Selon Yascha Mounk, les principes du libéralisme démocratique demeurent la meilleure réponse au danger que le « wokisme » fait courir à nos sociétés. À tort ou à raison ?
Yascha Mounk, politologue américain d’origine allemande, est l’auteur, en particulier, de deux ouvrages disponibles en français, Le Peuple contre la démocratie (2018) et La Grande Expérience. Les Démocraties face à la diversité (2022). Il se penche ici sur la très controversée question du « wokisme ». Mais il ne le fait pas en polémiste. C’est, au contraire, l’ouvrage d’un intellectuel modéré, qui s’inscrit dans le meilleur de la tradition libérale. Soucieux de clarté et d’argumentation, l’auteur résume en fin de chaque chapitre l’essentiel de son propos et référence minutieusement, dans près de 200 pages de notes, toutes les citations et les faits mentionnés dans le corps du livre.
Certes, le « wokisme » est, pour Mounk, un adversaire à contrer et, pour commencer, à réfuter. Il ne saurait être pour autant question de le dénigrer. Ses idées doivent être, bien plutôt, prises au sérieux, d’autant plus qu’elles sont ancrées dans une exigence tout à fait légitime de justice. Le propos de l’auteur, toujours empreint de respect, adopte donc un ton dénué de toute animosité. C’est, au demeurant, dans cet esprit que Mounk ne fait pas usage des termes « woke » et « wokisme », aujourd’hui récusés par ceux qui les avaient d’abord adoptés, en raison de la connotation péjorative qu’ils ont désormais prise. Pour éviter donc toute polémique inutile et ne pas braquer d’emblée ses adeptes, l’auteur propose de désigner ce qui lui apparaît comme une nouvelle idéologie par l’expression neutre de « synthèse identitaire ».
Régulièrement présentée, à gauche, comme partie composante d’une « guerre culturelle » menée contre les idées progressistes par un populisme d’extrême-droite, la critique du « wokisme » est ici le fait d’un universitaire qui se situe dans le camp démocrate au sens américain du terme . Selon Mounk, « la lutte idéologique » doit être, aujourd’hui, menée sur un double front, celui d’une gauche et d’une droite également radicalisées. Après s’être penché, dans un ouvrage précédent, sur la déstabilisation des régimes démocratiques par la montée des populismes, l’auteur se consacre, ici, au « wokisme ». L’enjeu, selon lui, n’en est pas moins important puisque, diagnostique-t-il, l’ampleur prise par les idées de la synthèse identitaire et ses effets délétères sur la société font désormais peser sur celle-ci une véritable menace. En outre, pointe-t-il, les deux idéologies se nourrissent l’une l’autre, comme l’atteste leur progrès concomitant pendant la mandature de Donald Trump.
Les origines sociales et intellectuelles de la synthèse identitaire
La synthèse identitaire tient, selon Mounk, à la rencontre de deux choses : ce que l’on pourrait, d’une part, décrire comme une exaspération devant la persistance d’importantes injustices dans les sociétés démocratiques, et l’apparition, d’autre part, de nouvelles idées philosophiques et politiques de plus en plus influentes.
Indéniablement, les injustices, inégalités et discriminations restent considérables, tout particulièrement dans la société américaine. Pour un regard pessimiste, tout semble s’être passé comme si les grands mouvements sociaux apparus dans les décennies de l’après-guerre s’étaient épuisés sans avoir atteint leurs objectifs ; comme si, plus largement, les institutions de la démocratie américaine, incapables de faire progresser la justice, n’avaient pas tenu leurs promesses. C’est donc animés par une considérable déception à leur égard que des intellectuels et des militants en sont venus, selon les termes de Mounk, à « substituer à l’universalisme une forme de séparatisme progressiste » . « La gauche, précise l’auteur, s’est débarrassée de l’universalisme » pour opérer un « virage identitaire ».
