Annette Wieviorka donne une « leçon d’anatomie » de l’Affiche rouge, après l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian et de son épouse Mélinée.

Il est étonnant de découvrir Patrick Modiano parmi les signataires d’une « Lettre ouverte » adressée au président de la République, le 24 novembre 2023 et publiée dans Le Monde. Elle est l’œuvre d’un collectif dont la rédaction semble inspirée par la plume vigoureuse d’Annette Wieviorka. Son objet est la contestation de la décision, prise par le chef de l’État, de faire entrer Missak Manouchian en compagnie de son épouse Mélinée, au Panthéon.

Costa Gavras, Serge et Beate Klarsfeld, Edgard Morin, Ruth Zilberman, Patrick Chamoiseau, Anne Sinclair et Mosco Levi Boucault, réalisateur du film Des terroristes à la retraite (1985), ont également signé ce texte solennel qui donne brièvement une leçon d’histoire à Emmanuel Macron, et dit rétablir les faits dans leur tragique vérité.

Nul, certes, n’a mis en doute la décision d’honorer le résistant arménien. La publication de ce manifeste espérait avant tout « réparer une injustice », car Missak Manouchian ne fut pas seul à tomber sous les balles des nazis, au mont Valérien, le 21 février 1942 : 23 camarades de la MOI   avaient été condamnés à mort.

Réparer une injustice

« Monsieur le Président, nous espérons vous avoir convaincu que Missak Manouchian ne saurait entrer seul au Panthéon, fût-ce en compagnie de son épouse. Ce sont les vingt-trois, tous ensemble, qui font l’épaisseur de cette histoire, la leur devenue la nôtre, celle de la France, hier comme aujourd’hui. Les vingt-trois, sans en oublier un seul : juifs polonais, républicains espagnols, antifascistes italiens, et bien d’autres encore.

Or, Monsieur le Président, c’est ce message que contredit le choix de faire entrer au Panthéon Missak et Mélinée Manouchian, et eux seuls. Eux-mêmes ne l’auraient sans doute ni compris ni souhaité. Isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant. Distinguer une seule communauté, c’est blesser l’internationalisme qui les animait. Ce groupe de résistants communistes ne se résume pas à Manouchian qui, certes, en fut le responsable militaire avant que la propagande allemande ne le promeuve chef d’une bande criminelle. Et le symbole qu’il représente, à juste titre, pour nos compatriotes de la communauté arménienne est indissociable de toutes les autres nationalités et communautés qui ont partagé son combat et son sacrifice.

Nous vous demandons donc de faire en sorte qu’il soit accompagné par ses vingt-deux camarades : l’Arménien Armenak Arpen Manoukian, l’Espagnol Celestino Alfonso, les Italiens Rino Della Negra, Spartaco Fontanot, Cesare Luccarni, Antoine Salvadori et Amedeo Usseglio, les Français Georges Cloarec, Roger Rouxel et Robert Witchitz, les Hongrois Joseph Boczov, Thomas Elek et Emeric Glasz, les Polonais Maurice Füngercwaig, Jonas Geduldig, Léon Goldberg, Szlama Grzywacz, Stanislas Kubacki, Marcel Rajman, Willy Schapiro et Wolf Wajsbrot, et la Roumaine Olga Bancic. »

Le président de la République n’a pas ignoré cette mise en garde, également signée par des descendants de fusillés qui avaient pris connaissance de l’initiative au caractère « universaliste » par la presse. Personne n’avait eu la courtoisie de les en avertir. Les noms des vingt-deux fusillés et de celui d’Olga Bancic ont été lus au Panthéon, et gravés sur une plaque, même si la cérémonie a participé à la fortification de la légende.

Née à Kichinev, alors en Bessarabie de l’Empire russe (où se déroulèrent en 1903 et 1905 de gigantesques pogroms qui durèrent plusieurs jours), Golda Bancic, dite Olga, qui portait le nom de code Pierrette dans le réseau des Francs-tireurs et partisans-Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI), fut torturée, livrée à la Gestapo, puis transférée à Stuttgart en 1944, pour y être guillotinée le jour de son trente-deuxième anniversaire. Elle avait été arrêtée par les Brigades spéciales, lors de son premier rendez-vous avec Marcel Rayman, mi-novembre 1943. Elle était chargée de stocker, sous différents noms, dans différentes chambres de bonne, des revolvers et beaucoup de matériel nécessaire à la fabrication des bombes et des grenades.

