Une analyse comparative et thématique des films de Christopher Nolan, qui met au jour la cohérence qui se cache derrière la complexité de son cinéma.

Une pluie de récompenses s’est abattue cette année sur Christopher Nolan et son dernier film Oppenheimer. C'est donc avec une œuvre à part dans sa filmographie que le réalisateur a remporté pour la première fois la mise aux Oscars : un biopic – genre qu’il n’avait jamais abordé jusqu’à présent – et un film relativement simple au regard de ses habituelles intrigues conceptuelles et réflexives. Il s’agit pourtant, paradoxalement, du film le plus « nolanien » qui soit, en ce qu’il décrit le plus explicitement la problématique constitutive de son œuvre : l’inhabitabilité du monde.

Par la description du parcours intellectuel, scientifique et éthique du « père de la bombe atomique », Oppenheimer opère en fait à rebours du reste de la filmographie de Christopher Nolan. Alors que ses longs métrages précédents décrivaient des mondes conceptuels qui, en creux, réfléchissaient à la façon d’habiter la réalité, Oppenheimer part de faits réels pour décrire les conséquences, vertigineuses et insondables, de la destruction possible de l’humanité – et donc de sa réalité.

Dans son ouvrage Christopher Nolan, la possibilité d’un monde, le critique Timothée Gérardin fait ainsi de la question de l’expérience du monde la clé de lecture de cette filmographie. Parce que les films de Nolan sont connus pour être déconcertants, contre-intuitifs, mettant à mal les habitudes interprétatives de ses spectateurs, ils sont souvent qualifiés de complexes, pour ne pas dire compliqués. La méthode de Timothée Gérardin consiste à dépasser la dialectique blockbuster / film d’auteur, commune à la plupart des analyses grand public consacrées au réalisateur, pour mettre en avant la toile de problématiques et de préoccupations qui se tisse de film en film et qui prend tout son sens dans la globalité de l’œuvre. Edité une première fois en 2018, ce petit ouvrage est ressorti en 2021 dans une version augmentée, en ajoutant au corpus Tenet, alors dernier long métrage en date de Nolan.

La première qualité de l’ouvrage de Timothée Gérardin est que sa concision, qui ne retire rien à sa précision, permet d’appréhender facilement l’œuvre de Christopher Nolan. Cette étude – qui prend moins de temps à lire qu’il n’en faut pour regarder n’importe quel film du corpus – commence par sa conclusion :

« En poussant à leur extrémité les jeux de perception et en élaborant des scénarios complexes mettant en regard différents types de représentation, ses films répondent à une seule question : que reste-t-il du monde dans l’expérience proposée au spectateur ? »

Derrière cette assertion, l’auteur assume dès les prémices de son livre de rendre lisible la complexité de l’œuvre de Christopher Nolan par une analyse phénoménologique qui, peut-être par peur d’effrayer les lecteurs, ne dit pas son nom. La cohérence des onze films étudiés se situe alors dans l'interprétation qu’ils offrent du monde et dans la définition cinématographique de la notion de perception.

Dès le premier chapitre, « Le Labyrinthe des subjectivités », Gérardin apporte quelques éléments de réponse vulgarisés à la question de l’appréhension de ce qui nous entoure. Avec une méthode par l’exemple, il développe une typologie du point de vue. Les films de Nolan utilisent tous les artifices cinématographiques pour rendre empirique ce rapport sujet/monde dans un mouvement de déconstruction et d’entropie : toujours justifié diégétiquement (le personnage de Memento est amnésique, Inception suit une troupe de constructeurs de rêves emboités, Le Prestige retrace la concurrence entre deux illusionnistes), le point de vue est dispersé façon puzzle et le film devient un geste de reconstruction.