Au plan des idées, l’auteur pointe l’influence considérable exercée, à partir des années 1960, par certains philosophes dans les universités américaines. Michel Foucault est, ici, l’auteur clef. Mounk mentionne sa théorie du pouvoir qui, méfiante à l’égard de l’idée traditionnelle d’une instance centrale exerçant sa domination sur l’ensemble de la société, donne à voir une multitude de micro-pouvoirs. Les pratiques politiques s’en trouvent redéfinies en termes d’une multiplicité de luttes particulières, mises en œuvre par différentes minorités contre des oppressions spécifiques. Par ailleurs, Foucault identifie, comme on le sait, les savoirs à des pouvoirs, invitant ainsi à débusquer derrière toute prétention à l’objectivité scientifique une visée de domination, de contrôle social ou de discipline institutionnelle.
D’une manière générale, la synthèse identitaire a germé, selon l’auteur, sur le terreau des idées postmodernes. Il se réfère ici à Jean-François Lyotard, qui soutenait que nous avions, dans l’après-guerre, changé d’époque. Les modernes croyaient, selon ce philosophe, à des « grands récits » qui donnaient une orientation et un sens d’ensemble au parcours de l’humanité à travers le temps. Devenus des postmodernes, nous douterions désormais des grands idéaux rationalistes et serions devenus relativistes.
L’influence exercée par les philosophes français, regroupés sous l’étiquette « French Theory », dans les départements de littérature des campus américains les plus prestigieux est bien connue. Elle est explicitement revendiquée par les auteurs phares de la synthèse identitaire, parmi lesquels Mounk distingue l’auteur américano-palestinien Edward Saïd, considéré comme l’un des fondateurs des études postcoloniales, et l’indienne Gayatri Chakravorty Spivak. Le premier s’est s’attaché à montrer que l’ensemble des discours savants des Occidentaux sur les sociétés orientales portait, en réalité, sur un Orient imaginaire devant tout à l’esprit du colonialisme . On doit à la deuxième le concept d’« essentialisme stratégique », qui a joué un rôle clef dans la formation de la synthèse identitaire.
La présentation que Mounk fait des idées des uns et des autres peut sembler trop rapide. Mais l’auteur ne se pose pas en philosophe. Politologue, il s’attache de manière privilégiée à l’impact politique des idées dont se saisissent les acteurs sociaux. Il ne procède, par ailleurs, à aucun réquisitoire. Il reconnaît volontiers le caractère complexe des idées à l’origine de la synthèse identitaire. Mais, fait-il valoir, en sortant des petits cercles intellectuels où elles étaient d’abord apparues pour se répandre auprès d’un large public qui s’en est saisi à ses fins propres, ces idées ont été souvent déformées et simplifiées. Mais, l’essentiel, aux yeux de Mounk, est que les influences subies, aux origines intellectuelles diverses, aient abouti, sur les campus américains, à une synthèse cohérente de thèmes et de thèses qui font aujourd’hui l’identité idéologique de la synthèse identitaire. L’auteur distingue à ce propos « sept propositions fondamentales » partagées par ceux qui adhèrent à cette mouvance. Avec la synthèse identitaire, c’est donc « un nouveau paradigme » qui s’est, avec un succès certain, imposé. Comme y insiste justement Mounk, elle a introduit, à l’appui d’une nouvelle conceptualisation de la société et des luttes qui y prennent place, tout un nouveau vocabulaire. L’identité des acteurs en conflit et les enjeux et objectifs de celui-ci s’en trouvent redéfinis en profondeur.
Une segmentation de la société en points de vue irréductibles
Au cœur de la nouvelle idéologie, on trouve l’accent mis sur certaines appartenances communautaires des individus et leurs irréductibles identités collectives. De ce fait, les revendications identitaires l’emportent sur les revendications individualistes d’une société essentiellement animée jusqu’ici par l’imaginaire des droits de l’homme. Les luttes sociales cessent d’être conçues de manière prévalente en termes socio-économiques. Ce sont désormais les appartenances définies selon les critères de la « race » ou de l’ethnie, du sexe ou du genre qui sont mises en avant. Les classes sociales sont, elles, reléguées à l’arrière-plan.
