La réindustrialisation de la France passe par la focalisation sur des secteurs clés liés aux transitions en cours et par une coordination des politiques nationales au sein de l'Union européenne.

Le nombre d'usines que compte la France a recommencé d'augmenter récemment, mais il est trop tôt pour dire si cette embellie pourrait durer. L'industrie n'en reste pas moins au cœur des enjeux d'autonomie stratégique et de transition énergétique qui s'imposent à nous, alors que sa part dans la valeur ajoutée et les emplois s'est beaucoup réduite au cours des dernières décennies. L'économiste Vincent Vicard, spécialiste en particulier du commerce international, vient de publier un petit livre très utile pour faire le point sur le sujet, Faut-il réindustrialiser la France ? (PUF, 2024).

 

Nonfiction : Entre 1980 et 2010, la France a connu en trente ans une désindustrialisation accélérée, que l’on a réussi à freiner dans la décennie suivante, au moyen notamment de politiques publiques en faveur de la compétitivité. Quelle appréciation porter sur cette période ?

Vincent Vicard : L’emploi industriel en France est en effet passé de près de 5 millions dans les années 1980, à 3,7 millions en 2000 puis autour de 2,8 millions depuis 2010. Si le phénomène de désindustrialisation est commun à l’ensemble des pays riches, la France se caractérise cependant par une désindustrialisation accélérée, plus marquée notamment dans la première décennie des années 2000. La France se place ainsi aujourd’hui en queue de peloton des grands pays quant à la place de l’industrie dans son économie, au côté des États-Unis ou du Royaume-Uni.

Si les causes de la trajectoire française ne sont pas totalement élucidées, on sait néanmoins que les questions de coût du travail ne suffisent pas à expliquer la divergence avec nos grands voisins européens. Des facteurs plus structurels ont surement joué, comme les stratégies des grandes multinationales françaises ou la croyance partagée des bienfaits d’une économie sans usine, spécialisée dans les services aux entreprises à haute valeur ajoutée.

C’est pourtant essentiellement sur la réduction des coûts de production que les politiques publiques mises en place depuis un peu plus d’une décennie se sont concentrées. On peut ainsi citer le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, le pacte de responsabilité, la baisse de l’impôt sur les sociétés ou plus récemment la baisse des impôts de production, pour des montants qui se chiffrent à près de 60 milliards d’euros par an pour le budget de l’État. Si la part de l’industrie dans l’économie française s’est clairement stabilisée ces dernières années — et certains indicateurs comme le nombre d’usines créées semblent mieux orientés récemment —, on reste loin d’un phénomène de réindustrialisation malgré les dépenses engagées.

À partir du milieu des années 2000, la France est l’un des rares pays au sein de l’UE à afficher un déficit commercial des biens, alors que l’UE dans son ensemble est nettement excédentaire. Comment faut-il le comprendre ?

Désindustrialisation et déficits commerciaux des biens sont les deux faces d’une même pièce pour la France. Et l’analyse de la dégradation du solde commercial français au cours des vingt dernières années montre que les multinationales françaises y ont largement contribué, en délocalisant des pans entiers de leur production dans des pays proches, réduisant d’autant les exportations et augmentant les importations pour servir les consommateurs français. Les profits des multinationales françaises à l’étranger constituent un revenu pour la France, qui vient compenser le déficit commercial des biens dans la balance courante (avec l’excédent des échanges de services). La question de la désindustrialisation n’est donc pas une question de soutenabilité extérieure pour la France mais bien de spécialisation de l’économie. C’est pourquoi il est nécessaire de se demander pourquoi privilégier l’industrie et de quelle industrie nous avons besoin en France.

Au niveau de l’UE, les excédents commerciaux, qui n’ont disparu que temporairement durant la crise énergétique de 2022-2023, soulignent que l’économie européenne est déjà industrialisée et produit plus de biens qu’elle n'en consomme. Toute augmentation de la part de l’industrie conduirait à une désindustrialisation dans le reste du monde, susceptible de renforcer les conflits commerciaux avec des pays en déficit comme les États-Unis, ou de pénaliser les pays à plus faibles revenus pour lesquels l’industrie est un facteur de développement. La situation européenne est en cela très différente de celle des États-Unis. Pour la France, cela signifie qu’une stratégie de réindustrialisation doit s’articuler au niveau européen et se confronter aux déséquilibres entre pays membres.

