Le premier recueil de cette écrivaine lesbienne mérite cette réédition accompagnée de préfaces d’Annie Ernaux et de Suzette Robichon ainsi que de documents.

Mireille Best, de son vrai nom Mireille Lemarchand, est née au Havre le 4 juin 1943 dans une famille d’ouvriers, et morte à Roquebrune-sur-Argens le 16 janvier 2005. Elle a vécu son enfance d’abord dans le baraquement de ses grands-parents.

Sa grand-mère maternelle, Albertine Best, à qui elle a emprunté son pseudonyme, a joué un rôle déterminant. Vendeuse de poisson, elle était passionnée de littérature et lisait des contes de Perrault ou de Grimm à sa petite-fille, à qui elle a finalement appris à lire, avant de lui offrir « un vrai beau livre” pour lire toute seule. […] C’est prodigieux, Les Misérables à cinq ans dans une cabane en bois ! » C’est ce qu’elle explique dans le texte liminaire, écrit en mars 1997, plein d’humour, et sobrement intitulé « Ce qu’elle nous dit de sa vie ».

Sa surdité n’est pas détectée à l’école et son institutrice l’incite à entrer au lycée, mais elle ira finalement au collège : « c’est moins “bourgeois». En y allant, elle rencontre dans l’autobus, à quinze ans, Jocelyne, qui a un an de plus qu’elle. Elles passeront toute leur vie ensemble.

Mireille doit séjourner en maison de santé et renonce à passer le bac. Elle trouve alors du travail dans une usine de vêtements en plastique où elle est victime d’un grave accident (électrocution) : « la machine était défectueuse, je suis restée collée dessus. » Elle passe alors un concours pour être fonctionnaire à la perception et obtient sa mutation à Fréjus où Jo la suit. « Fauchées (comme les blés). Tremblantes (comme des feuilles) mais ensemble. »

Dans le peu de temps que lui laisse son travail difficile – « pas-sion-nant » à l’usine, écrit-elle par antiphrase, « pas gai-gai » aux impôts –, elle écrit Les Mots de hasard, un recueil de cinq nouvelles qu’elle publie en 1980 aux éditions Gallimard, où elle publiera jusqu’en 1995 trois autres recueils de nouvelles et trois romans.

« J’aimerais être une bonne ouvrière de la littérature »

Que le lecteur n’attende pas de ces cinq nouvelles un coming out bruyant et fracassant. L’amour pour les femmes, leurs corps, leurs mots, leurs gestes, leur chaleur, leurs silences, leur force et leur fragilité se dit simplement, dans les mots de tous les jours, naturellement, dans un style fluide, qui fait une grande place aux blancs et aux ellipses, aux rêves et aux non-dits. À la limite, l’homosexualité n’est même pas un sujet et existe telle qu’en elle-même, plus forte encore et évidente de n’être jamais nommée.

Dans cette écriture du désir, du manque, de la quête de l’autre et de soi-même, à travers les failles des personnages et du langage, le lecteur suit les héroïnes Pauline, Geneviève, Julie, Stéphanie et Valentine dans un quotidien qui semble se défaire et qui frôle le rêve, dans l’impossibilité d’aimer ou d’être aimée, dans le bonheur de l’être enfin, dans la perte des mots et des corps. Ce sont des textes d’une grande sensualité, et d’une grande mélancolie, où chacune est renvoyée à sa solitude, à l’impossible rencontre. « Il fait beau d’une manière bouleversante. Il fait beau pour personne. Ou plutôt il fait beau pour les autres », se dit Pauline dans la splendeur blessante d’un dimanche matin.

La dernière nouvelle, « La lettre », constitue une belle méditation sur ce que vieillir veut dire, sur la séparation et la distance, et un bel hommage de l’auteure à sa grand-mère.

L’éclairage des deux préfaces

Avec la générosité qu’on lui connaît, Annie Ernaux donne une très belle préface à cette réédition d’une auteure injustement oubliée, avec qui elle a échangé de nombreuses lettres. Elle met ce texte en perspective dans l’histoire des femmes, de leur assignation à une place, et dans l’évolution de la perception de leur écriture et de leur rapport au monde : « Elle a écrit pour tout le monde, comme Duras, comme Sarraute. Les mots de hasard sont la forme de notre rapport à tous, aux autres et au monde. Dans La Force des choses, Simone de Beauvoir écrit qu’elle “aimait mieux, à travers elles [les femmes], avoir sur le monde une prise limitée, mais solide, que de flotter dans l’universel”. Si j’ai longtemps adhéré à ce propos qui met l’accent sur le rapport féminin à la matérialité, il me semble qu’on peut aujourd’hui affirmer que ce qui nous importe à tous, les blessures, la tendresse et l’amour, la violence ou la douceur des mots, la mort, autrement, peut se dire et s’écrire avec les voix des femmes. »

Suzette Robichon propose également un éclairage très intéressant et sensible sur celle qui « écrivait à l’encre violette », avec des stylos à plume de marque Waterman. Elle cite Mireille Best qu’elle avait interviewée pour la revue Masques, après avoir lu son premier livre : « établir un contact avec l’autre c’est précisément accepter la faille dans cette carapace, sortir de soi pour s’approcher, chercher sur l’autre la faille jumelle par où la communication pourra enfin s’établir (peut-être)… L’outil privilégié de cette démarche, on pourrait croire que c’est le langage : s’approcher de quelqu’un, c’est d’abord lui parler. Mais les mots sont pleins de pièges et de leurres, et on ne DIT pas grand-chose avec : loin d’éclaircir les choses, ils me semblent le plus souvent contribuer à masquer, à brouiller… il y a toujours une vraie question sous le fatras des mots inutiles, des motsde hasard” précisément, qu’on projette comme une encre pour se dissimuler derrière… »

Cette réédition propose également des fac-similés de pages manuscrites de ce qui deviendra l’Hymne aux murènes, premier roman de Mireille Best, publié en 1986 après trois recueils de nouvelles, et des photos très émouvantes. Elle donne envie au lecteur de voir réédités bientôt également ses autres livres.