Focus sur une étape charnière de l’histoire de l’art : la controverse juridique entre le sculpteur roumain Brancusi et l’administration américaine.

Pour une première « bande dessinée », Arnaud Nebbache réussit un coup de maitre. Passé par l’Institut Saint-Luc, spécialisé dans la littérature jeunesse, il se distingue autant par son approche du récit, entre didactique et fiction, que par un graphisme léger, vivant et poétique. Avec ce « roman graphique pour adultes », l’auteur détaille le procès ayant opposé le sculpteur roumain Constantin Brancusi (1876-1957) et l’État américain de 1927 à 1928. À travers l’exemple de Brancusi, Arnaud Nebbache dépasse les enjeux économiques et pose à nouveaux frais la question de la modernité de l’art.

Ceci est-il un oiseau ?

À l’occasion d’une exposition sur le territoire américain, vingt sculptures de Constantin Brancusi sont débarquées dans le port de New York en octobre 1926. Circonspecte devant ces objets particuliers, l’administration douanière les enregistre non pas comme des œuvres d’art, mais comme des objets industriels. Par conséquent, un droit de douane est appliqué. Devant cette décision inattendue, Brancusi et son entourage intentent un procès à l’État américain.

L’ouvrage, comme le procès, se focalise autour de l’Oiseau dans l’espace (en couverture), sculpture de bronze pour laquelle Brancusi travaille la matière jusqu’à l’abstraction : une poussée verticale haute de 140 cm, poli de pied en cap à l’imitation du miroir. La justice américaine doit déterminer s’il s’agit d’une sculpture originale, produite par un sculpteur professionnel, ou bien d’un objet industriel à caractère utilitaire. De 1927 à 1928, des professionnels (artistes, artisans, galeristes, collectionneurs) se succèdent à la barre pour définir la « chose ».

Au final, la Cour donne raison à Brancusi : « L’objet considéré [...] est symétrique et beau dans sa forme [...] bien que l’on puisse avoir quelque difficulté à l’associer à un oiseau [...] nous soutenons la réclamation et trouvons qu’il a le droit d’entrer sans payer de droits   . » Cette décision fait jurisprudence ; dorénavant, la sculpture se définit autour d’une esthétique, de l’artiste (formation, réseau) et de sa finalité (galerie, collection, musées).

Modernité de l’art

Nebbache procède par allers-retours : entre New York et Paris, entre le procès et les interrogations de Brancusi. Tandis que Marcel Duchamp retranscrit les étapes du procès depuis New York, dans le Montparnasse avant-gardiste, Brancusi s’entoure de la danseuse Marthe Lebherz (sa « Tantan ») et de ses amis Erik Satie et Fernand Léger. Ensemble, ils explorent les relations entre art, artisanat et industrie, entre la machine et l’art. Une séquence savoureuse met en scène un Brancusi admiratif devant le paquebot lors de son voyage aller, depuis la bitte jusqu’aux gigantesques pièces de la salle des machines. Ces nombreuses observations le conduisent vers l’abstraction.

La restitution graphique de ce cheminement est à la hauteur du sujet. D’abord, le détail du trait découpe et distingue les silhouettes de l’espace et des décors. La couleur (souvent trichromie) indique les changements de séquence et contribue à cette ambiance aérienne et poétique. Le découpage classique en cases (le gaufrier) illustre les périodes de doute tandis qu’une mise en page dans laquelle le blanc occupe davantage d’espace reprend les principales interventions lors du procès. Chez Nebbache, comme pour Brancusi (en rappel de son passage chez Rodin), l’espace qui entoure délimite et fait exister la sculpture, ou dans notre cas, fait la part belle au récitatif.

La dernière séquence présente un Brancusi soulagé et conforté dans ses choix. Sur une plage normande, assis, le regard au loin, il empile des galets, acte annonciateur de sa future Colonne sans fin.

Vers le neuvième art

Brancusi contre États-Unis est l’occasion de rappeler combien l’histoire de la bande dessinée est liée à une décision de justice. La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse conditionne la production d’« albums » de 1950 à 1970 et la stigmatise aujourd’hui encore. De format uniforme, résumé par l’appellation 48 CC (48 pages, couleur, cartonnées), la bande dessinée est enfermée dans une production réservée à la jeunesse masculine. Elle produit un standard culturel pour éviter la censure, tant sur les thèmes proposés (humour, aventure, western, SF) que sur la représentation de la femme (absente ou quasi), contribuant au succès de la création franco-belge, calibrée à souhait.

Les conséquences se mesurent en 1967 au musée des Arts décoratifs de Paris lors de l’exposition « Bande dessinée et figuration narrative ». Devant la forte incitation de la part de l’institution, les organisateurs optent pour le rajout d’œuvres appartenant au mouvement de la figuration narrative, à la fois comme passerelle possible vers le neuvième art et comme justification artistique   .

Malgré une forme de gentrification par le roman graphique, comme le souligne François Raffin, à la différence du cinéma ou du théâtre, la bande dessinée peine à se faire une place dans l’enseignement supérieur et dans les médias (pas de critique spécialisée dans Le Monde, peu de revues spécialisées de référence). Lors d’une entrevue sur France Culture, l’auteur français Lewis Trondheim qualifiait à juste titre la bande dessinée de « travail de niche ». Brancusi contre États-Unis en est la preuve presque parfaite.