Déconstruire une légende

Dans son livre, bref et tranchant, Wieviorka déconstruit la légende et son emphase, du couple Manouchian qualifié ironiquement de « glamour ». Elle décrit de façon précise l’histoire tragique de l’unité de la Résistance communiste de la MOI, dont les partisans étaient organisés en une dizaine de groupes de langues : italienne, polonaise, hongroise, espagnole, roumaine, arménienne. Une sous-section juive regroupait ceux qui parlaient yiddish.

Les FTP-MOI ont été créés au mois d’avril 1942. Les FTPF, Francs-tireurs et partisans français étaient dirigés par Joseph Epstein, connu sous le nom de Colonel Gilles, et placés sous le commandement militaire de Boris Holban jusqu’en février 1943, puis sous celui de Missak Manouchian pendant trois mois, lorsque Boris Holban fut démis de ses fonctions.

Dans son libelle, Anne Wieviorka reprend certains termes de cette tribune, notamment sur le caractère indissociable et internationaliste de leur lutte, et révèle que les signataires de la lettre ouverte au président de la République ont reçu des mails de ceux qui avaient œuvré à l’entrée de Manouchian au Panthéon, la qualifiant d’« initiative médiocre et communautaire ».

Un nom de groupé inventé : le groupe Manouchian n’a jamais existé sous ce nom.

Après leur arrestation, Missak Manouchian, jeune poète, épris de Baudelaire, apparut au centre de « l’Affiche rouge » avec dix membres du réseau qu’il dirigea. Survivant du génocide de son peuple, il avait passé son enfance dans un orphelinat au Liban, alors sous mandat français. Il arriva à Marseille, s’établit à Paris, où il adhéra au parti communiste en 1934. Il était traducteur de poésie arménienne en français.

Aucun livre n’est paru sur les autres membres du réseau, mais deux ouvrages consacrés au couple Manouchian ont accompagné l’événement. Celui de Gérard Streiff, Missak et Mélinée. Un couple en Résistance (L’Archipel), et Missak et Mélinée Manouchian. Deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française (Textuel), ouvrage collectif dont Denis Pechanski, conseiller historique du comité pour la « panthéonisation » de Manouchian est présenté comme le maître d’œuvre ; cela dit, l’historienne Claire Mouradian y a apporté une importante contribution.

Distorsion des faits et construction d’une légende

Les camarades du couple sont effectivement devenus invisibles. C’est pourquoi Annette Wieviorka se dit « saisie par un double sentiment : celui d’une injustice à l’égard de la mémoire des autres fusillés de février 1944 et d’Olga Bancic, guillotinée le 10 mai 1944 à Stuttgart, et de leurs familles ; et celui d’un malaise devant un récit historique qui distord les faits, voire les occulte au profit de la construction d’une légende. »

Les jeunes fusillés avaient mené de nombreuses attaques contre des officiers allemands, lancé des bombes artisanales et fait dérailler des trains. Ils n’avaient pratiquement pas reçu de formation pour effectuer leurs missions audacieuses. Parfois, ils étaient tués par l’explosion prématurée de l’engin qu’ils préparaient. C’étaient de très jeunes gens, révoltés et seuls. La famille de la plupart d’entre eux avait été raflée au mois de juillet 1942. En proie à un immense désarroi, ils s’engagèrent pour venger leurs parents. Les Brigades spéciales de la Police française les traquèrent. Elles menèrent de longues et fructueuses filatures. Organisèrent des souricières dans les lieux qu’ils fréquentaient. Manouchian et ses camarades n’ignoraient pas qu’ils avaient été démasqués. Un des leurs avait parlé sous la torture. Ils l’exécutèrent.

En cette occurrence, le groupe fut disloqué. Le parti communiste l’abandonna en ne prenant pour les jeunes partisans aucune mesure de sécurité. En outre, la direction de la MOI leur retira leurs armes, ne leur donna aucun argent pour survivre, ne leur procura aucun refuge, ainsi que les rares survivants l’ont raconté à Mosco Levi Boucault qui les interviewait pour son film bouleversant, Des terroristes à la retraite (1985). Les 23 partisans furent jugés par le tribunal du Gross Paris, dans une salle de l’hôtel Continental, rue Boissy-d’Anglas, du 15 au 18 février 1944. 

