La lutte contre la traite menée par le Royaume-Uni dans l’océan Indien, notamment à Zanzibar, est relue au prisme des relations géopolitiques et des ambitions coloniales de la couronne britannique.

* Read in English.

Alors que les débats sur l’ingérence humanitaire ont refait surface au gré des conflits actuels, il est pertinent de s’interroger sur l’histoire de cette notion et sa place dans le droit international. Loin d’être née avec la Seconde Guerre mondiale ou même la guerre froide, l’idée d’intervenir dans les affaires internes d’un pays au nom des droits de l’homme trouve en fait sa genèse dans la lutte menée par les Britanniques contre la traite et l’esclavage au XIXe siècle.

L'ouvrage issu de la thèse de Raphaël Cheriau, membre associé au Centre Richard Roland Mousnier et au Centre for War Studies à Dublin, cherche précisément à historiciser la notion d’intervention humanitaire. À partir notamment des archives diplomatiques britanniques et françaises, il propose une relecture du combat contre la traite des esclaves dans l’archipel de Zanzibar, remonte aux sources du droit international et de ses contradictions, puis discute l’idée que cette répression, menée par la Royal Navy, aurait en fait eu des visées colonialistes.

Un territoire stratégique

C’est donc à Zanzibar que prend place l’enquête de Raphaël Cheriau. Cet archipel situé au cœur de l’océan Indien représente un lieu stratégique pour les acteurs en présence. Ce territoire est intégré au début de la période dans l’empire colonial omanais, qui s’étend entre le Kenya et la Tanzanie, et dont le sultan fait sa capitale. L’archipel est donc connecté par des liens politiques, économiques, religieux et culturels avec son environnement proche et constitue l'une des clés de la « thalassocratie omanaise » dans l’océan Indien.

Mais Zanzibar est également sur la route des Indes, et donc un point de passage obligé pour les Britanniques, qui cherchent à maîtriser les passages du Golfe Persique. Cet espace est également stratégique pour les Français, qui déploient déjà leur empire colonial à Djibouti, Mayotte et la Réunion. Quand on y ajoute les productions d’ivoire, de gomme et de clou de girofle parmi les plus importantes au monde, on comprend combien ces petites îles de l’océan Indien attisent tant de convoitises. Ainsi, c’est « l’endroit où les économies de l’Afrique de l’Est, de l’océan Indien et du monde se rencontraient ».

De par sa position stratégique et ses ressources, Zanzibar est également le lieu où transitent de nombreux esclaves : les transferts de populations y sont ainsi nombreux, pour alimenter le continent, mais aussi les autres îles de l’océan Indien. De fait, Zanzibar devient, vers 1840, le plus grand marché aux esclaves d’Afrique de l’Est et l’on estime qu’entre 15 000 et 25 000 hommes, femmes et enfants y passaient dans les années 1860, près de 770 000 tout au long du siècle. L’image souvent retenue est celle de ces boutres, navires de commerce qui contiennent des chargements variés et parfois quelques esclaves, « l’une de ces multiples icônes coloniales qui incarnèrent la complexité fascinante du Moyen-Orient en Europe ».

Une ambition britannique complexe

C’est donc dans ce territoire particulier que Raphaël Cheriau situe son étude et montre comment les Britanniques, à travers la Royal Navy, ont cherché à interdire la circulation des esclaves en même temps qu’ils s’implantaient durablement dans la région : « cet archipel de l’océan Indien fut l’un des endroits du monde où le mouvement abolitionniste et l’expansion coloniale se télescopèrent d’une façon des plus surprenantes et singulières », écrit ainsi l’auteur.

Car la lutte des Britanniques contre la traite, active depuis plusieurs décennies dans l’Atlantique, trouve rapidement ses limites dans l’océan Indien. Raphaël Cheriau montre ainsi que les moyens dont disposaient la Royal Navy étaient très en-deçà des besoins. Les hommes et les navires ne sont pas assez nombreux face aux boutres – environ 600 – qui transportent les esclaves et les officiers ne maîtrisent pas les langues et les codes locaux. Les témoignages sur place montrent ainsi l'incapacité des Britanniques à agir efficacement.

