Le sociologue Marwan Mohammed distingue les différents conflits au sein des quartiers, leurs visées respectives, et envisage les moyens d'atténuer au moins certaines de ces violences.

Il existe dans les quartiers une culture de l’embrouille, qui nait de la ségrégation et de l’ennui. Celle-ci peut prendre une forme exacerbée et violente dans des embrouilles de quartiers ou de cités, qui vont opposer des bandes de jeunes, qui revendiquent chacune le contrôle d’un territoire.

Ce phénomène que le sociologue Marwan Mohammed étudie en détail, dans cet ouvrage paru fin 2023, est à distinguer d’autres formes de « violences urbaines » exercées par des bandes ou des groupements d’individus, même si elles partagent, d’une certaine façon, l’objectif d’imposer sa loi sur un territoire et finissent parfois par se rejoindre.

Comment analyser ces rivalités de quartier ? Qui concernent-elles ? Pourquoi ? Et comment s’entretiennent-elles ? C’est dans les réponses à ces questions que l’on peut espérer trouver, suggère l’auteur, des méthodes pour faire baisser ces violences.

Marwan Mohammed a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : On a tendance à amalgamer, au motif qu’elles sont exercées par des bandes ou des groupements d’individus, des types de violences urbaines qui n’ont de fait pas grand-chose en commun. Les émeutes urbaines ou encore les violences criminelles à visée économique se trouvent ainsi confondues avec ce que vous appelez les embrouilles de cité. En quoi ces dernières diffèrent-elles des précédentes et pourquoi est-il important de les distinguer ?

Marwan Mohammed : En effet, il me semble qu’autant la connaissance scientifique que l’action publique requièrent de s’appuyer sur une caractérisation adéquate des comportements violents, notamment lorsqu’ils ont une expression collective. Par caractérisation, j’entends une capacité à distinguer les ressorts, les modalités et les finalités des formes de violence. Or, l’expression « violences urbaines » tout comme celle de « rixe », que j'analyse dans mon livre, sont des notions imprécises et fourre-tout qui englobent des réalités très hétérogènes. Ce qu’on appelle « émeutes » renvoie avant tout à des mobilisations violentes stimulées par un sentiment d’injustice, une dynamique de révolte, un contentieux avec l’autorité publique. Les violences d’économie criminelle sont, elles, orientées vers la quête de profit et parfois vers la conquête d’un pouvoir au service du profit. Qualifiées de « règlements de compte », elles sont par ailleurs souvent confondues avec les embrouilles de cités, qui relèvent de rivalités honorifiques, sans butin ni revendication politique. Pour autant, ce ne sont pas des concurrents, des obstacles ou des « traitres » qui sont ciblés dans celles-ci, comme c’est le cas dans les violences criminelles, mais des semblables sociaux qui se distinguent uniquement par le fait d’avoir une autre adresse ou un autre code postal. Les réponses publiques et politiques adéquates à chacun de ces phénomènes diffèrent nécessairement.

Mais ces violences, toutes différentes soient-elles, n’entretiennent-elles pas des rapports ? Et quels sont-ils selon vous ?

J’en vois au moins trois : d’une part la question sociale, dans la mesure où les protagonistes impliqués, notamment pour les rivalités de quartier et les révoltes ou émeutes, sont souvent des jeunes ancrés dans une réalité sociale marquée par l’exclusion, les difficultés scolaires et économiques ainsi que le racisme et la ségrégation. Pour les violences d’économie criminelle c’est plus complexe : les profils des auteurs et encore plus des commanditaires sont beaucoup plus diversifiés que ce qu’en montre la presse du fait divers ou la fiction. Le second point commun est le sexe des acteurs, ceux qui passent à l’acte sont majoritairement des jeunes hommes performant des masculinités virilistes, souvent hégémoniques dans la rue.

Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’on puisse retrouver les mêmes individus dans les logiques d’embrouille ou la participation à des affrontements avec les forces de l’ordre, voire même dans des violences liées aux économies illicites. Mais si des jeunes circulent d’un espace à l’autre, le vivier social n’est pas nécessairement le même : les révoltes urbaines attirent une population qui dépasse de très loin les cercles restreints des réseaux organisés de la criminalité rémunératrice ou des groupes impliqués dans les rivalités de quartier. La légitimité des révoltes est peu comparable à celle, bien plus circonscrite, des embrouilles de cités ou des règlements de compte. La révolte ratisse large.