Retranchée dans des communautés conçues comme des blocs aux frontières rigides, la politique de l’identité formule avant tout ses revendications politiques en termes de reconnaissance. Animée par un scepticisme prononcé, la synthèse identitaire insiste sur l’irréductibilité des perspectives propres à chaque groupe au détriment de l’objectivité des savoirs et de la recherche d’un bien commun. Sous l’étiquette « savoir situé », que Mounk nomme, pour sa part, « théorie du point de vue », elle promeut une conception relativiste des connaissances. Enfin, foncièrement pessimiste, elle en vient à mettre en question certains des principes fondamentaux de nos institutions démocratiques, à commencer par la liberté d’expression.
Par ailleurs, la synthèse identitaire présente plusieurs contradictions importantes. Ainsi, déjà, elle accorde un caractère absolu à un trait naturel, la couleur de peau, qui la conduit à restaurer le vocabulaire du racisme et à renverser, par des revendications et des pratiques séparatistes, le sens négatif de la ségrégation. Mais, inversement, elle met aussi en avant certaines revendications individuelles radicalement subjectivistes. L’individu est ainsi réputé, désormais, pouvoir déterminer son sexe par la grâce d’une simple auto-déclaration. Tantôt, donc, l’individu est encouragé à affirmer souverainement des droits subjectifs irréfragables, tantôt il est enjoint de se soumettre au joug de la loi de son groupe social d’origine.
« L’essentialisme stratégique » et « la théorie critique de la race »
Le concept d’« essentialisme stratégique » de Spivak constitue un jalon crucial dans la formation de la nouvelle idéologie. Dans un premier temps, racisme et sexisme ont été analysés par la synthèse identitaire comme l’effet de pures constructions sociales, comme des phénomènes de mentalité collective sans contrepartie substantielle dans la réalité. De ce point de vue, il convient de le pointer, les deux sexes biologiques n’ont guère plus d’existence que, comme l’opinion commune le reconnaît aujourd’hui, les « races » humaines. C’est que, dans la perspective d’un constructivisme social radical, toute catégorie sociale est suspecte en ce qu’elle dissimule la multitude des singularités individuelles ou minoritaires, qui, au mieux, forment conjoncturellement des associations politiques à des fins stratégiques. Or, une telle position devait, bien entendu, poser un problème politique majeur : comment une société ainsi atomisée pouvait-elle bien s’engager dans une action politique durable en vue du bien commun ?
L’essentialisme stratégique semblait pouvoir offrir une issue à cette impasse. Il s’agissait de mobiliser à des fins pratiques ces catégories sociales mêmes que l’on avait, au plan théorique, déconstruites. Pour lutter efficacement contre le racisme et le sexisme, il convenait de faire comme si les « races » et les sexes existaient réellement, prendre ainsi au mot les constructions mentales des racistes et des sexistes. C’est ainsi, analyse Mounk, que le vocabulaire du racisme a été réintroduit dans l’espace public, non du fait de l’extrême-droite mais de cette nouvelle gauche à prétention radicale. C’était là tourner le dos à l’universalisme qui avait toujours, jusque-là, inspiré la gauche, pour « organiser l’action politique autour des marqueurs identitaires » . Cette idée, souligne l’auteur, n’est pas seulement paradoxale. Elle est aussi dangereuse. De fait, les militants inspirés par la synthèse identitaire ont fini, juge-t-il, par en perdre de vue le caractère stratégique pour n’en plus retenir que le caractère essentialiste, pourtant honni à l’origine.
Dans le même esprit, « la théorie critique de la race » de la juriste et féministe Kimberlé Crenshaw invite à mobiliser des identités raciales ou sexuelles, qui n’existent pourtant que comme projections des personnes racistes et sexistes, pour lutter contre le racisme et le sexisme. De cette façon, les personnes « racisées » ou « sexisées », selon le jargon en vigueur, retourneraient à leur avantage les stigmatisations dont elles font l’objet. Cette nouvelle stratégie, est-il jugé, est mieux à même de faire justice aux personnes dominées et discriminées que l’action fondée sur les droits et libertés individuels reconnus par les constitutions démocratiques. C’est que, selon les tenants de cette théorie, le racisme est, dans nos sociétés, « structurel », constitutif de leur institution même. Et il n’est guère plausible qu’une société dote ses membres des libertés par lesquelles ils pourraient en renverser l’ordre fondamental.