Il rendent également compte d'un écart entre la force du discours abolitionniste, la publicité intense qui est faite en Europe des opérations menées, d'une part, et la réalité de terrain, d’autre part : « l’échec de la Royal Navy ne fut pas tant le résultat d’un manque de ressources matérielles appropriées que le fruit d’une incapacité des Britanniques à interpréter et à comprendre la réalité à laquelle ils faisaient face dans l’océan Indien, de même que la complexité inextricable des règles que leur imposait le respect du droit international ».

Pourtant, en Grande-Bretagne, la visée abolitionniste de l’État fait partie intégrante de l’ère victorienne et l’auteur rappelle l’« importance de l’abolitionnisme dans la construction de l’identité britannique et sa politique tant nationale qu’internationale ». Ainsi, l’opinion publique est régulièrement mobilisée dans la lutte contre la traite : chaque prise est l’occasion d’une médiatisation dans la presse, puis par les acteurs associatifs ou politiques, et reprise historiographiquement comme un « aspect clé du roman historique britannique ».

En réalité, l'auteur montre à l’aide de données statistiques très documentées que les prises sont rares et concernent finalement peu d’esclaves sauvés : « cette vision fausse de la nature de la traite n’influença pas seulement l’opinion publique européenne mais aussi une partie des historiens qui s’intéressèrent par la suite à ces questions ». La couverture du livre illustre ainsi la célèbre prise du H.M.S. Daphne quittant les côtes d’Afrique de l’Est, en novembre 1868, avec à son bord des esclaves libérés. Cette image, très largement diffusée par la suite, est restée comme un symbole de l’action humanitaire de la Grande-Bretagne.

Plus encore, la portée des libérations est à nuancer : beaucoup des esclaves libérés deviennent ensuite « engagés », un statut guère plus enviable qui s’assimile à du travail forcé : « la quasi totalité de ceux et celles qui se trouvent ainsi "libérés" connurent en effet de nouvelles formes de servitudes ».

De l’abolitionnisme au colonialisme

Partant de ces difficultés, Raphaël Cheriau décrit les différentes phases de la présence britannique à Zanzibar, laquelle se fait de plus en plus forte.

En 1869, la Grande-Bretagne franchit une première étape dans l’ingérence à Zanzibar en instaurant une cour de la Vice-Amirauté, chargée de lutter, sur place, contre la traite. Peu à peu, « la mission diplomatique s’était transformée en une démonstration de puissance coloniale rompant avec les règles du droit international et son esprit humanitaire initial ». Dans les faits, le sultan perd une partie de sa souveraineté, confiée désormais au consul britannique. Ici, « l’Empire britannique était passé d’une domination économique et politique informelle à une prise directe de contrôle de territoire présentant un intérêt stratégique, communautaire ou humanitaire ».

La décennie suivante voit la mise en place de la mission Bartle Frere, du nom d'un humanitaire voyageant dans la région et menant ensuite une campagne publique active en Grande-Bretagne pour lutter plus efficacement contre la traite. Ces actions médiatisées permettent ensuite aux acteurs de la lutte contre la traite de relancer des missions, à l’image de la HMS London, active entre 1874 et 1883, composée d’une canonnière et de petites embarcations. Ce projet est notamment porté par les discours des explorateurs, comme David Livingstone, dont les descriptions de l’esclavage en Afrique de l’Est sont reproduites en Grande-Bretagne et nourrissent les discours qui mêlent abolitionnisme et nécessité coloniale. Ils sont notamment diffusés par la très active BFASS (British and Foreign Anti-Slavery Society, créée 1838), et derrière elle par l’opinion publique et une partie des parlementaires. Mais ces missions sont elles aussi décevantes et conduisent à une « confession publique d’impuissance de la part de la plus grande marine du monde, même sur une île aussi petite que celle de Zanzibar ».

Un échelon supplémentaire est ensuite franchi dans les années 1880, car la pression exercée par les Britanniques s’intensifie. À la suite d’une révolte locale contre des agents allemands, Grande-Bretagne et Allemagne s’accordent pour mettre en place un blocus sur Zanzibar, qui dure entre décembre 1888 et octobre 1889. La Royal Navy, « gendarme des mers », justifie par des raisons humanitaires cette décision qui constitue une étape supplémentaire vers un contrôle de cette partie du monde.

