À l'heure où les lignes de fracture se creusent et où les relations internationales sont l'objet d'une recomposition, réfléchir à la préparation de la guerre devient urgent.

Comment une armée peut-elle maintenir son efficacité face à de nouveaux ennemis et de nouvelles tactiques ? L’armée française en 1940, l’armée américaine au Vietnam ou encore l’Armée rouge en Afghanistan ont pu donner l’impression qu’elles avaient une guerre de retard. Comment les armées mettent-elles en œuvre le changement et comment le concilient-elles avec une stabilité nécessaire à la cohésion ? Le professeur de relations internationales Olivier Schmitt s’attelle à répondre à cette question dans un ouvrage particulièrement dense, qui se nourrit à la fois d’une décennie de travail et de l’observation des changements à l’œuvre depuis quelques années, notamment en Europe avec la nouvelle invasion de l’Ukraine en 2022.

Dans le cadre des programmes du secondaire, le changement militaire est un problème pertinent pour comprendre la réaction des États face aux guerres asymétriques mais aussi un prisme adapté à la compréhension de certains conflits comme la guerre de Sept Ans ou les guerres napoléoniennes.

 

Nonfiction.fr : Vous travaillez depuis au moins une décennie sur le concept de changement militaire. L’intérêt de cette question s'est révélé tout particulièrement avec la nouvelle invasion de l’Ukraine en 2022, qui a entraîné une militarisation des relations internationales. Comment définissez-vous le changement militaire ?

Olivier Schmitt : Je le définis comme « les modalités et processus d’évolution des forces armées affectant leur efficacité opérationnelle ». Cette définition est volontairement neutre : le changement peut affecter l’efficacité opérationnelle, qui est la fonction principale des armées, en bien comme en mal. Il y a de nombreux cas de changements de doctrines ou de systèmes d’armes qui ont en réalité un effet négatif sur l’efficacité opérationnelle. Cette neutralité de la définition était importante car les discours publics, et en particulier en ce moment tous les discours à la mode sur « l’innovation », partent du principe que le changement est nécessairement positif.

En introduction de votre ouvrage, vous insistez sur deux dynamiques à l’œuvre : la rehiérarchisation du système international marqué par une polarisation des blocs et l’« ensauvagement » des relations internationales   . À partir de quel moment cette double dynamique s’opère-t-elle ?

L’hégémonie américaine post-guerre froide était historiquement exceptionnelle car toutes les grandes puissances du système international se retrouvaient de facto dans le même camp. Avec la montée en puissance de la Chine, le retour de la Russie et l’émergence d’autres acteurs militaires majeurs (Turquie, Iran, Israël, Japon, Corée du Sud, Indonésie, etc.), le système international est en cours de rehiérarchisation, tandis que les mécanismes multilatéraux servant à réguler les tensions entre acteurs sont en voie d’épuisement.

La rehiérarchisation du système international s’accompagne d’une nouvelle polarisation entre blocs concurrents, dont les formes précises ne sont pas encore définies, mais dont les contours généraux commencent déjà à opposer un camp « occidental », dominé par les États-Unis et bénéficiant du statu quo, à un camp « révisionniste » dominé par la Chine, avec la Russie, la Corée du Nord et l’Iran comme partenaires de second rang. Un troisième groupe comprendrait les pays favorables à un système international régulé, comme depuis la fin de la guerre froide, mais hostiles aux normes et valeurs libérales caractéristiques du camp « occidental » ; il comprendrait des pays comme l’Inde, l’Indonésie, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud, le Nigeria ou le Brésil.

La chronologie est différente en fonction des acteurs et des domaines, mais on peut noter quelques grandes étapes. En 2007, la Russie entame sa mue idéologique et officialise les discours de confrontation anti-Occidentaux qui étaient jusque-là contenus par le pouvoir politique. La crise financière de 2008 convainc la Chine que la domination américaine est sur le déclin, tandis que la réponse très limitée des Occidentaux à l’invasion russe de la Géorgie convainc Moscou que les démocraties libérales préfèreront toujours le compromis et le confort à la confrontation et la sécurité — sentiment renforcé par la relative facilité avec laquelle la Russie s’achète les faveurs de responsables politiques européens.

