La sociologue Elisabeth Sieca-Kozlowski a rassemblé les interventions du président Vladimir Poutine et de ses proches prononcés entre 2001 et 2023, qui annonçaient ses desseins impérialistes.

* Read in English.

Dans cet ouvrage très complet divisé en trois parties, Elisabeth Sieca-Kozlowski plonge au cœur de la pensée du président russe et fait apparaître un dirigeant obsédé par la reconnaissance et la reconstitution de l’empire russe comme acteur régional. Mais surtout, les discours et tribunes qu'elle analyse laissent entrevoir les visées du régime russe à l’égard de l’Ukraine.

Placer la Russie au centre de l’ordre international

Elisabeth Sieca-Kozlowski procède par une présentation chronologique et revient systématiquement sur leurs incidences et les interprétations à retenir avant chaque retranscription. Dans le cadre de son discours prononcé devant le Bundestag le 25 septembre 2001, le président russe a certes salué l’intégration de l’Allemagne au sein de l’Europe, mais il a aussi souligné que le développement économique et politique de ce pays ne pouvait se réaliser sans un partenariat avec la Russie. Il a rappelé à ce titre le rôle crucial joué par l’Union soviétique dans la destruction du mur de Berlin. Un tel partenariat ne pouvait se faire, selon lui, qu’en abandonnant les stratégies liées à la guerre froide et devait se traduire par une coopération paneuropéenne où la Russie et ses partenaires européens seraient traités sur un pied d’égalité.

Cependant, en 2007, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, Vladimir Poutine est revenu sur son choix pro-européen et a fustigé la stratégie unipolaire des États-Unis ayant mené à des conflits armés en dehors de leurs frontières. Cette hégémonie américaine aurait selon lui conduit à de nouvelles menaces et à une course toujours plus importante vers l’armement, notamment d’armes de destruction massive. Il faisait observer qu’un monde multipolaire était en train d'émerger, dans lequel la Chine et l’Inde auraient toute leur place, compte tenu de l’importance de leurs PIB cumulés, dépassant celui des États-Unis. Cet argument servira au président russe tout au long des années suivantes pour critiquer les anciens pays colonisateurs et appeler à un nouvel ordre mondial auquel appartiendraient les anciennes colonies, avec la Russie à sa tête.

En 2010, dans une tribune du journal allemand Süddeutsche Zeitung, Vladimir Poutine devenu Premier ministre plaidait pour une grande Europe avec une « communauté économique harmonieuse de Lisbonne à Vladivostok ». Il mettait en avant un partenariat Russie-Union européenne avec une suppression des visas, ce qui garantirait un développement économique aux deux parties. La construction des gazoducs de Northstream et Southstream ainsi que l’investissement de la Russie dans des projets de recherche européens étaient autant d'illustrations de la réussite d’une telle collaboration.

Enfin, en 2011, dans la revue russe Evraziiskaïa Integratsiia Ekonomika, Pravo, Politika, le futur président Poutine présentait un projet d’union eurasiatique sur le modèle de l’Union européenne afin de renforcer son positionnement régional par des actions coordonnées dans tous les domaines. Il percevait ce projet comme « l’un des pôles du monde moderne » établissant un lien entre l’Europe et la région Asie-Pacifique.

Cette première partie de l'ouvrage met très bien en exergue la volonté du président russe de jouer un rôle majeur à la table des négociations avec les occidentaux en raison de son histoire et de son positionnement régional (entre l’Asie et l’Europe).

Une réécriture de l’histoire pour retrouver la « Grande Russie »

À partir de 2012, le contrôle de la mémoire historique russe devient un enjeu essentiel pour construire un récit autour de la « Grande Russie » et un outil de propagande pour justifier les actions du régime à l’égard de l’Ukraine. À ce titre, l’annexion de la Crimée en 2014 est présentée non pas comme une violation territoriale mais comme la reconquête d’un territoire « volé » au motif que « la Crimée a toujours été une partie inséparable de la Russie ». Selon les termes de Vladimir Poutine, c’est une « terre historiquement russe » (« Discours sur l’annexion de la Crimée », 18 mars 2014). Le président russe détourne le principe du droit à l’autodétermination des peuples pour justifier cette annexion et fait un parallèle totalement inapproprié avec la Déclaration d’indépendance des États-Unis et la réunification de l’Allemagne. Il faut noter qu’après l’annexion, la Russie a promulgué une série de « lois mémorielles » pénalisant toute remise en cause du récit officiel des activités de l’URSS au cours de la Seconde Guerre mondiale ou contredisant les actions militaires du régime soviétique.

En 2020, le président russe a publié un texte dans la revue américaine The National interest et sur le site du Kremlin, soulignant que les « causes profondes » de la Seconde Guerre mondiale étaient à imputer au Traité de Versailles, vécu comme une humiliation profonde par les Allemands et ayant fait naître des dissensions, ainsi qu'à l’échec de la Société des nations (SDN), dominée par les vainqueurs. Il occulte totalement la coopération de l’URSS avec l’Allemagne nazie et rappelle que la signature du pacte Molotov-Ribbentrop a été considérée par une résolution du Soviet suprême de 1989 comme un « exercice personnel du pouvoir » ne reflétant pas la volonté du peuple soviétique qui « n’est pas responsable de cette conspiration ». Le président russe présente le régime de l’URSS comme un soutien indéfectible des Alliés et son peuple héroïque comme un farouche opposant de l’Allemagne nazie tout au long de la guerre.

