Les Editions de l'Olivier rééditent « Le Masque de Dimitrios », un roman policier intellectuel aux décors parisiens soignés.

Nul doute que Modiano a dû lire, dans les années de sa jeunesse, le roman policier intellectuel d’Eric Ambler Le Masque de Dimitrios, aujourd’hui réédité par les Éditions de L’Olivier. Maître du polar, il était vénéré par ses pairs, et ce roman fut adapté à l’écran en 1944, à Hollywood, par Jean Nugulesco, avec Peter Lorre et Sydney Greenstreet.

Nouveaux mystères de Paris

Eric Ambler aimait les villes européennes. Plus encore que ses héros, il se plait à décrire les sites de leurs méfaits. Ainsi, nous les suivons à Constantinople, Genève, Belgrade, Athènes. Mais son amour pour Paris, sa connaissance intime de ses rues, impasses, cafés, boîtes de nuit, hôtels à cafards est fascinante. Et comme il n’est pas pédant, il fait des clins d’œil à ceux qui savent les saisir. Ainsi, Latmer, l’écrivain-enquêteur distingué, ne peut prendre une chambre qu’à l’Hôtel du quai Voltaire, où Baudelaire passa des jours terribles, attendant que sa mère mandate leur notaire pour lui verser quelque argent.

Latmer le romancier, en quête d’un scénario, se prend au jeu et devient détective. Il rencontre des gens qui chacun détiennent une ou plusieurs pièces du puzzle, mais le tableau est vaste et s’étend des Balkans jusqu’à Paris. Ville avec laquelle il entretient une intimité dont les évocations rappellent les admirables décors de Alexandre Trauner.

Ambler connaissait les rues de Paris aussi bien que Modiano, son cadet, entrant dans ses pas dans Rue des boutiques obscures et Les boulevards de ceinture, une quarantaine d’années plus tard. A ceci près que Modiano eut l’idée de fractionner et désintégrer les intrigues, à mesure qu’il les construisait.

Ambler évoque merveilleusement le Paris des années 1930. C’est le Paris d’avant Malraux. Tout est noir ou gris, vaguement crasseux. Sauf les beaux quartiers, dans lesquels Latmer, le narrateur, ne fait que passer : avenue Hoche, le bois de Boulogne, route de la Reine.

Les personnages surgissent dans des ruelles, des impasses, des escaliers obscurs, les couloirs du métro, des bars louches. L’auteur se plait à nommer les rues de Paris : rue de Rennes, boulevard Saint-Germain, quai Voltaire, rue Blanche, rue Ledru Rollin, rue Lecourbe… Et une adresse qui n’existe plus, si elle a jamais existé : impasse des Huit Anges.

Un enquêteur-écrivain

Le narrateur excepté, ces gars-là sont peu recommandables : maquereaux, trafiquants de drogue, tueurs à gages, maîtres-chanteurs qui jouent du surin et du Luger. Quand ils réussissent des coups juteux, ils migrent à Biarritz ‒ on pense à Nabokov, et Némirovsky ‒ à Cannes, à Nice, sur les hauteurs de l’Estérel.

Mais parfois le sort leur est contraire.

C’est en ces circonstances que la police turque repêche le cadavre d’un homme, censé s’appeler Dimitrios, dans les eaux du Bosphore. Même les colonels turcs peuvent se tromper. A la morgue, le cadavre détenteur d’une carte d’identité française cousue dans son veston, n’est finalement pas celui qu’on croit.

Le narrateur pense avoir vu le cadavre de Dimitrios, alors qu’il s’agissait de celui de Visser, un autre voyou, précisément assassiné par Dimitrios.

Latmer raconte à ses interlocuteurs qu’il n’est qu’un écrivain en quête d’un bon polar. C’est la raison pour laquelle il suit les traces de Dimitrios. Ce qui est excitant est qu’il devient bientôt, nolens volens, acteur de cette intrigue tordue qui nous persuade que, des bas-fonds au sommet de l’État, tout est pourri en ce monde.

Acceptant d’accompagner Peters à Paris, sans toutefois profiter de son coup-fourré de maître-chanteur, vaguement érudit et pseudo-philosophe, Latmer va assister et participer à la résolution de l’énigme. Peters fait chanter celui qui autrefois l’a terrorisé. Il espère lui extorquer une somme extravagante, puis l’occire. Voilà Latmer, hésitant mais curieux, courant aux basques du bavard bedonnant qui rêve au pognon, tout en s’en défendant.

Au cours de son enquête, Latmer découvre que le mort qu’il avait cru saisir n’était qu’un comparse, et que le vif est insaisissable. De fait, le cruel criminel qui a commencé ses exploits par la drogue et la traite des femmes, s’est hissé dans les coulisses des relations internationales. Il a gagné beaucoup d’argent, eu pour maîtresse une comtesse, habité les beaux quartiers, voyagé à Biarritz. Insaisissable, mais finalement occis par l’ancien complice, lettré et philosophe sur les bords. Ultime péripétie, très morale ! Les deux se tirent dessus et crèvent au troisième étage d’un sordide appartement, tandis que le distingué Latmar, s’emploie à prévenir la police, sans devoir rencontrer ses inspecteurs. L’enquêteur, c’est lui ! L’écrivain, c’est lui !