La période 2012-2015 marque un tournant car s’y mêlent la guerre civile syrienne et la première invasion russe de l’Ukraine. La Russie et la Chine découvrent que les campagnes de propagande massive en faveur de Bachar Al-Assad peuvent avoir des effets politiques réels au sein des sociétés occidentales et que leurs gouvernements peuvent être suffisamment intimidés, au point de ne pas faire respecter leurs propres lignes rouges, tandis que l’OTAN se retire en 2014 d’Afghanistan sur un constat d’échec. Les grandes tendances de changement du système international se cristallisent à ce moment : basculement du dynamisme économique de l’Occident vers l’Asie, questionnements sur la réalité de la puissance militaire occidentale et impression de faiblesse des sociétés de ces pays.

La nouvelle agression de l’Ukraine en 2022 marque ainsi l’aboutissement de ces tendances, voyant un emploi tout à fait décomplexé de la force, une paralysie du Conseil de sécurité de l'ONU et une polarisation du système international puisque la Chine, l’Iran et la Corée du Nord soutiennent matériellement Moscou dans sa guerre d’invasion.

Pour penser, préparer et mettre en œuvre le changement militaire, les États doivent accomplir un effort économique soutenu   . Cet effort peut être immédiat face à une menace, comme dans le cas de l’Allemagne qui a consacré 100 milliards d’euros à la modernisation de la Bundeswehr   , ou se penser sur le long terme, à l’image de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 en France. À l'heure actuelle, quels sont les États européens qui consacrent la part la plus importante de leur budget à ce changement militaire ? Après l’Ukraine, nous pensons forcément à la Pologne et aux États baltes.

En 2014, l’OTAN a adopté une déclaration commune selon laquelle ses États-membres devraient dépenser au moins 2% de leur PIB dans la défense. En 2024, 12 États sur 32 atteignaient cet objectif. Les cinq États européens dépensant le plus pour leur défense en proportion de leur PIB sont la Pologne (3,9%), la Grèce (3%), l’Estonie (2,7%) et la Lituanie et la Finlande (2,5%). La France dépense 1,9% de son PIB dans la défense, avec l’objectif de passer au-dessus des 2% dans les deux ans. On observe une hausse des dépenses de défense, mais celle-ci reste en réalité encore limitée en Europe. Le contraste reste important avec la guerre froide, au cours de laquelle les États européens ont dépensé en moyenne entre 3 et 4% de leur PIB dans la défense durant toute la durée du conflit.

En valeur absolue, les membres européens de l’OTAN dépensaient autant pour leur défense en 2014 qu’en 1996, et ce alors que leur PIB n’avait cessé d’augmenter. On observe effectivement une hausse depuis 2014, mais la stagnation des budgets de défense suivie d’une légère hausse signifie que, depuis 2000, les dépenses de défense en Europe ont augmenté en valeur réelle de 20%, alors qu’elles ont augmenté sur la même période de 227% en Russie et de 556% en Chine. Les Européens dépensent peu pour leur défense, alors que la situation internationale n’a jamais été aussi dangereuse depuis 1991.

L’outil militaire coûte de plus en plus cher, le prix d’un avion de combat américain est ainsi passé de 10 000 dollars à plus de 100 millions entre 1920 et 2020   . Néanmoins, si la technologie est un multiplicateur d’efficacité, elle ne fait pas tout, comme vous le rappelez. Pourquoi la supériorité technologique occidentale n’a-t-elle pas permis la victoire en Irak et en Afghanistan, puis au Sahel ?

La technologie n’est que l’un des moyens d’obtenir une efficacité tactique. Mais les tactiques et les opérations ne peuvent mener à la victoire si elles ne s’inscrivent pas dans une stratégie appropriée. Les cas des interventions en Irak, en Afghanistan et au Sahel diffèrent sur les détails, mais on peut trouver certaines constantes. En premier lieu, une asymétrie des enjeux : pour les troupes occidentales, la défaite signifie le retour au pays, tandis que pour les groupes terroristes ou rebelles, elle signifie leur disparition pure et simple. Ils ont donc une incitation bien plus importante à continuer le combat. Deuxièmement, la taille des contingents déployés était simplement trop petite pour contrôler le terrain de manière efficace : les armées occidentales sont désormais trop réduites pour pouvoir espérer contrôler des territoires immenses. Troisièmement, la connaissance du terrain était souvent biaisée par des filtres culturels et un rapport mythologisé au passé. Les armées occidentales ont ainsi « redécouvert » les pratiques dites de « contre-insurrection », qui sont en réalité des pratiques issues des guerres coloniales et/ou de décolonisation, certainement inadaptées aux conditions politiques locales. Les Britanniques en Afghanistan ou les Français au Sahel ont ainsi eu l’impression d’intervenir en « terrain connu » du fait des traditions et des mythes transmis dans les armées, ce qui a certainement faussé la perception des enjeux locaux. Enfin, il y a l’effet « greffe forcée », qui conduit systématiquement la puissance intervenante à être perçue au fil du temps comme une puissance occupante, quel que soit le degré d’enthousiasme initial de la population.