L’auteur montre alors comment les dirigeants britanniques ont utilisé l’argument de la lutte contre la traite dans les dernières décennies du XIXe siècle pour justifier des politiques impérialistes : « l’intervention avait besoin d’une cause humanitaire permettant de dépasser les intérêts politiques divergents et faire l’unanimité dans l’arène politique comme dans l’opinion publique ». C’est ce que l’auteur nomme un « impérialisme humanitaire ».

L’un des intérêts du livre est le questionnement, tout au long de l’ouvrage, du plan initial de colonisation britannique. Pour l’auteur, les sources montrent qu’il n’existait pas, au tout début, de projet de colonisation, mais que celui-ci s’est construit au fur et à mesure, au gré des interactions « complexes, changeantes, paradoxales et bien souvent imprévisibles » entre les politiques abolitionnistes et leurs échecs, ainsi que du contexte plus général de la colonisation africaine. Toujours est-il que la présence britannique s’intensifie : en 1890, Zanzibar devient de fait un protectorat britannique.

Une histoire du droit international et des tensions franco-britanniques dans l’océan Indien

Dans l’ensemble de ce processus, un obstacle se dresse néanmoins : la France. Considérée dès le départ comme une épine empêchant ces « missions d’humanité », la France est régulièrement rendue responsable des résultats décevants de la Royal Navy. En cause : la question juridique du droit de visite et d’arraisonnement des navires susceptibles de transporter des esclaves.

Cette question de la nationalité des navires se trouve ainsi au cœur des enjeux, et l’auteur rappelle que, même si les pavillons rattachent à une nation propriétaire, « les boutres […] n’étaient liées à aucune nation, tout au moins pas dans le sens que les Européens donnaient alors à ce mot. Ils appartenaient à l’océan Indien, à ses multiples rivages et à ses nombreuses communautés. Ce n’était pas une nation mais l’océan, la navigation et l’Islam […] qui les unissaient ». On comprend alors combien il est difficile de mettre en place un cadre juridique international.

Dans ces débats, une divergence de conception du droit existe notamment entre la France et la Grande-Bretagne. Au nom de sa souveraineté, la France refuse en effet les interventions de la marine britannique sur ses boutres ; de leur côté, les Britanniques théorisent l’idée que dans le cadre de la lutte contre la traite et les pavillons de complaisance, le droit d’ingérence est supérieur, au nom de la civilisation. La Grande-Bretagne, « la plus civilisée de toutes les nations », développe la notion d’« intervention d’humanité » qu’elle cherche à faire reconnaître dans le droit international. La France se fait alors « le défenseur de la souveraineté nationale contre la volonté britannique d’établir un système international de justice et de police des mers au nom de la répression contre la traite et pour la défense de l’humanité ».

Diverses rencontres ont lieu entre 1860 et 1905 pour tenter de mettre en place les cadres de ces interventions : « aux yeux des Britanniques, la lutte contre la traite, en tant que raison humanitaire, justifiait pleinement de remettre en cause la souveraineté des États et le principe de liberté de navigation en haute mer ». Mais la France, pour qui « la question de la souveraineté primait sur celle de l’humanitaire » refuse de plier sur la question du droit de visite, c’est-à-dire le droit pour la marine britannique d’inspecter et de saisir des navires étrangers. Cette mesure existe alors pour contrer la piraterie, mais la Royal Navy cherche à l’étendre pour contrer la traite, ce qui constitue une « révolution du droit international tant en théorie qu’en pratique ». Tout au long de la période, la France, rivale coloniale directe, ne plie pas : de nombreux boutres battent pavillon français et, s’il est vrai que des marchands d’esclaves ont des papiers français, l’auteur relativise cependant leurs poids : « les boutres tricolores ne furent pas les principaux acteurs de ce trafic même s’ils y contribuèrent sans aucun doute de manière non négligeable ».

Déjà en 1841, une crise diplomatique éclate entre les deux nations, la France refusant de ratifier le traité sur le droit de visite, alors que la législation sur les pavillons se perfectionne. On compte une soixantaine de cas litigieux entre France et Grande-Bretagne entre 1858 et 1914. En 1862, les deux pays signent pourtant un traité reconnaissant l’indépendance et la souveraineté de Zanzibar, mais celui-ci est rapidement mis à mal par les ambitions coloniales, et finalement rendu caduque par le partage de Berlin de 1885.