Dans une tribune particulièrement incendiaire purbliée en avril 2021 par l'agence de presse russe RIA Novosti, Timofeï Sergueïtsev, idéologue proche du régime russe, appelle à un « nettoyage » et à une « purification » de l’Ukraine, autrement dit, à une extermination totale du peuple ukrainien. Ce langage belliqueux est repris par le président russe pour théoriser la nécessité d’une « dénazification » de l’Ukraine, suite à la révolution de Maïdan. Dans son discours de juillet 2021 intitulé « Sur l’unité historique des russes et des ukrainiens », Vladimir Poutine soutient en effet que ces deux peuples ne forment en réalité qu’une seule et même nation car que les populations des terres russes occidentales et orientales partagent la même langue et la même religion. Selon lui, l’unité russe aurait été rompue au XIIe siècle, à la suite de l’invasion mongole qui aurait précipité les Ukrainiens vers l’influence de l’Église catholique polonaise. Il pointe également le rôle de la trahison d’Ivan Mazepa, chef d’armée ukrainien qui, au XVIIIe siècle, s’est allié avec le roi de Suède contre le tsar Pierre le Grand, voulant rejoindre le camp de l’Ouest, mais sans succès. Ce récit permet de replacer l’Ukraine au sein de la Grande Russie dont cette dernière a été dépouillée au gré des trahisons et du soutien de l’Occident.

L’Occident en ligne de mire

Vladimir Poutine a toujours pointé du doigt la menace que représentaient les États-Unis dans l’ordre international, notamment par leur participation à des conflits armés ayant conduit à une instabilité sécuritaire au Moyen-Orient. Après l’annexion de la Crimée, le président russe a prononcé une allocution devant l’Assemblée générale de l’ONU en 2015, au cours de laquelle il a rappelé le rôle fondateur de l’URSS dans la création de cette organisation, à la suite de la conférence de Yalta. À l’ingérence américaine, il a répondu par le soutien à l’Irak et à la Syrie contre la menace terroriste de l’État islamique. Ainsi, il s’est replacé sur le devant de la scène internationale comme défenseur des États non occidentaux menacés. Paradoxe de celui qui a décidé d’envahir la Crimée, il explique que la stabilité au Moyen-Orient et en Libye repose sur une coalition internationale sous l’égide de l’ONU, dans le respect de la souveraineté de ces États, dans le cadre du droit international et de la Charte des Nations Unies. Et si la Russie cherche avant tout à garantir la stabilité et la sécurité de ces régions, tel n’est pas le cas des pays occidentaux qui selon le président russe ont poursuivi des stratégies datant de la guerre froide (l’extension des bases militaires de l’OTAN en étant une parfaite illustration).

La participation des États-Unis et de l’Europe à la révolution de Maïdan a précipité la dégradation des relations avec l’Ukraine car celle-ci a alors été entraînée dans un « jeu géopolitique » visant à « faire une barrière entre l’Europe et la Russie ». Ce positionnement antirusse était inacceptable aux yeux de Vladimir Poutine : comme il l’a souligné à plusieurs reprises, l’Ukraine et la Russie ne faisaient qu’un historiquement   . Le rapprochement avec l’Occident représentait donc une menace pour les valeurs traditionnelles russes et la reconstruction du grand empire russe voulu par le régime. À titre d’illustration, on peut mentionner le sermon prononcé par le patriarche Krill quelques jours après l’invasion de l’Ukraine, présentée comme une « opération militaire spéciale » et non comme une guerre. Il s’agit d’une charge particulièrement virulente contre un Occident considéré comme décadent : les propos homophobes permettent de justifier l’injustifiable, à savoir une intervention militaire visant à préserver et protéger l’Ukraine contre la corruption morale incarnée par l’Occident. Cette intervention apparaît dès lors comme une « guerre sainte » nécessaire afin d’éviter que les valeurs qui fondent la société russe ne s'effondrent.

Cette traversée assez dense mais particulièrement révélatrice dans les interventions du président russe et de ses soutiens sur ces deux dernières décennies établit un fil conducteur assez clair des visées russes à l’égard de l’Ukraine. Les textes commentés par Elisabeth Sieca-Kozlowski ont été particulièrement bien sélectionnés et pointent très clairement les intentions du régime russe. Le président russe apparaît obnubilé par la restauration d’un empire déchu, quitte à effacer les pages les plus sombres de l’époque soviétique, à sanctionner toute information contraire au récit national. Cette quête mémorielle s’est traduite par une censure totale de la presse, l’arrestation des opposants, la fermeture des ONG tel que Memorial, etc. La lecture de ces textes laisse cependant une question en suspens : pourquoi les velléités constantes de Vladimir Poutine à l’égard de l’Ukraine et cette obsession autour d’une mémoire historique unique ont-elles à ce point échappé aux occidentaux ?