Depuis le Covid, d’importants programmes destinés à favoriser la réindustrialisation de la France ont été déployés. Quels bénéfices peut-on espérer en tirer ?

Ces politiques se sont d’abord centrées sur la baisse non ciblée des coûts de production dans le prolongement des politiques initiées depuis le gouvernement Hollande. Depuis le second quinquennat d’Emmanuel Macron, des politiques plus ciblées ont été mises en place, avec la loi sur l'industrie verte, les mesures de facilitation des grands investissements ou les subventions pour le secteur des semi-conducteurs. Cette inflexion correspond à un basculement international vers des politiques industrielles plus actives, illustré par l’Inflation Reduction Act (loi sur la réduction de l'inflation et promouvant les industries vertes) et le Chips Act (loi visant à relancer l'industrie des semi-conducteurs) aux États-Unis, qui subventionnent certains secteurs ciblés sur le territoire américain.

S’il est trop tôt pour juger de l’efficacité de telles politiques — dont les montants restent par ailleurs limités —, cette stratégie apparaît plus pertinente dans un environnement où l’enjeu est d’abord de transformer l’industrie pour répondre aux défis de la transition écologique et de l’évolution de la situation internationale. La France n’est par ailleurs pas la seule à cibler ces secteurs, et une course aux subventions pourrait ne favoriser que les entreprises qui mettraient les États en concurrence entre eux. Cette question de la coordination des politiques industrielles apparaît particulièrement nécessaire entre pays de l’UE.

Il ne faut par ailleurs pas oublier qu’une large part de la désindustrialisation est due aux gains de productivité plus rapides dans l’industrie que dans le reste de l’économie et au fait que, avec la hausse du niveau de vie des populations, la demande pour les services augmente plus rapidement que la demande pour les biens. Il ne faut donc pas attendre d’une éventuelle réindustrialisation un retour aux années 1980 ou même 2000. Les gains de productivité sont passés par là, et aujourd’hui l’industrie ne constitue plus un réservoir suffisant pour permettre d’assurer de bons emplois à la classe moyenne. Pour cela, il faut aller voir du côté des services, qui resteront dominants dans nos économies riches.

Les nouveaux défis climatiques, d’une part, et géopolitiques, d’autre part, ont conforté cette orientation. L’UE se révèle en retard par rapport aux États-Unis et à la Chine et se convertit lentement à la politique industrielle. Mais les enjeux sont moins, dans ce cas, de développer la part de l’industrie que de s’assurer une part de la valeur ajoutée dans les filières d’avenir, dans le cadre de la transition rapide que vont devoir connaître nos économies. Comment analyser cette situation ?

L’enjeu pour l’UE est de développer une réelle politique industrielle coordonnée permettant d’agir sur la composition du tissu industriel, ce qui va à l’encontre de la logique du marché unique et de l’encadrement des aides d’État sur laquelle s’est développée l’intégration européenne ces dernières décennies. De ce point de vue, l’UE a aujourd’hui clairement une moindre capacité à orienter des financements que des acteurs comme la Chine ou les États-Unis.

La situation internationale a changé, et que ce soit pour accompagner la décarbonation de nos économies ou sécuriser l’approvisionnement d’un certain nombre de produits critiques ou stratégiques, l’État a un rôle à jouer dans la transformation des tissus industriels. Les enjeux ne sont cependant pas les mêmes dans les deux cas. La transition écologique va entraîner des transitions industrielles, qu’illustre le passage du véhicule thermique au véhicule électrique avec des destructions d’emploi dans la filière des moteurs thermiques et des créations dans la production de batteries, par exemple. Soutenir la transformation de l’industrie et le développement de nouvelles activités sur le sol national tout en assurant une fourniture de biens décarbonés à des prix abordables peut permettre de mettre en cohérence les intérêts du tissu industriel national et l’agenda de lutte contre le changement climatique. Sur les questions géopolitiques, l’enjeu est d’abord d’identifier les biens stratégiques sur lesquels une intervention publique doit être envisagée. En sécuriser l’approvisionnement est couteux et doit donc être restreint à un périmètre précis. Sur ces deux défis, climatique et géopolitique, auxquels sont confrontés nos sociétés, l’industrie jouera un rôle central.

 

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Pour se rappeler comment cette question se posait déjà il y a une douzaine d'années, voir le dossier sur le redressement productif que nous avions publié en 2013.