Les enjeux de la colonisation européenne des « Indes orientales » sont ici racontés au prisme de l’histoire singulière des îles Banda et de l’exploitation et du commerce de la noix de muscade.

L’historiographie récente a bien mis en évidence les liens qui ont uni, tout au long de la période moderne, les conquêtes coloniales menées par les puissances européennes dans différentes régions du monde et l’essor du capitalisme en tant que système économique mondialisé. L’ouvrage de l’écrivain anglophone d’origine indienne Amitav Ghosh en propose une nouvelle démonstration, originale à plus d’un titre.

Du point de vue de la forme, d’abord, il ne s’agit pas d’un essai historique à proprement parler, mais d’un mélange subtil d’analyses historiques et géopolitiques (appuyées par des sources documentaires précises et une bibliographie considérable), de récits romancés et de témoignages autochtones précieux.

Du point de vue de son objet, ensuite, l’auteur se propose de reconstituer les enjeux globaux de la colonisation et de l’hégémonie capitaliste à partir d’un lieu et d’une ressource très spécifiques. C’est en effet dans les îles Banda, à l’extrême sud-est de l’océan Indien, dans l'archipel d'Indonésie, que se déploie la narration. C'est là que pousse la précieuse noix de muscade — alors réputée guérir de la peste. Amitav Ghosh relate comment la convoitise des Européens pour cette épice a conduit, depuis le XVIIe siècle, à l’exploitation de ce territoire et au massacre de ses habitants par les missionnaires de la Compagnie des Indes, et plus particulièrement par les colons Néerlandais des Provinces-Unies.

Le cadre historique

Cette histoire débute en 1621, lorsqu’un officier néerlandais du nom de Martijn Sonck se rend sur l’île principale de Banda avec pour ordre de détruire le village et d’expulser les habitants afin de commencer le commerce mondial de la muscade au profit de son pays.

Dans un premier temps, les Hollandais demandent aux Bandanais de signer un traité qui leur accorderait un droit exclusif sur les noix de muscade et le macis des îles. Mais cette proposition n’est pas dans l’intérêt des Bandanais : cela impliquerait d’interrompre les échanges qu’ils ont déjà instaurés avec leurs voisins au sein de l’océan Indien et de privilégier le commerce avec des Européens qui ne paient pas aussi bien que les marchands asiatiques.

Puisque le monopole ne peut être établi par la négociation, il est alors imposé par la force. Les Hollandais sont prêts à recourir à l’expropriation et au massacre pour parvenir à leurs fins, d’autant qu’ils sont talonnés par les Anglais — qui font valoir, pour leur part, la doctrine du Chancelier d’Angleterre, Sir Francis Bacon, selon laquelle les terres sont appropriables tant qu’on ne peut en désigner juridiquement le propriétaire. Le responsable Hollandais, quant à lui, écrit à ses commanditaires : « Il serait à mon avis préférable de chasser complètement tous les Bandanais du pays ».

Ce fut chose faite : l’année 1621 a vu s’accomplir, sur les îles Banda, le processus d’extermination des populations déjà observé dans plusieurs opérations de conquête coloniale. Celui-ci prend la forme de massacres mais aussi, plus indirectement, de déforestations conduisant à l’expulsion des habitants ou encore d’embargos sur leur alimentation.

Les enjeux contemporains

Outre sa valeur historique cruciale et relativement méconnue, l’auteur a trouvé dans les récits oubliés du sort des Bandanais des résonances frappantes avec la situation écologique contemporaine. Malgré les grands récits qui s’attachent à faire de la modernité l’ère de la libération progressive de toutes les contraintes terrestres, la « malédiction de la muscade » comme la crise écologique en cours nous rappellent à quel point il n’en est rien : nos existences sont toujours caractérisées par une lourde servitude à l’égard des produits de la terre. C’est en ce sens que l’ouvrage de Ghosh constitue « une contre-histoire de la modernité », comme l’indique son sous-titre.

Ce mythe de la modernité est issu de la conception occidentale de la nature, qui la réduit à une matière brute, susceptible d’être exploitée et maîtrisée à l’envi. Afin de dépasser cela dans son récit, l’auteur confronte la perspective des Européens, pour qui la noix de muscade ne représente rien de plus qu’une ressource marchande, avec celle des habitants de l’archipel, pour qui ce fruit est inséparable de son environnement vivant. En l’occurrence, le muscadier n’a offert ses fruits aux Bandanais qu’à la faveur du terrain volcanique fertile de cette région du monde.

Mais la muscade incarne aussi désormais, dans l’imaginaire commun des Bandanais, le symbole d’une histoire tragique et de sa mémoire. Loin de disparaître de la mémoire collective, les événements de 1621 se sont transmis, par l’intermédiaire des récits des survivants et de leurs descendants, durant des siècles — des témoignages du massacre de l’époque circulent encore au XIXe siècle, y compris par l’intermédiaire des Hollandais encore sur place.

Ainsi, c’est une histoire longue et aux enjeux considérables que l’écrivain Amitav Ghosh fait brillamment sortir d’une coquille de noix.