Les embrouilles de cités qui sont un mode de socialisation qui, dans les quartiers populaires et pour des jeunes en échec scolaire, constitue une alternative à une intégration par l’école, la famille ou d’autres institutions. Il présente toutefois un coût élevé, à la fois pour eux-mêmes et pour leur entourage, dont les jeunes prendront, au moins pour certains, assez rapidement la mesure. Mais comment en sort-on ?

Pour reprendre une expression souvent entendue, on peut souligner que les « embrouilles, c’est un truc de petits ». Ce qui signifie que des formes de déviance sont associées à des classes d’âge. Une personne sera considérée comme « retardée » si elle est encore dans les embrouilles de quartier à 30 ans et sera jugée « précoce » si elle importe de la cocaïne ou braque une banque à 13 ans. Les rivalités de quartier attirent avant tout des adolescent.es, souvent mineurs et il est attendu que les concernés passent à autre chose et qu’une nouvelle génération prenne le relais. Par contre, sortir des embrouilles, c’est plus compliqué lorsque on appartient à une classe d’âge encore impliquée. Il est tout à fait possible d’arrêter, mais cela peut être vécu comme une atteinte à la loyauté au groupe et au quartier, mais surtout, malgré des velléités de désengagement, on demeure malgré soi impliqué dans le regard des rivaux. Enfin, sortir des embrouilles ne signifie pas forcément se désengager d’un mode de vie transgressif marqué par la délinquance.

Vous montrez comment cette socialisation opère lorsque ces jeunes investissent le quartier comme un support identitaire et réalisent tout une série d’apprentissages, pour partie au contact de plus âgés. La transmission joue ici un rôle non négligeable. Que pouvez-vous en dire ?

Je traite cette question dans un chapitre portant sur les mécanismes de socialisation à l’embrouille. Cette socialisation repose sur des apprentissages (valeurs de virilité, appropriation héraldique de l’identité territoriale, langage particulier, imaginaire urbain, etc.) qui passent par différents canaux de transmission, parfois la famille, souvent l’école et la rue. Parmi les acteurs de cette transmission efficace, le rôle joué par les « grands », ceux qui précèdent dans la rue est tout à fait essentiel : ils font des coups d’éclat et des évènements marquants du passé les supports de la transmission de cette économie morale de l’embrouille que les professionnels ou les parents ont bien du mal à contrecarrer.

Vous consacrez un dernier chapitre à vous demander comment réduire la violence qui est attachée à ces rivalités. Vous pointez en particulier une difficulté tenant au faible nombre d’acteurs en réelle capacité d’intervenir pour échanger avec les jeunes concernés. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Parvenir à apporter des réponses concrètes sur le terrain implique de s’engager dans le temps long, de faire émerger des partenariats entre acteurs des territoires rivaux, et de disposer d’acteurs en capacité de connaître et de se faire entendre des jeunes directement impliqués dans ces échanges de violence. Ces ressources existent dans certaines villes et pas dans d’autres. Parfois, ces ressources n’existent plus en raison de choix politiques et budgétaires locaux ou nationaux qui mettent à genoux le secteur associatif et celui de l’éducation populaire, ou bien qui ont privilégié un recrutement de professionnels de la jeunesse moins choisis par leurs capacités à convaincre par la voie éducative qu’à contraindre par la voie de l’intimidation. Ce n’est pas facile de déconstruire un répertoire d’action – les embrouilles – ancré historiquement dans un espace donné. C’est encore plus difficile lorsque la violence est le langage de ceux qui doivent lutter contre.

De nombreuses initiatives ont permis de pacifier les relations entre des collectifs de jeunes qui s’affrontaient régulièrement. Parfois même, cette paix a été patiemment acquise alors que ces rivalités avaient causé la mort d’un ou plusieurs protagonistes. À chaque fois, il a fallu convaincre les jeunes concernés et à chaque fois ce travail a été effectué par des acteurs institutionnels ou plus informels au contact immédiat du terrain. S’enfermer dans une forme de fatalisme sous prétexte que « cela a toujours existé » ou que le décès d’un adolescent serait « un point de non-retour » est donc une erreur.

Enfin, au-delà du travail de désescalade des rivalités et d’apaisement des relations entre groupes rivaux, il y a sans aucun doute une action politique plus large et plus durable à avoir sur la manière dont notre société produit de la sécurité et réduit la délinquance. Car en complément d’une action de court terme de pacification, il y a urgence à réduire le vivier social des bandes de jeunes et de cette frange de la délinquance en luttant contre les inégalités et l’échec scolaire, tout comme il y a un travail en profondeur à mener sur les structures normatives des embrouilles, en particulier le virilisme.

 

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