Au total, ces interventions ont subi une forme de paradoxe temporel. Depuis les années 1970, la théorie militaire occidentale insiste sur le rôle de la vitesse dans les opérations. La capacité à collecter, traiter, distribuer et agir sur l’information constituerait la clef de la victoire car elle permettrait de manœuvrer plus vite et mieux que l’adversaire. Cette théorie de la victoire, centrée sur une approche particulière des opérations militaires, était fondamentalement en contradiction avec la manière dont la puissance militaire a été utilisée par les pays occidentaux depuis la fin de la Guerre froide. Dans le contexte d’unipolarité créé par la domination militaire des États-Unis et de leurs alliés et de souhait de diffusion normative d’un ordre international libéral (fondé sur la promotion de la démocratie, des droits humains et de l’économie de marché), les enjeux de sécurité ont graduellement été perçus non plus sous l’angle de la réduction des menaces (supposant une dialectique des volontés opposées dans le cadre d’une compétition stratégique), mais dans une logique assurantielle de gestion des risques. Les menaces, supposant des adversaires dotés d’une volonté, ont été remplacées par des « risques » généraux, tels que les « États faillis », les « conflits ethniques » ou le « terrorisme ». Ce changement de focale implique un changement de temporalité : si une menace peut éventuellement disparaître (par destruction de l’ennemi ou par négociation rendant caduque la rivalité), le risque est par définition permanent et suppose des actions constantes de prévention. En d’autres termes, des forces armées dont la théorie de la victoire était basée sur la vitesse des opérations ont été employées comme des forces de police internationale devant gérer des risques permanents, créant ainsi un conflit de temporalités, illustration de la crise de la stratégie de l’après-guerre froide.

Vous identifiez quatre stades dans le changement militaire, que vous classez par degré d’intensité croissant : l’ajustement, l’adaptation, l’innovation, puis la rupture   . Pourriez-vous expliciter ces quatre étapes à travers des exemples ?

L’ajustement est le plus faible degré d’intensité du changement militaire, les acteurs agissant directement sur leurs propres pratiques au niveau de l’unité élémentaire. Un sous-officier va par exemple optimiser un cycle d’entraînement ou expérimenter une nouvelle manière de se camoufler, un nouveau bureau chargé d’une mission spécifique va être créé dans un État-major, etc. Les armées, comme toutes les organisations, sont dans un processus perpétuel d’ajustement : si ce degré de changement est le plus faible, il est aussi le plus courant.

Le deuxième stade de changement est l’adaptation. L’adaptation suppose une validation hiérarchique et l’implication d’organismes ou la mobilisation de ressources externes à l’unité concernée, sans toutefois que les pratiques soient fondamentalement transformées. Quand les troupes américaines déploient des engins blindés (dits « MRAP ») en Irak pour faire face à la menace des explosifs improvisés, il s’agit d’un cas d’adaptation : la mission reste la même, mais des ressources externes sont mobilisées pour améliorer les pratiques. De même, les modifications de règles d’engagement, des parcours de formation ou de doctrine constituent des exemples réguliers d’adaptation.