Dans cette perspective, les droits de l’homme, clef de voûte de nos institutions démocratiques, représentent, comme en jugeait déjà Marx en son temps, une abstraction idéologique qui a pour fonction de dissimuler les inégalités proprement sociales, les discriminations exercées à l’encontre de certains groupes sociaux, en l’occurrence les communautés « raciales » ou ethniques, les groupes sexués ou genrés. Il conviendrait donc de déchirer le voile universaliste pour éveiller et aiguiser chez les individus la conscience de leur appartenance raciale ou sexuelle. Cette visée passerait, en particulier, par une vigilance constante dans les moindres échanges et relations propre à développer une « sensibilité à la race », non seulement chez les personnes de couleur, mais aussi chez les personnes blanches. En effet, les tenants de la synthèse identitaire, qui tiennent donc que la couleur de peau suffit à constituer une identité, reprochent aux Blancs d’être « color blind », aveugles à la couleur de peau, et par suite, inconscients des privilèges attachés à leur « blanchité ».
Ainsi tend à s’instaurer, dans la vie quotidienne, une guerre de tranchées dans laquelle les militants de la synthèse identitaire sont à l’affût de toute « micro-agression », susceptibles d’interpréter la moindre parole ou le moindre geste comme une offense, développant chez ses adeptes une forme d’hypersensibilité et une tendance à la victimisation. C’est, selon Mounk, cet état d’esprit qui a conduit, ces dernières années, à un retournement de cette nouvelle gauche américaine contre le principe de la liberté d’expression. Le célèbre premier amendement de la Constitution des États-Unis s’en est trouvé désacralisé et des restrictions significatives à cette liberté, tant chérie par les Américains, ont été admises comme légitimes.
Pourquoi les idées de la synthèse identitaire se sont-elles répandues si vite ?
Le caractère souvent sophistiqué et jargonnant de la synthèse identitaire semblait vouer ses théories à demeurer dans les limites de cercles intellectuels étroits. Or, elles se sont amplement et rapidement diffusées hors des universités au point que « certains de ses principes fondamentaux [en sont venus], écrit Mounk, à exercer une influence gigantesque dans des institutions de premier plan. »
Mounk rend compte de cette dynamique de deux façons. En premier lieu, fait-il valoir, l’immense succès des réseaux sociaux, sur lesquels les nouvelles générations s’informent prioritairement, a modifié en profondeur les règles du jeu médiatique. Les tenants de la nouvelle idéologie y ont été, très tôt, particulièrement actifs, et les médias traditionnels ont été contraints de tenir compte de cette influence croissante pour maintenir leur audience. En second lieu, les étudiants, qui s’étaient imprégnés de cette idéologie pendant leurs études universitaires, ont accédé, en passant à la vie professionnelle, aux postes de commandement dans biens des secteurs de la société, où ils se sont alors trouvés en position de mettre en œuvre leurs idées.
Quelle stratégie pour lutter contre le piège de l’identité ?
Les idées structurantes de la synthèse identitaire et la stratégie politique qu’elles informent tendent un piège à nos sociétés, juge Mounk, en particulier à la gauche. Inspirées à l’origine par une exigence très légitime de justice et une forte frustration à l’égard de la lenteur des progrès effectués à cet égard, la voie choisie par cette mouvance militante est à la fois « contreproductive » et « dangereuse », estime l’auteur. Celui-ci conclut donc son ouvrage par des considérations stratégiques : que faire pour s’opposer à la synthèse identitaire et prendre ainsi part à ce qui sera, prédit-il, le grand combat idéologique des années à venir, dont l’issue décidera des principes qui structureront nos sociétés dans le futur ?
Pour commencer, soutient Mounk, il nous faut rester fidèle aux principes qui sont au fondement de nos sociétés libérales et démocratiques. De là, un plaidoyer pour la philosophie libérale, au sens politique et américain du terme. Ce ne sont pas, selon lui, les principes qui ont jusqu’ici animé les luttes et les réformes progressistes qui sont en cause. Si nos sociétés, en dépit des progrès considérables accomplis à long terme, restent bien trop inégalitaires, c’est qu’elles n’ont pas été à la hauteur de leurs principes. Il leur faut donc s’en montrer plus dignes, se mobiliser plus vigoureusement pour les mettre en œuvre.
