Mêlant réflexions philosophiques et enquêtes en première personne, Joëlle Zask propose un voyage au cœur d’un sentiment complexe : l’admiration.

L’admiration est une « passion joyeuse », comme le dirait Spinoza : contrairement aux « passions tristes » qui enferment, cette dernière nous fait grandir, nous permet de nous décentrer et nous propulse gaiement en dehors de nous-mêmes, en direction du monde et des autres. C’est à l’exploration de ce sentiment que Joëlle Zask, philosophe et spécialiste de la pensée de John Dewey, consacre son dernier ouvrage.

Pour autant il ne s’agit pas d’une étude d’histoire de la philosophie : si l’auteure s’appuie ici et là sur les conceptions de certains penseurs pour enrichir son analyse, son propos progresse essentiellement à l’aide des enquêtes qu’elle a menées auprès de nombreux témoins. Interrogeant un chef de cuisine, un bricoleur, un artisan ou encore un lecteur, elle montre que l’admiration n’est ni rare, ni réservée à des occasions exceptionnelles, mais se livre plutôt comme une expérience ordinaire, du moins si nous apprenons à la déployer.

Les mécanismes de l’admiration

Les enquêtes successives menées par Zask révèlent les dynamiques internes de l’admiration. D’abord, ce sentiment procède d’un surgissement : on est saisi, surpris par quelque chose, qui suscite en nous l’admiration. Nous éprouvons alors un haut degré d’accomplissement et de joie, alors même que l’événement ou l’objet qui l’a suscité était tout à fait contingent, aurait pu ne pas être. Que cela soit ressenti devant une personne, une œuvre d’art ou un paysage naturel, l’objet de notre admiration nous ouvre subitement des portes et favorise en ce sens notre usage de la liberté. C’est une leçon que l’auteure retient du Traité des passions de Descartes, qui parlait de « subite surprise de l’âme ».

Mais l’admiration implique également un processus de concentration qui lui permet de se fortifier et de se conserver. Si l’admiration n’est pas qu’un sentiment passager, si elle s’installe dans la durée, c’est grâce à cette concentration qui fait affluer notre énergie autour de l’objet admiré.

Par ailleurs, l’admiration nous apprend à nous déprendre de soi : elle nous fait voyager, comme le formule une interlocutrice de l’auteure. Ce sentiment nous invite en effet à nous rendre disponible à ce que l’on voit, et ainsi à nous décentrer. Sous son impulsion, l’égocentrisme reflue au profit d’une expérience d’altérité radicale. Ainsi, l’admiration devient une ouverture de l’esprit au profit d’une exploration. Zask résume ce point ainsi : admirer, c’est se mettre en chemin vers l’objet non pour le consommer ou le contempler passivement, mais pour en prendre note, en multiplier les points de vue, l’examiner sous toutes ses facettes.

L’objet de l’admiration

Pour ce qui concerne l’objet qui suscite le sentiment d’admiration, il peut également être caractérisé selon certains critères. D’abord, l’auteure note qu’il ne saurait y avoir d’admiration que pour un objet qui nous déroute. Ce dernier doit en effet nous laisser croire qu’il recèle davantage que ce que nous avons l’habitude d’expérimenter dans le monde ordinaire. Grâce à lui, en somme, nous sortons de la routine et des conventions.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il existe des propriétés intrinsèques à l’objet susceptibles de faire surgir l’admiration. Au fil de ses discussions avec les personnes interrogées, Zask remarque que ce sentiment peut s’attacher à des objets extrêmement divers. S’ils s’imposent à nous, ce n’est pas tant pour ce qu’ils sont que pour les questions qu’ils nous poussent à nous poser à leur sujet. C’est donc dans la relation complexe entre le sujet et l’objet de l’admiration que se tisse ce sentiment.

Ce point conduit l’auteure à contester les thèses sociologiques construites autour de l’admiration, et notamment la position de Pierre Bourdieu, qui suggère que nous admirons toujours ce que nous sommes déterminés à admirer. On pourrait toutefois objecter que cette réduction des phénomènes sociologiques à un simple mécanisme en donne une vision trop schématique. Zask a néanmoins raison de souligner que l’admiration ne saurait se confondre avec une forme d’adulation héritée d’un milieu social.

La méthode adoptée par l’auteure tout au long de l’ouvrage favorise l’exploration de ce sentiment dans toute sa complexité. Plutôt que de présupposer d’emblée une définition fixe, c’est la description du phénomène et le témoignage personnel des enquêtés qui fait avancer la réflexion et qui précise les significations. Ainsi, ce sentiment qui se situe à égale distance de l’indifférence et de l’adhésion fanatique se trouve restitué dans sa dynamique propre, celle d’un exercice permanent qui nous permet d’échapper au conformisme et qui façonne notre relation au monde et aux autres.