La lecture croisée des archives françaises et britanniques permet de saisir la complexité des relations diplomatiques entre les deux pays et la genèse d’une tentative de droit international sur ces questions. La France, par plusieurs occasions, semble ouverte à l’élargissement du droit de visite, mais finit toujours par nuancer ou reculer : régulièrement, les Britanniques sont contredits voire humiliés.

En 1890 s’ouvre la conférence de Bruxelles, quelques mois après la fin du blocus, où 17 nations sont représentées : cette rencontre diplomatique constitue un moment clé dans la lutte abolitionniste, mais aussi, comme le montre l’auteur, dans la manipulation de cette question à des fins coloniales. Là encore, deux visions s’affrontent : la France réitère la primauté de la souveraineté nationale dans le contrôle et la régulation de ses navires, alors que la Grande-Bretagne lui oppose le droit supérieur de réprimer la traite, et place les bases d’un contrôle colonial : « à Bruxelles, humanitaire et impérialisme allèrent de pair sans aucune ambiguïté ». Le 1er acte de la Conférence affirme en effet que seule la colonisation peut mettre définitivement fin à la traite, oubliant cyniquement les violences lors du blocus ou les massacres du Congo Belge. Première étape vers l’internationalisation de la lutte, la conférence de Bruxelles cherche ainsi à élargir les prérogatives de la Royal Navy dans l’océan Indien. La France y oppose un contre-projet en acceptant une législation plus restrictive sur le pavillonnage, mais refuse finalement de ratifier l’Acte de Bruxelles en juin 1891, ce qui n’arrête pas les missions britanniques : les opérations militaires et diplomatiques à caractère humanitaire, appelées « interventions d’humanité » dans les sources, se multiplient.

Une quinzaine d’années plus tard, en 1905, c’est à la Cour internationale de La Haye que le débat s’est déplacé, après l’affaire des boutres de Mascate où s’opposent à nouveau France et Grande-Bretagne. À Mascate, capitale d’Oman, dans cet espace de l’océan Indien devenu pré-carré britannique informel, puis protectorat en 1890, la France souhaite en effet établir un dépôt de charbon et rouvrir un consulat. Devant la pression britannique, le sultan d’Oman refuse. De plus, en 1903, cinq marins, dont trois « protégés » Français, ont été arrêtés par la Royal Navy et condamnés par le sultan d’Oman : la question des pavillons de complaisance ressurgit. Mascate devient un point de tension entre les deux puissances. En réponse, la France menace d’une intervention militaire et envoie sa canonnière. Ce casus belli est finalement réglé de manière diplomatique à la Haye, et se conclut par un « subtil compromis juridique, politique et colonial », redonnant aux nations le contrôle de leur pavillon. Enfin, après un demi-siècle de tensions, « l’arbitrage de la Haye met un terme à la rivalité coloniale franco-britannique qui s’était cristallisée tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle autour des boutres battant pavillon français à Zanzibar et Oman ».

Abolition de l'esclavage à Zanzibar et maintien de la question coloniale

Finalement, jusqu’en 1914, alors que la domination coloniale s’établit sur le continent africain, les puissances coloniales, France et Grande-Bretagne en tête, cherchent également à dominer les mers. À la veille de la Première Guerre mondiale, Zanzibar, qui a aboli officiellement l’esclavage en 1909, ne constitue plus un rôle clé dans la lutte contre la traite, qui s’est déplacée à l’intérieur d’un continent pourtant aux mains des Européens. Ainsi s’érige le mythe d’une colonisation qui aurait permis la fin de l’esclavage en Afrique : « les puissances européennes minimisèrent l’existence de la traite et de l’esclavage une fois leur domination mise en place », affirme l’auteur.

Cet ouvrage, issu d’un travail de thèse brillamment rendu accessible à un large public, nous plonge dans un univers assez mal connu des Occidentaux : la lutte contre la traite dans l’océan Indien et les rivalités franco-britanniques parfois intenses qui y ont eu lieu. Si l’auteur relativise l’idée d’un plan de colonisation initial, rappelant que « l’abolitionnisme n’est pas impérialiste par nature, mais plutôt par opportunisme », il montre combien les Européens ont usé et abusé de ces interventions d’humanité pour justifier un contrôle toujours plus forts des côtes et des mers africaines.