Il convient en particulier de ne rien céder sur la liberté d’expression, à la plus large acception de laquelle nous devons rester fidèles. Si elle présente, certes, le désagrément de laisser s’exprimer publiquement des opinions qui nous répugnent ou nous choquent, l’expérience historique montre que les effets négatifs des restrictions apportées à cette liberté sont sans commune mesure. Elles conduisent, en effet, à lui fixer arbitrairement des limites et elles profitent ainsi à ceux à qui est dévolu le pouvoir d’y procéder. Ensuite, plaide Mounk, la manière la plus efficace de lutter contre les injustices est, toujours et encore, de se donner des règles d’action universelles et neutres. Autrement dit, les politiques publiques les mieux à même de promouvoir l’égalité entre les individus sont celles qui sont conçues indépendamment de toute considération d’origine sociale et d’appartenance communautaire. Les mesures de discrimination positive ne sont, elles, envisageables qu’en dernier recours et pour un temps très limité.
Un défaut de regard sociologique
Mounk dresse un juste portrait des principales idées constitutives de ce qu’il baptise du nom de synthèse identitaire, et les objections qu’il leur adresse semblent frappées au coin du bon sens. On exprimera cependant des réserves sur deux points. D’abord, en dépit des nombreux faits auxquels il renvoie, il manque à la description de l’emprise de la nouvelle idéologie sur la société américaine et, désormais, sur les nôtres, une enquête quantitative. Seules des données statistiques permettraient d’objectiver un phénomène dont l’importance varie considérablement selon le point de vue.
Ensuite, et surtout, l’ouvrage de Mounk pâtit des présupposés individualistes de sa philosophie libérale. Il convient, certes, de lui donner raison lorsqu’il préconise des politiques publiques qui s’adressent en priorité aux individus indépendamment de leurs appartenances sociales ou communautaires particulières. C’est en effet là ce qui s’accorde aux préférences individualistes de nos sociétés, qui reconnaissent dans l’individu la valeur la plus haute. Et, si nous voulons promouvoir une société d’individus individualisés et autonomes, les traiter comme tels, n’est-ce pas précisément la meilleure manière de procéder ?
Telle n’est pas, cependant, la ligne d’argumentation de l’auteur. Celui-ci justifie la neutralité à l’égard des identités particulières et le caractère général des lois par les droits naturels, qui sont les droits universels de l’homme individuel. Or, c’est oublier que les sociétés non modernes s’instituent sur d’autres fondements. Les sociétés traditionnelles en particulier valorisent, elles, la collectivité, le « nous » du groupe plus que le « je » de l’individu. Au plan idéologique, l’individualisme tend, certes, à rimer avec la prétention à valoir universellement, mais il n’en résulte pas moins d’un choix collectif particulier. D’un point de vue comparatif, l’universalisme, qui anime en principe nos politiques publiques et l’indifférence aux groupes sociaux particuliers qu’il manifeste, sont donc l’expression d’un choix culturel, non pas naturel ou rationnel.
Nos sociétés ne consistent pas en une simple multitude d’individus et aucune société humaine ne saurait être exclusivement individualiste. Les individus doivent aussi s’inscrire dans une totalité sociale qui les englobe et les articule en sous-groupes. Mounk fait, certes, place à une tendance naturelle des êtres humains au « grégarisme », qui les font, par « homophilie », se rassembler en groupes d’affinités . Toutefois, l’adage « qui se ressemble s’assemble » ne saisit-il pas uniquement l’aspect le plus superficiel de l’organisation de la société en sous-groupes ? Pour Mounk, ces groupes résultent d’une loi de psychologie sociale, non d’un fait d’institution . Or, ces groupes se caractérisent, en réalité, par des manières instituées de penser et de faire qui leurs sont propres, qui justifient que nous puissions parler, autrefois, d’une culture ouvrière, et aujourd’hui, d’une culture afro-américaine ou d’une culture gay. Dans cette mesure, le discours identitaire n’est pas à rejeter en tant que tel.