Le troisième stade est l’innovation. Ce changement suppose une conceptualisation en amont ainsi qu’un processus de déploiement (passant par exemple par des étapes d’invention, d’incubation et de mise en œuvre). La validation hiérarchique (et souvent, un soutien institutionnel fort) est indispensable, ainsi que des ressources externes et la coordination de plusieurs acteurs. L’innovation change substantiellement les pratiques et routines de l’organisation : elle nécessite une importante réorganisation (modification des structures, des trajectoires de carrière, des arbitrages en termes d’allocations budgétaires) et crée des « gagnants » et des « perdants » en termes d’attribution des pouvoirs et du prestige symbolique au sein de l’organisation. Des exemples d’innovation sont le développement d’une doctrine complètement nouvelle qui modifie substantiellement l’emploi des forces (comme le combat interarmes mécanisé mis en œuvre par l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale) ou l’introduction de nouvelles capacités qui supposent de substantielles modifications organisationnelles (comme la mise en œuvre de porte-avions à partir des années 1930 ou la tendance à la création de « commandements cybers » ou d’armées « de l’espace » dans les années 2010).

Enfin, la rupture change radicalement le sens et la mission de l’organisation. Elle provient le plus souvent de contraintes extérieures majeures, comme l’introduction d’une technologie disruptive ou une défaite militaire. Les pratiques et routines de l’organisation sont complètement transformées afin de s’adapter à une nouvelle mission principale. Par exemple, la dissolution de l’URSS change radicalement les forces armées russes, forcées de se réinventer ; la décolonisation britannique change radicalement les forces armées indiennes, qui deviennent celles d’un État-nation indépendant.

Le lecteur peut avoir le sentiment que le changement militaire s’opère sur un temps long. Vous comparez pourtant l’armée française en 1940 et l’armée israélienne en octobre 1973. Cette dernière, après la surprise initiale, s’adapte rapidement et inverse la situation sur le terrain. Vous insistez ici sur le degré de flexibilité de l’organisation militaire. À quoi tient-il ?

Le degré de flexibilité de l’organisation militaire est une variable importante permettant de comprendre la capacité de résilience des forces. Les organisations militaires doivent ainsi en amont du conflit faciliter les facteurs de flexibilité à tous les niveaux. Au niveau doctrinal et conceptuel, une armée doit créer un environnement favorable à l’expression d’opinions dissidentes et contestataires de la doctrine officielle. La doctrine doit également être équilibrée pour prendre en compte toutes les formes de guerre. Au niveau technologique et organisationnel, la flexibilité se traduit par un équilibre entre les différentes capacités (attaque/défense, puissance de feu et manoeuvre, etc.), une redondance des équipements pour assurer un remplacement rapide en cas de défaillance de l’un d’eux et la capacité à utiliser des équipements dans différentes situations. Au niveau du commandement, les officiers subalternes doivent être encouragés à faire preuve d’initiative, tandis que les officiers supérieurs doivent renforcer leur créativité. Il s’agit probablement du trait le plus difficile à acquérir pour une organisation militaire. Enfin, au niveau de la circulation de l’information, il s’agit de créer des mécanismes permettant une circulation rapide des retours d’expérience ainsi qu’un apprentissage rapide des nouvelles situations.

Ensemble, ces quatre strates constituent le degré de flexibilité d’une armée et ont donc une influence sur sa capacité à se remettre d’une surprise doctrinale ou technologique. De fait, une doctrine rigide, une technologie inflexible et des leaders dogmatiques sont une garantie de désastre étant donné l’incertitude, le chaos et les surprises qui caractérisent toutes les guerres.

Sur cette base, quels éléments permettent à une armée de s’adapter rapidement ?

En premier lieu, il faut mentionner qu’une organisation flexible ne peut être qu’une organisation connectée et traversée par une multiplicité de réseaux formels et informels. C’est par ces réseaux que les adaptations ou innovations issues du processus de contournement se diffusent dans l’organisation et s’institutionnalisent. Les réseaux informels, interpersonnels, sont une première source de diffusion mobilisant des échanges écrits ou des discussions de vive voix entre individus ayant établi avant le conflit des liens de confiance. La recherche de solution à des problèmes tactiques passe souvent par la demande de conseils auprès de pairs reconnus : l’existence de ces réseaux avant-guerre est ainsi un facteur de résilience. Dans l’armée britannique de la Première Guerre mondiale, ces réseaux d’officiers avaient par exemple été constitués sur les bancs de Sandhurst ou du Staff College, en étant affectés dans les mêmes unités lors de leur carrière, ou par des pratiques partagées selon les classes sociales (notamment des mariages, créant entre certains officiers des liens de parenté) ou appartenance à des clubs ou des chasses spécifiques.

