Une biographie de l'avocat gastronome Brillat-Savarin par l'historien spécialiste de la gastronomie Jean-Robert Pitte.
En décembre 1825 paraît à compte d’auteur à Paris, daté de 1826, un ouvrage au titre un rien alambiqué : Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante ; ouvrage théorique, historique et à l’ordre du jour, en deux tomes. Son auteur signe « un professeur ». Très vite, on saura qu’il s’agit de Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826), un magistrat célibataire, original, qui aimait la bonne chère et mourut d’un coup de froid attrapé à la basilique de Saint-Denis, lors de la messe anniversaire de la mort de Louis XVI — ironie de l'histoire, puisqu'il était opposé à la mort du roi, bien qu’il prît part à la Révolution et servit aussi l’empereur Napoléon Ier, puis le roi Louis XVIII…
Jean-Robert Pitte qui connaît tout, ou presque, sur les vins, les mets, la cuisine, se devait d’écrire une biographie du père de la gastronomie. C’est chose faite, et parfaitement accommodée d’anecdotes croustillantes. Allant aux sources, visitant les lieux fréquentés par Jean Anthelme enfant, puis adulte, commentant avec érudition et surtout gourmandise le livre qui l’a rendu célèbre, l’historien reconstitue, dans le détail et avec une grande intelligence, les époques tourmentées que toute la société française va traverser : la Révolution, l’Empire, la Restauration…
Qui peut mieux incarner cette période – les Lumières et l’entrée dans le monde industriel – que Jean Anthelme Brillat-Savarin, fils de magistrat, qui le deviendra lui aussi, né à Belley dans le Bugey ? Avocat dans sa ville natale a vingt-trois ans, il parle cinq langues vivantes en plus du grec et du latin, sans oublier le patois bugiste. Il est grand, mince, blond, présentant bien — « plutôt laid que joli », écrit-il dans un conte, qui emprunte à son autobiographie —, vêtu de manière colorée et originale. Plus tard, il aura toujours une ou deux modes vestimentaires de retard, sans que cela ne le préoccupe.
Comme tous les fils de famille aisée, il mène une vie de patachon dans laquelle le repas tient, déjà, une place de choix. Un portrait de 1789 le montre plutôt « enveloppé ». Excès de table et manque d’exercices physiques ? En 1825, il se décrit : « Son front élevé indiquait l’amour des études sévères ; et sa bouche, le goût des distractions aimables. » On ne lui connaît pas d’aventures amoureuses, ni avec un homme ni avec une jeune fille, bien qu’il écrive à quel point les « jolies filles » le ravissent. On le sait très attiré par sa cousine Juliette Bernard — qui épousa son père, Monsieur Récamier, sans le savoir, mais c’est une autre histoire ! On sait aussi qu’il affectionnait sa chienne Ida…
Une vie bien remplie
Dès 1781, il est lieutenant civil à Belley. En 1789, il devient député du Tiers-État et se rend à Versailles et loge à Paris. Il participe à la création des quatre-vingt-trois départements, dont soixante-quatre ont un nom hydrographique et les autres un nom orographique. Une victoire de la géographie, commente avec plaisir Jean-Robert Pitte ! C’est un député actif qui s’exprime aussi bien sur la vente des biens du clergé que sur les assignats et la composition des tribunaux, où ses connaissances juridiques sont précieuses. Ainsi, le 23 juillet 1790 s’oppose-t-il à la centralisation de l’organisation judiciaire et pour l’adaptation de la justice au plus près de la population. Il rappelle qu’on « supposait que les justiciables étaient pour les tribunaux et non pas les tribunaux pour le justiciables ».
En 1792, de retour au pays, il est élu maire et incite les jeunes à rejoindre l’armée révolutionnaire. Il est favorable à une égalité fiscale et judicaire mais ne croit pas que par l’égalité « on puisse entendre l’équilibre parfait des biens, des fortunes, des facultés physiques et morales ; une telle égalité n’est pas dans la nature. ».
Accusé de fédéralisme, il est démissionné de sa fonction de maire et voyant le vent tourner, quitte la France pour la Suisse voisine puis les États-Unis. À New York, il donne des cours de violon et joue au John Street Theater. La fièvre jaune l’oblige à se rendre à Hartford où, après une partie de casse, il cuisine pour ses hôtes : « Les perdrix furent servies en papillote et les écureuils gris courbouillonnés au vin de Madère. Quant au dindon, qui faisait notre unique plat de rôti, il fut charmant à la vue, flatteur à l’odorat et délicieux au goût. » Il est vrai qu’il l’avait farci d’oignons, d’ail, de champignons et d’anchois.
Il revient en France et s’évertue à recouvrer ses droits, ce que le Directoire finit par admettre. Il accepte, à contre-cœur, un poste de secrétaire de l’état-major de l’armée du Rhin-et-Moselle à Offenbourg, puis est nommé, en mai 1798, commissaire près les tribunaux de Seine-et-Oise et réside à Versailles, où il s’ennuie. En avril 1800, il est élu conseiller au Tribunal de cassation, qui devient en 1804 Cour de cassation. En 1808, il est anobli et peut se faire appeler Brillat de Savarin. Il rallie les Bourbons le 5 avril 1814, soutient l’empereur durant les Cent-Jours avant de servir la Restauration. Il loge dorénavant à Paris où il reçoit ses amis avec générosité et passe ses vacances au pays où il sert d’excellents repas.
