Cette traduction et édition de deux écrits de Hobbes et de Cavendish sur l’histoire donne à lire les analyses d’humanistes soucieux de fonder une nouvelle science politique vertueuse.

De Thomas Hobbes (1588-1679), on connaît essentiellement ses deux traités de philosophie politique, Du citoyen (1642) et Léviathan (1653). Mais son œuvre ne se limite pas à cela. Avant de rédiger ces deux ouvrages majeurs, le philosophe anglais s’est notamment exercé à l’étude de l’histoire et à la traduction d’historiens de l’Antiquité (sa traduction anglaise de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide paraît en 1629).

Les philosophes Jauffrey Berthier et Nicolas Dubos nous donnent un aperçu de cette fraction méconnue de l’œuvre de Hobbes, en traduisant et présentant deux de ses articles inédits, De la lecture de l’histoire et le Discours sur le commencement de Tacite. Ces textes, parus en 1620, sont issus d'un ensemble hétérogène d'articles anonymes (les Horae Subsecivae), dont la plupart ne sont pas attribués à Hobbes et dont il est très difficile de déterminer la date précise de rédaction.

Les premières réflexions du philosophe

Ce travail sur l’histoire est mené alors que Hobbes est précepteur du fils aîné de son protecteur William Cavendish, baron de Hardwick et futur comte de Devonshire. Hobbes est notamment chargé de faire voyager son jeune élève à travers l’Europe et de l’initier à l’étude des auteurs classiques, notamment par l’exercice de la traduction du grec et du latin.

L’étude de l’histoire est tout particulièrement cultivée dans ce cadre, conformément aux conceptions de Jean Bodin ou de Francis Bacon, qui ont fait de l’art de lire l’histoire un élément central de l’instruction de l’honnête homme. Il s'agit par là non seulement de développer certaines facultés intellectuelles, mais encore de puiser dans l'histoire des préceptes utiles pour instruire et gouverner sa vie.

L’histoire au cœur de la culture humaniste

L’œuvre de Tacite, notamment, constitue à cette époque une lecture indispensable. Les éditeurs soulignent en effet que l’historien latin représente l’une des références de la pensée politique humaniste. Hobbes s’appuie sur lui pour élaborer une pensée juridique et politique de la souveraineté mais aussi une conception matérialiste de la puissance politique, que l’on retrouvera dans sa pleine extension dans ses traités ultérieurs.

Mais l’Antiquité n’est pas la seule période susceptible de nourrir la curiosité historique de Hobbes et de son élève. Ceux-ci s’appuient également sur les écrits de Machiavel, de Jean Bodin et de Giovanni Botero, qui développent des théories nouvelles de la souveraineté, de l’État et du gouvernement, ainsi que des constituants matériels de la puissance politique (armée, économie, police, contrôle de la parole publique, maillage du territoire, réputation du prince). Ces auteurs permettent de poser à nouveaux frais la question des liens entre le politique et le théologique ou le juridique, à une période où le modèle féodal s’affaiblit et où la puissance étatique s’affirme.

Perspective contemporaine sur l’histoire

Ce qui intéresse toutefois Hobbes et Cavendish dans l’étude de l’histoire est son actualité. On trouve en effet dans ces articles de nombreuses allusions à l’histoire contemporaine de l’Angleterre (le conflit entre le roi et le Parlement autour de l’organisation de l’Église et des libertés politiques, qui aboutira un peu plus tard à la révolution de la décennie 1640, à la guerre civile et à l’exécution de Charles Ier). Car aux yeux des deux auteurs, la philosophie politique ne saurait se réduire à une doctrine abstraite.

Au demeurant, il y a chez eux un fond de raisonnement baconien, qui place l’induction, le passage du particulier au général, au centre de la réflexion. La philosophie politique doit donc aussi donner lieu à l’interprétation de la situation historique contemporaine. C’est dans cette perspective qu’est lue l’œuvre de Tacite : les événements et les menaces qu’elle évoque sont analysés à la lumière des questionnements contemporains que sont le lien entre l’unité politique, la conservation de l’ordre social et la prévention des conflits civils.

L’histoire n’a donc pas vocation à demeurer un simple réservoir d’exemples, figés à jamais dans leur propre temporalité (quoique les grandes figures antiques continuent de s’ériger en modèles à imiter) : il s’agit bien plutôt de transformer les récits historiques en principe actif et en puissance d’invention politique. Les connaissances et jugements délivrés par les historiens du passé se révèlent donc indispensables pour élaborer une science de l’action publique vertueuse, dont le cœur serait une « nouvelle prudence ». Cette science vise à donner de la matière à qui « désire apprendre l’art de se gouverner soi-même dans le cours de cette vie ».