Certains membres du détachement juif des dérailleurs, comme Henri Pawlowski furent envoyé à Montceau-les-Mines rejoindre un groupe de combattants polonais. Dénoncé, il fut arrêté par la gendarmerie française, livré au Sipo. Il mourut sous la torture le 16 novembre 1943. Ses restes ont été inhumés au cimetière de Pantin, après la guerre.

Au mois de mars 1943, la sous-section de langue yiddish était décimée. Cinquante-sept Juifs de la MOI furent arrêtés, dont Henri Krasucki, futur dirigeant de la CGT, leur responsable et sa compagne Paulette Sliwka. Depuis le camp de Drancy, elle accusa Lucienne, dite « la Rouquine » de les avoir donnés. Cette dernière survécut sans obstacle à la guerre, devint tenancière de maison close, puis de club échangiste. Elle ne s’en cachait pas, donnait des interviews. Elle disait avoir une passion pour l’opéra, qu’elle partageait avec Roland Dumas. Il avait créé une association Opéralia, dont elle était vice-présidente.

Annette Wieviorka raconte l’histoire de l’Affiche rouge qui n’a jamais été écrite

Au mois de février 1944 quinze mille grandes affiches (120 cm sur 80) furent apposées sur les murs à Paris et dans plusieurs autres villes. L’affiche était rouge : « celle du communisme et du sang ». La propagande nazie avait choisi la photo de dix condamnés à mort parmi ceux qui furent exécutés au mont Valérien.

« Lisons l’affiche de haut en bas, écrit Wieviorka. En lettres capitales blanches, elle pose une question : "Des libérateurs ?" Elle y répond par dix photos de visages d’hommes inscrites dans des médaillons circulaires cerclés de noir. Sous ces portraits ou sur le côté, indiquant par des flèches de qui il s’agit, dix noms de famille écrits en lettres blanches sur fond noir, parfois une fonction que les nazis attribuent avec leurs méfaits : assassinats ou déraillements. » Le nombre d’attentats et de victimes attribués à chaque « terroriste » est fantaisiste. 56 attentats, 150 morts, 600 blessés.

Le nom de Manouchian fut choisi pour figurer en grosses lettres, au bas de l’affiche, accompagné d’un court texte :

« Voici la preuve
Si des Français pillent, volent sabotent et tuent
Ce sont toujours des étrangers qui les commandent
Ce sont toujours les chômeurs et les criminels qui les exécutent
Ce sont toujours les Juifs qui les inspirent
C’est l’armée du crime contre la France
. »

 

Aragon écrivit un poème sur les 23 fusillés

Aragon est l’auteur de la phrase, devenue célèbre : « parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles ». Toutefois la première version du poème était différente de celle, mise en musique et chantée par Leo Ferré.

Dans son film L’Affiche rouge (1976, prix Jean Vigo), Frank Cassenti affirme que le choix des photos aurait été effectué par les services de Goebbels. Une brochure, La libération par l’armée du crime. Du sang, fut également publiée.

Une des actions les plus importantes des FTP-MOI fut l’exécution du colonel SS Julius Ritter, responsable du STO en France. Ils l’abattirent à la sortie de son domicile, 18 rue Pétrarque. Simon Rayman, Léo Kneller, Spartaco Fontanot, Celestino Alfonso, survivants de cet exploit, ont raconté cela sur les lieux où il se déroula à Mosco Boucault.

Missak Manouchian fut arrêté le 16 novembre 1944 à la gare d’Évry-Petit-Bourg, avec Joseph Epstein, alias colonel Gilles, avec lequel il avait rendez-vous. Ce dernier ne fut pas jugé lors du « procès des 23 », mais secrètement lors d’un autre procès ; condamné à mort et exécuté le 11 avril au mont Valérien, sans que les Allemands l’aient annoncé.

Quant au poème d’Aragon mis en musique et chanté admirablement par Léo Ferré, il a été repris par de nombreux interprètes. Juliette Gréco, Cora Vaucaire, Catherine Sauvage, Marc Orgeret, Isabelle Aubret, Leny Escudero, Yves Montand, Francesca Solleville, Francis Lalanne, Claude Vinci, Sapho, Catherine Ribero, Bernard Lavilliers.

Annette Wieviorka en conclut que le mythe et légende se sont définitivement imposés, sans avoir pour autant triomphé de l’histoire.