En 1801, il publie un court ouvrage, Vues et projets d’économie politique, que le biographe juge ennuyeux et aux réformes bien tièdes. Il préconise la généralisation des trottoirs le long des routes avec des bancs, ce qui est une belle intention pour les piétons. En 1808, à compte d’auteur, il publie une frêle brochure, Fragments d’un ouvrage manuscrit intitulé théorie judiciaire, dans laquelle il recommande aux juges, avant de prendre une décision, de bien la méditer. Par la suite, il rédige un petit texte, Sur l’archéologie de la partie orientale du département de l’Ain (le Bugey) et un Essai historique et critique sur le duel, d’après notre législation et nos mœurs. Rien de bouleversant.
Une philosophie du « bien manger »
Selon Jean-Robert Pitte, le mot « gastronomie » est popularisé, en 1801 par Joseph Berchoux, poète bourguignon, qui le repère sous la plume d’Archestrate au IVe siècle avant notre ère. Cadet de Gassicourt, en 1809, publie son Cours de gastronomie, avec la première carte gastronomique de la France, mais c’est Brillat-Savarin qui en donne la définition suivante : « La gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui à rapport à l’homme en tant qu’il se nourrit. Son but est de veiller à la conservation des hommes, au moyen de la meilleure nourriture possible. »
C’est en 1820 qu’il trouve le titre Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante et commence à mettre au propre ses nombreuses notes, prises en sortant de table. L’ouvrage n’est pas banal, dans son écriture comme dans son agencement. L’auteur interpelle le lecteur tout autant qu’il évoque des lectures, et ce dans tous les domaines, et surtout des recettes. Il assemble trente « méditations » philosophiques et vingt-sept brèves « variétés », puisant dans l’histoire, la biologie, la médecine, la chimie… Le mot « physiologie » est récent, il figure dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1762 et donnera naissance à des petits livres thématiques, illustrés, dans les années 1830-1840 (Physiologie du flâneur, Physiologie du fumeur, Physiologie de la Grisette, Physiologie du Rentier de Paris et de Province…). Quant à « transcendant », il désigne dans la langue philosophique Leibniz et Kant un « surpassement » ; la « gastronomie transcendante » est donc, pour Jean-Robert Pitte, « l’art de se nourrir en faisant de chaque repas, de chaque plat, de chaque bouchée un moment sublime [...]. »
L’auteur opte pour l’anonymat, certainement parce qu’il ne veut pas mélanger son statut de magistrat avec sa passion de la gastronomie, alors que ses proches connaissent ses deux compétences. Jean-Robert Pitte en ajoute une troisième : la qualité littéraire. Non seulement Brillat-Savarin écrit très bien, mais il invente des mots, souvent avec humour, comme par exemple : « comessation », « confabuler », « digestionnaire », « enthousiastique », « garrulité », « génésique », « gustuel », « infocation », « papillé », « potophore », « soupatoire », « tripudier », etc.
À la différence d’Aristote ou de Linné, il ne distingue que quatre saveurs : doux, sucré, acide et acerbe. De même, il n’utilise la notion de « goût » qu’en relation avec la sapidité des aliments, alors que Montesquieu l’élargit à tout un éventail culturel. Comment l’appétit se manifeste-t-il ? Il « s’annonce, écrit Brillat-Savarin dans la quatrième Méditation, par un peu de langueur dans l’estomac, et une légère sensation de fatigue. [...] Cependant, l’appareil nutritif s’émeut tout entier : l’estomac devient sensible ; les sucs gastriques s’exaltent ; les gaz intérieurs se déplacent avec bruit ; la bouche se remplit de sucs ; et toutes les puissances digestives sont sous les armes, comme des soldats qui n’attendent que le commandement pour agir. Encore quelques moments, on aura des mouvements spasmodiques, on baillera, on souffrira, on aura faim. »
Brillat-Savarin encourage la gourmandise, conseille de ne pas trop manger, de siroter son vin, etc. Il associe à chaque plat un vin particulier et tous les vins ont leur place sur sa table. Après son décès, l’inventaire de sa cave, révèle des Clos-Vougeot, du Madère, des Bordeaux, de l'Hermitage, du Champagne, du Muscat, du Pouilly, du Condrieux Sellery, du Grave… Il sert le madère avec un potage, du Bourgogne avec un faisan farci à la Sainte-Alliance, une bouteille de Clos-Vougeot avec l’aile de perdrix en suprême, un vin d’Orléans avec un gigot à l’eau et du rognon de Pontoise. Le repas est suivi par la dégustation d’eaux-de-vie ou de liqueurs digestives. Il raffole du punch qui vient des Antilles et dont l’appellation viendrait de l’hindi panch (qui signifie « cinq »), correspondant au nombre des ingrédients qu’il nécessite.
Comment ne pas sympathiser avec un tel homme ? L’hommage que lui rend Jean-Robert Pitte est tout à fait mérité, d’autant qu’il jalonne sa biographie de recettes particulièrement appétissantes : salmis de bécasses de Dom Crochon, ombre-chevalier du lac du Bourget à l’ancienne, filet de bœuf clouté de truffes noires à Vieu, gâteau de foies blonds de poulardes de Bresse, cailles truffées à la moelle et au basilic, œufs brouillés dans le jus de gigot…
Brillat-Savarin introduit dans la langue française le mot « convivialité » tiré de l'anglais conviviality, ce qui ne retient pas l’attention de son biographe. Pourtant la convivialité, distincte de la commensalité, est une attitude de plus en plus revendiquée, à la suite de l’essai d’Ivan Illich et de son analyse de ce quelque chose qui assure à chacun son autonomie tout en assurant la qualité du partage. On ne mange pas seul mais à plusieurs : le partage qui l’emporte sur les calories ! C’est peut-être là que se tient la transcendance.