S’il est donc un « piège de l’identité », comme le soutient Mounk, ce n’est pas en raison même du concept d’identité collective. C’est, en réalité, une question d’accent et, plus précisément, comme l’anthropologue Louis Dumont l’a mis en évidence sur l’exemple de société indienne, une question de hiérarchisation . Ce qui est sociologiquement dangereux, c’est lorsque des revendications individualistes et des revendications communautaires se disputent la prééminence. Cela tient à l’incompatibilité, soulignée par Vincent Descombes, entre deux demandes, l’une qui exige de la société la reconnaissance d’une égalité, l’autre qui exige d’elle la reconnaissance d’une différence . Pour autant, les deux valeurs qu’elles incarnent ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre. Elles ne peuvent, en revanche, coexister pacifiquement que dans la mesure où elles sont hiérarchisées, si, donc, lorsqu’elles entrent en conflit, l’une cède, par principe, devant l’autre. Ainsi, le péril que représentent les revendications identitaires des tenants de la synthèse identitaire n’est pas tant qu’elles tournent le dos à l’universalisme, dont elles dénoncent parfois à juste titre le caractère abstrait et, partant, régulièrement inopérant. Il réside dans la tendance à redonner la prééminence aux appartenances communautaires particulières dans une société foncièrement individualiste.
Lutter contre les inégalités sociales en s’adressant aux seuls individus : un défi
Les inégalités entre individus sont, avant tout, des inégalités sociales. Elles tiennent aux origines et aux appartenances sociales des individus. La tentation est grande alors de penser et d'exiger que la justice se rende entre groupes sociaux, non entre individus, puisque ce sont ces origines et ces appartenances qui, le plus souvent, décident de la trajectoire des individus au sein de la société. Pourtant, la justice visée dans une société individualiste ne peut être, sauf à ce que celle-ci renonce à sa raison d’être, qu'une justice interindividuelle. C’est pourquoi, lorsque les différences entre groupes sociaux sont prises en compte par les politiques publiques, c’est en tant qu’indicateurs des progrès en matière de justice individuelle. Celle-ci se mesure alors à la réduction des inégalités entre groupes sociaux. Les appartenances collectives particulières sont ainsi prises en considération en tant que moyens, non pas en tant que fins en soi, sans quoi, l'identification de l'individu à son groupe d'appartenance prendrait le dessus sur sa trajectoire individuelle.
Les politiques publiques ne sauraient donc faire tout à fait abstraction des appartenances communautaires ou autres, comme le préconise Mounk. C'est légitimement qu'elles adoptent des programmes de discrimination positive ou des mesures de promotion de la mixité sociale dans les quartiers d'habitation ou dans les écoles. Ainsi, les libertés reconnues constitutionnellement ont des chances de devenir, selon le concept élaboré par Amartya Sen puis Martha Nussbaum, des capabilités, à savoir des pouvoirs de faire.
D’une manière générale, nous nous heurtons donc à un problème entêtant, qui nourrit et entretient la synthèse identitaire. Les politiques publiques inspirées par les principes du libéralisme démocratique ne réussissent pas à corriger suffisamment les inégalités sociales. Tout semble se passer comme si la promotion de l’égalité des chances venait se heurter au roc des inégalités tenant aux différences dans l’héritage social des individus. Comment faire pour s’attaquer à ces inégalités des chances qui tiennent aux différences dans la socialisation et l’éducation des enfants au sein des familles ? Plus généralement, comment procéder pour faire reculer les injustices et les discriminations qui ne ressortissent pas aux lois, donc aux règles explicites, mais aux mœurs, sur lesquelles la législation n’a de prise qu’au risque de l’autoritarisme, voire du totalitarisme ? Mounk n’administre pas, à cet égard, la preuve que des politiques inspirées par les seuls principes libéraux suffisent à lutter contre les injustices et contre les discriminations dont la persistance exaspère les tenants de la synthèse identitaire. Ceux-ci, de leur côté, raidissent leurs positions au point, en particulier, de rejeter les politiques d’« affirmative action », de discrimination positive, pour se tourner vers des pratiques séparatistes.