cependant, contrairement aux livres de Hesse, le texte de Hennings est d’une cruelle sobriété. La fille n’est pas simplement « idéaliste », comme le suggèrent certains passages, par exemple lorsqu’elle répond à la question de savoir si elle aime par un : « oh, seulement en général ». La Flétrissure est bien plutôt le récit de quelqu’un qui voit trop clair, qui a depuis longtemps perdu toutes ses illusions et qui vit « à contrecœur ».
La littérature, alliée de la souffrance
Il y a parfois du Kafka chez Hennings (« Le fonctionnaire me rétorqua sèchement : “Qui ne prend pas son temps mérite la mort” »). On y retrouve aussi l’indignation humaniste d’un Walt Whitman : son « quiconque dégrade autrui me dégrade » pourrait servir de devise au récit. On y reconnaît en outre de nombreuses réminiscences de la Bible, qui vont jusqu’à rappeler le désespoir du livre de Job. Certes, La Flétrissure n’est pas tout à fait à la hauteur d’un Kafka, le récit est trop peu construit pour cela. Mais celui qui aime la littérature allemande suivra avec intérêt le parcours de cette jeune femme qui est toujours dans l’absolu, qui ne s’épargne rien et qui n’épargne rien au lecteur : « Il faudrait être très irréfléchi pour pouvoir éprouver une joie sans mélange. »
Dire la vérité de la souffrance, c’est ce que veut cette littérature. « Vous ne lirez ça nulle part », affirme une fois une prostituée. Mais elle se trompe, on le lit dans ces pages. En faisant son récit, on maîtrise, au moins en partie, la souffrance. En partie seulement, car le lecteur devra se contenter d’une connaissance lacunaire de cet univers : « Il y a des choses qui ne se laissent pas décrire, et il y a des choses qui ne se laissent pas vivre ». C’est en marge aussi qu’est maintenu le contexte politique de l’histoire, même si affirmer en 1920, année de la fondation du NSDAP, que « toute communauté est une erreur délicieuse » est loin d’être anodin. Il n’est alors pas étonnant de constater que la fille, qui échappe à tout « concept », qui ne peut intégrer « aucun système » et qui vit par conséquent dans la solitude la plus profonde, joue, quoique n’étant pas juive elle-même, dans un théâtre juif.
La Flétrissure est aussi un récit sur le rôle que peut jouer la littérature dans une vie. Il évoque notamment Crime et Châtiment de Dostoïevski : « Je l’ai lu plusieurs fois déjà, et très attentivement, mais tout ce que je peux en dire, c’est que c’est un beau et bon livre, les deux à la fois. » Y a-t-il autre chose à dire sur la littérature ? Mais le roman apparaît à plusieurs reprises : « Je ne peux plus lire Raskolnikov sans m’être d’abord lavé longtemps le visage et les mains. Je sais, ce n’est pas suffisant. Comme si tout dépendait de ces actions superficielles, mais je n’y peux rien : j’ai mes rituels. » Aucune analyse gratuite, au contraire, le récit ne fait que confirmer l’acte et évite ainsi de se muer en psychologie facile.
Un texte qui gagne à être traduit ?
Au fur et à mesure, le récit se transforme. Il se perd dans l’intériorité, au risque de devenir prière. C’est ici que la décision du traducteur Sacha Zilberfarb de supprimer le sous-titre de l’original, journal intime, se justifie : en lisant le récit sans l’idée d’un journal intime à l’esprit, on est plus attentif à ce repli progressif sur soi. Certains effets poétiques de la traduction ne se retrouvent pas dans l’original (« Argent, temps, humain, tout roule, se mue en boule, je veille à la circulation, à la bonne giration » – rien de comparable dans le texte allemand, d’ailleurs accessible sur Gallica).
Il s’agit peut-être de l’un des très rares exemples d’un texte qui gagne à être traduit : l’original n’est pas toujours exempt de formulations un peu désuètes, surtout si l’on compare à d’autres grands récits de l’époque. Des tournures qui ne feraient aujourd’hui que provoquer une certaine gêne ne se trouvent pas dans la traduction française. Elle abolit cette distance involontaire et rend justice au récit en mettant en avant la question centrale, intemporelle : que signifie être un être humain ? Rien de bien surprenant à tout cela, si l’on considère que Zilberfarb est un excellent traducteur qui ne recule pas devant les textes les plus difficiles (Rilke, Adorno, etc.).
Une fin qui n’en est pas une
Est-ce un récit sans espoir que La Flétrissure ? Probablement pas. D’abord, il n’est pas dépourvu de scènes humoristiques, souvent amères il est vrai :
« Personne ne nous a jamais demandé d’avoir de l’“esprit” – comme on dit.
Il en bave plus que le corps, pourtant, même s’il ne leur est sans doute jamais venu à l’idée que nous puissions en avoir un.
Un homme ?
Un esprit. »
Plus important encore, la stigmatisation pourra un jour être effacée (peut-être) par l’amour, qui apparaît de temps en temps, sous les formes les plus diverses. Ce flottement d’un sentiment qui s’attache volontiers à des inconnus rappelle les grands récits du début du XXe siècle, comme ceux de Virginia Woolf. Par exemple, la fille voue son cœur à une prostituée qui se trouve au plus profond de la misère : « C’est fini, tout est fini pour elle. Elle ne s’émeut plus, plus rien ne peut l’émouvoir. Et elle ne sait pas combien elle m’émeut. » Trouver la lumière là où il n’y en a pas, accomplir un renversement au moins temporaire de la situation — c’est l’espoir d’une telle possibilité que laisse en fin de compte ce récit étonnant.