Tous les films de Nolan, la trilogie Batman comprise, incarnent cette altération des subjectivités qui rend le monde inhabitable. Cette incarnation passe par plusieurs vecteurs. Le premier d’entre eux est le scénario et cette propension à produire des films « à concepts ». Timothée Gérardin, usant de brefs rappels biographiques à bon escient, souligne l’importance de la collaboration scénaristique de Christopher Nolan avec son frère Jonathan, ce dernier insufflant le motif du double, permettant de développer un monde réversible et posant la question de la subjectivité et de la perception.

Quant au montage, il a pour Gérardin trois fonctions dans les films étudiés : il est tout d’abord immersif, c’est-à-dire qu’il s’accorde aux souvenirs et aux images mentales du protagoniste, rendant compte de ses associations d’idées et donc de la logique propre avec laquelle il appréhende le monde. Par exemple, dans Memento, ce montage immersif, en racontant l’intrigue à l’envers par blocs de quinze minutes, épouse l’amnésie antérograde dont souffre le héros. Le montage a également une fonction pédagogique, qui permet de donner corps aux concepts contre-intuitifs et relatifs explorés dans les films de Nolan. Tenet en est l’exemple le plus parlant : après plusieurs scènes où le personnage de la scientifique explique le phénomène au héros, le spectateur éprouve empiriquement les conséquences d’un monde dans lequel la réversion de l’espace-temps est rendue possible. Inception regorge de ces plans didactiques : on se souvient du Paris plié sur lui-même dans une séquence où Cobb enseigne à Ariane les potentialités architecturales des rêves emboités. La dernière fonction du montage est chronologique : par exemple, l’exploration par le montage alterné de trois temporalités différentes sur la bataille dans Dunkerque.

L’idée d’un « puzzle » de la subjectivité est le pendant d’un autre thème récurrent chez Christopher Nolan : l’illusion de la réalité et sa manipulation. Comment savoir que l’on se situe dans la réalité ? Dans une très belle analyse, Timothée Gérardin s’attache à comprendre le rôle des objets dans les films du corpus. Porteurs de signification et entités physiques, ils sont des indices du monde environnant. C’est à regretter que le livre ne pousse pas plus loin cette discussion éminemment importante tant elle est révélatrice de l’attachement de Nolan aux questions d’ontologie et d’indicialité du cinéma.

C’est ici le principal reproche que nous pouvons adresser à l’ouvrage : il est dommage de ne pas mieux expliciter en quoi cette exploration de la perception du monde est sans cesse chez Nolan une discussion sur le médium, une définition du cinéma, de la société du spectacle. Au lieu de cela, l’analyse de l’illusion reste à la surface des exemples tirés des films. L’analyse de la mise en scène de concepts issus des sciences, comme la théorie de la relativité dans Inception, Interstellar ou Tenet, permet certes de mettre au jour la complexité du monde décrit, ainsi que la toute-puissance de Christopher Nolan jouant avec le doute interprétatif des spectateurs, mais elle ne va pas au bout : derrière le prétexte de la définition du monde, quelle définition du cinéma est à l’œuvre ? Quelle fonction, quelle éthique de la représentation, sont ici associées au septième art ?

Timothée Gérardin rappelle que la force de la filmographie de Christopher Nolan réside dans le rapprochement de ces expériences perceptives avec des intrigues aussi personnelles qu’universelles. La psychologie tient un rôle fondamental dans son cinéma. Contrairement à la plupart des films d’action, les protagonistes ne sont ici mus que par des motifs personnels tels que le deuil, l’amour ou la quête identitaire. Batman Begins en est l’exemple : Nolan prend le contre-pied de la légende du héros pour en explorer le traumatisme originel. Ainsi, dans un mouvement romantique, c’est l’amour qui fait le lien entre les subjectivités et qui ouvre « la possibilité d’un monde » habitable. 

En peu de pages, Timothée Gérardin réussit le tour de force de décrire et rendre intelligible la cohérence d’une œuvre complexe. Si les lecteurs exigeants resteront peut-être sur leur faim en termes de référence, Christopher Nolan, la possibilité d’un monde est un ouvrage d’introduction utile et bienvenu pour qui veut apprivoiser la filmographie du réalisateur.