La traduction d’une histoire des grandes familles juives de New York par le romancier Stephen Brimingham, à lire avec circonspection.

S’inspirant d’un article de Barry E. Supple, professeur d’histoire économique à Havard, intitulé « A Business Elite : German-Jewish Financiers in the Nineteenth Century »   , dans lequel ce dernier analyse le fait que, au XIXe siècle, nombre de grandes banques américaines ont été fondées par des Juifs, Sephen Birmingham, connu comme romancier, a publié en 1968 une histoire des grandes famille juives de New York, originaires d’Allemagne, et devenues milliardaires. Ce fut un grand succès. Les lecteurs étaient invités à s’introduire dans la vie intime et professionnelle des Juifs, fondateurs de Wall Street.

Self-made Juifs

Son récit, essentiellement composé d’anecdotes, décrit l’arrivée des Juifs allemands, issus des ghettos, navigant en troisième classe jusqu’à Ellis Iland. Ils commencèrent souvent comme de misérables colporteurs, portant sur leur dos toute leur marchandise, le long de routes à peine tracées. Ils avaient fui les persécutions dont ils étaient l’objet pour tenter leur chance en Amérique. Ils s’appelaient Kuhn, Loeb, Seligmann, Goldman, Sachs, Lehman.

Presque tous étaient arrivés sans un sou. Entre chaque étape, ils dormaient le plus souvent à la belle étoile, après avoir vendu leur modeste marchandise aux planteurs de coton : boutons, agrafes, bretelles, fil à coudre, dentelles, ustensiles de cuisine, étoffes de basse qualité.

Économisant chaque dollar, se nourrissant de peu, ils avaient, quelques années plus tard, acquis un cheval et une carriole, fondé des échoppes, en se rapprochant lentement de New York, où ils commencèrent à fonder des banques d’affaires, jusqu’alors entre les mains des vieilles familles protestantes américaines d’origine Anglo-saxonne ou hollandaise. En deux générations d’austérité et de travail acharné, ils gravirent l’échelle sociale. Tous n’étaient pas d’extraction aussi modeste : certains avaient travaillé chez des banquiers en Europe, par exemple chez les Rothschild. Ainsi, certains des futurs grands banquiers juifs américains, venus de Bavière, avaient déjà exercé leurs talents de banquiers. Les mariages étaient arrangés entre ces familles dont les liens existaient de longue date.

Barry E. Supple a conduit ses investigations sur l’extraordinaire réussite des familles juives en Amérique, alors que les études universitaires leur étaient interdites, ainsi que le fait de résider dans la plupart des hôtels, d’entrer dans les restaurants chics, d’adhérer à des clubs fréquentés par les WASP (White-Anglo-Saxon-Protestant).

Dans leurs boutiques, ces émigrants proposaient un grand nombre de marchandises indispensables aux pionniers. Puis ils avaient investi les bénéfices en prenant des parts dans l’achat de matières premières. Les premières banques aidèrent les Républicains au cours de la guerre de Sécession. Ils investirent dans les chemins de fer, les mines d’or, l’immobilier, le pétrole ou encore le gaz. Ils construisirent de somptueux hôtels particuliers et des manoirs de villégiature. Cela dit, ils étaient aussi bien jugés infréquentables par la bonne société protestante que par les Juifs sépharades d’origine espagnole, portugaise, voire turque, qui les méprisaient.

Une histoire par la petite lorgnette

Stephen Birmingham, auteur de romans, qui ne connaissait pas le monde Juif, a écrit cette histoire des Grandes familles juives de New York dans les années 1960 parce qu’à l’époque les Juifs fascinaient les lecteurs. Ils ont aussi inspiré les romans de Bernard Malamud et de Saul Bellow. Partis de rien, les Juifs avaient atteint les couches supérieures de la société en deux générations. Ils étaient cependant toujours considérés comme « différents ».

En Amérique, le livre a figuré dans la liste des best-sellers pendant plusieurs mois. Ce n’est pas étonnant, car Birmingham présente les Juifs allemands avant tout comme des personnes extravagantes, presque ridicules, antipathiques ou bien tout simplement folles, tel Joseph Guggenheim qui croyait que le charbon et la glace pilée avaient des vertus thérapeutiques et qui en mangeait chaque jour. Birmingham décrit de façon malveillante, par exemple, Jacob Schiff, Juif religieux et aussi philanthrope, en racontant que que ce dernier convoquait chaque jour sa famille entière dans son bureau pour leur lire les dépenses qu’il avait faites et notées dans son petit carnet.

Ce livre n’est pas une étude scientifique et méthodique. Il s’agit plutôt d’une série de portraits et d’anecdotes, parfois drôles, mais aussi souvent fastidieuses et répétitives. Les citations, de seconde main, présentées comme des conversations entre Jacob Schiff et son fils Mortimer, par exemple, ont eu lieu des décennies avant l’écriture de ce livre, dont tous les protagonistes sont morts. L’auteur aime évoquer, pour une grande part, les indiscrétions sur la vie intime des membres de ces familles dont se régalent aujourd’hui, à grande échelle, la presse people et les réseaux sociaux : les caricatures des épouses oisives, entourées de domestiques, vivant dans le luxe et priées par leurs époux de s’en contenter ; les enfants avec leur gouvernante, leur professeur de musique, d’équitation, de tennis, de danse et de bonnes manières. L’auteur a eu recours à des chercheurs pour retrouver de nombreux éléments comptables sur les banques, dont le compte rendu, tel quel, est interminable.

Ce qu’il veut principalement démontrer dans son livre, c’est que les Juifs allemands dans leur for intérieur ne voulaient plus l’être, et désiraient avant tout ressembler à ce qu’il y avait de plus chic chez les WASP. Birmigham ne témoigne de véritable empathie que pour Bernhard Kahn, totalement assimilé, qui subventionnait le Metropolitan Opera — presque plus juif, en somme ! Il lui oppose Jacob Schiff, impénétrable, austère et respectant les rites juifs.

Cela dit, on se permettra de reprocher à l’auteur l’absence de bibliographie et de notes, nécessaires pour ce genre d’ouvrage. Quant à la traduction, le nombre d’offenses à la règle de la concordance des temps est vraiment étonnant. On pourrait en dire plus sur le soin apporté à cette traduction. On en prendra pour exemple la description d’un laboratoire de chimie, dont les outils évoqués le sont avec des mots appartenant à celui des machines à café et des ustensiles de cuisine.