Un deuxième type de réseau, plus institutionnel, est le réseau de diffusion horizontale des adaptations et innovations au sein des forces armées. Durant la Première Guerre mondiale, la structure décisionnelle décentralisée de l'armée allemande, associée à une culture d'apprentissage bien établie, produisit un système de réseaux horizontaux grâce auquel un programme ad hoc de leçons apprises fut développé dans les années 1916-18.

Le troisième type de réseau est vertical : il va du commandement stratégique vers les échelons tactiques. Par exemple, la dynamique des innovations techniques et tactiques au sein de l’armée française durant la Première Guerre mondiale entraîna une réorganisation du Grand Quartier général (notamment en 1916, avec Pétain) qui se préoccupa désormais de l’instruction continue des troupes et de l’expérience des chefs des groupes d’armées : le GQG comprit que l’assimilation du combat moderne passait par la systématisation de l’instruction.

En pratique, ces trois types de réseaux se combinent et interagissent, puis l’enjeu est de capitaliser sur les avantages de chacun d’entre eux.

Au-delà des réseaux, vous soulignez également le rôle important des acteurs dans la flexibilité de l’organisation militaire. Pouvez-vous le préciser ?

On distingue en effet trois types d’acteurs de la diffusion : les experts, qui identifient une solution technique à un problème particulier ; les entrepreneurs, qui n’innovent pas forcément eux-mêmes mais sont capables de mener un projet à terme face à une bureaucratie réticente ; et les commandants, souvent des officiers généraux chargés de conduire les opérations et en même temps de gérer les adaptations. Ces derniers peuvent être vus comme les protecteurs bienveillants des deux premières catégories.

On observe ici pour les innovateurs l’importance de posséder des compétences spécifiques, souvent acquises hors des armées (notamment dans les armées de conscription qui doivent « militariser » des civils), afin de résoudre des problèmes concrets. De plus, la question du leadership est essentielle car il s’agit d’identifier, promouvoir et diffuser les changements proposés par les innovateurs. On aborde ici un enjeu structurel de sélection des officiers.

D’abord, les compétences nécessaires à un officier supérieur ou général en temps de paix ont peu à voir avec les compétences utiles en temps de guerre. En temps de paix, les généraux développent des budgets, gèrent des ressources limitées, s’assurent de la solde des soldats, développent de nouveaux systèmes d’armes ou de nouvelles tactiques, gèrent les stocks et les flux de matériels et de personnels, maintiennent l’ordre et la discipline dans les rangs. Les forces armées peuvent conduire des opérations militaires de diverses natures (comme la France depuis 1962), mais ces opérations ne sont qu’une partie minoritaire de l’ensemble des activités de l’organisation, dont la majorité du fonctionnement est en réalité routinier. Les compétences nécessaires au fonctionnement de l’organisation en temps de paix sont ainsi très différentes de celles nécessaires en temps de guerre, où la survie même de l’organisation (voire du pays qu’elle sert) est en jeu : c’est pour cela que les purges d’officiers généraux ont souvent lieu en début de conflit, le contraste étant trop fort entre les compétences servant à la promotion en temps de paix et les compétences nécessaires à la conduite des opérations militaires. Les forces armées doivent ainsi être capables (à la fois en termes d’organisation et de légitimité) d’absorber un remplacement important de leur commandement. De ce point de vue, le très faible taux de remplacement des officiers généraux occidentaux dans les interventions militaires post-guerre froide en Irak, en Afghanistan ou au Sahel — en dépit de l’échec désormais patent de ces interventions — est certainement un signe supplémentaire qu’il s’agissait principalement d’opérations de police internationale faites pour gérer un risque bien plus que de guerres impliquant une menace existentielle.

Par ailleurs, les officiers supérieurs et généraux ont d’abord été des chefs tactiques avant d’être promus et ont généralement été sélectionnés en fonction de leur performance tactique initiale. Mais les compétences dont ils ont besoin pour réussir au niveau opératif peuvent être très différentes de celles qu’ils maîtrisent déjà au niveau tactique. Faciliter le changement au sein de grandes organisations complexes alors que des combats ont lieu est très différent de donner des ordres à une section ou une compagnie, ou de superviser leur exécution. On voit ici l’enjeu mais aussi la difficulté fondamentale à cultiver un corps d’officier divers, capable d’encourager les adaptations et innovations en temps de guerre.