À l’occasion de la réédition du « Paradoxe sur le comédien » de Diderot, Laurence Marie donne la parole à des artistes sur le mystère des émotions théâtrales.

Auteure d’une thèse intitulée Inventer l’acteur : émotions et spectacle dans l’Europe des Lumières, et enseignante à l’université Columbia de New York, Laurence Marie propose une réédition très riche du dialogue de Diderot intitulé Paradoxe sur le comédien, rédigé à partir de 1769, publié en 1830, et fondé sur l’idée contre-intuitive que le bon acteur n’est pas celui qui ressent les émotions, mais celui qui joue de sang-froid, feignant seulement de les éprouver afin d’émouvoir le public. Selon l'auteur, le comédien doit savoir se détacher du rôle, et par exemple rester à distance du chagrin de l’homme éploré qu’il incarne sur scène.

Une réédition savante d’un texte fameux

À l’origine de ce texte fondateur, manifeste théâtral et véritable manuel de jeu, qui revalorise l’art du comédien, longtemps considéré comme un orateur de second rang, se trouve une commande du diplomate Friedrich Melchior Grimm pour la Correspondance littéraire, revue dont les exemplaires étaient copiés à la main et envoyés aux têtes couronnées d’Europe, pour les informer de la vie intellectuelle parisienne. Il demande à Diderot de rédiger la recension du livre Garrick ou les Acteurs anglais. Ouvrage contenant des observations sur l’art dramatique, sur l’art de la représentation, et le jeu des acteurs. Avec des notes sur les différents théâtres de Londres et de Paris, traduit de l’anglais, publié en février 1769 à Paris. Le 14 novembre suivant, Diderot informe Grimm que cette lecture lui a inspiré des idées qui mériteraient d’être développées : « Avec un peu de soin, je n’aurais peut-être jamais rien écrit où il y eût plus de finesse et de vue. C’est un beau paradoxe. Je prétends que c’est la sensibilité qui fait les comédiens médiocres ; l’extrême sensibilité les comédiens bornés ; le sens froid et la tête les comédiens sublimes.

Or, ces réflexions sont encore vivantes et continuent de faire débat chez les professionnels des arts du spectacle. Faut-il jouer avec raison et distance, en suivant les conseils de Diderot et après lui de Brecht, qui préconisait même la « distanciation » ? Ou faut-il au contraire puiser en soi pour atteindre l’authenticité des sentiments de son personnage, comme le recommandait Stanislavski ? Comme le rappelle Laurence Marie dans sa Préface, « même les acteurs qui théorisent une vision aux antipodes du Paradoxe le lisent, parce qu’il stimule la réflexion. […] Lee Strasberg, qui théorise la méthode émotionnelle de l’Actors Studio, le juge incontournable. »

Témoignages de professionnels des arts du spectacle

Dans un second ouvrage intitulé Les Paradoxes du comédien. Cinquante regards sur le métier d'acteur, Laurence Marie donne la parole à cinquante artistes du spectacle vivant, qui portent souvent plusieurs casquettes : acteurs de théâtre et de cinéma, metteurs en scène de théâtre et d’opéra, scénographes, chanteurs, danseurs, chorégraphes et dramaturges. Le résultat est passionnant, car ces témoignages de praticiens du théâtre montrent que les chemins sont très divers pour susciter l’émotion, et que l’opposition entre la sensibilité et la distance n’est pas tranchée, mais faite de degrés, parfois subtils, entre ces deux extrêmes. Les réflexions d’artistes aussi différents que Daniel Mesguich, François Morel, Catherine Hiegel, Guillaume Gallienne ou Macha Makeïeff nous éclairent sur les coulisses du métier, des spectacles et de la création.

La plus longue contribution est celle d’Éric Ruf, qui est à la fois acteur, metteur en scène, décorateur-scénographe et administrateur général de la Comédie-Française. Pour illustrer son « accord total » avec Diderot, il raconte avec beaucoup d’humour deux anecdotes très convaincantes tirées de son expérience d’acteur ou de spectateur. Il emporte l’adhésion du lecteur, mais surtout il lui donne envie d’aller au théâtre, et d’y retourner sans cesse, car la magie n’y est jamais tout à fait la même, soir après soir.