Jérôme Thélot explore l'essence de la peinture, révélant sa puissance utopique et sa capacité à guérir le monde moderne de ses maux.

Intitulé « l’époque de la peinture », l’ouvrage que fait paraître l’écrivain Jérôme Thélot ne consiste aucunement en une démarche historienne, dans laquelle il s’agirait d’identifier la chronologie spécifique de l’art pictural. C’est davantage dans une perspective phénoménologique qu’il convient d’entendre ici le sens de l’« époque », c’est-à-dire comme un ensemble de conditions structurelles rendant possible un certain rapport au monde, celui de la peinture.

L’origine de la peinture

L’auteur emprunte en effet à la phénoménologie la méthode qui consiste à opérer une conversion du regard, de telle sorte que l’on puisse revenir au monde et aux choses telles qu’elles seraient en vérité. Pour cela, il tente de caractériser trois « époques » distinctes, au cours desquelles la peinture  en tant que support privilégié du regard subjectif sur le monde aurait tantôt émergé tantôt décliné.

Le premier de ces trois moments est marqué par un événement inaugural, celui de l’invention de la peinture, au paléolithique supérieur. Cette genèse de l’image, par laquelle l’humanité accède à un niveau de pensée symbolique qui l’éloigne tendanciellement des autres animaux, implique le développement d’une certaine subjectivité, d’une médiation relativement au monde, qui place l’individu dans la position de spectateur.

Mais cette première époque s’est en quelque sorte dissoute dans un deuxième moment, caractérisé par l’hégémonie de la technique moderne. Cette dernière, en interrompant la coïncidence de l’humanité avec la peinture, la fait renoncer à la puissance de l’art. S’ouvre alors un monde — celui dont nous sommes les contemporains — dont les atours sont ceux de la catastrophe généralisée : l’avènement de la civilisation technicienne se serait fait au prix de la vérité et de la beauté.

La troisième époque, qui constitue l’horizon constant des réflexions de Jérôme Thélot, n’est pas historique mais utopique : elle est un appel à recommencer l’époque de la peinture en nous délivrant des dispositions malheureuses induites par la technique ; une injonction à creuser pour notre temps une poche de résistance, de manière à retrouver la fraîcheur du regard aujourd’hui perdu avec la peinture.

Cette tripartition est évidemment schématique, mais elle a le mérite de suggérer que la peinture n’est pas tant un domaine artistique spécifique qu’une disposition subjective, laquelle se serait épuisée avec le temps mais serait toujours susceptible d’être remise au jour.

L’image, le silence et le cri

Pour Thélot, l’époque de la peinture s’ouvre sur un double silence. Il s’agit d’abord du silence du monde lui-même, celui de « ces espaces infinis » qui effraie Pascal, ou celui qui saisit Dostoïevski (dans L’Idiot) devant « Le Christ mort » de Holbein. À ce premier silence répond un second, à savoir le silence intérieur qui naît au fond de l’âme. C’est de la rencontre de ces deux silences que naît le questionnement décisif qui fait émerger la peinture. En d’autres termes, c’est le silence qui ouvre la voie à la représentation et donc à l’image.

Au silence succède alors le cri : « le cri est le silence de l’affect se déchirant lui-même ». Le cri correspond en effet à un jaillissement, au passage de l’intériorité silencieuse à une extériorité sonore, une sortie vers le monde. En cela, le cri constitue le premier signe par lequel le silence de l’affect, ne pouvant plus se souffrir, s’exprime. Mais le cri constitue aussi le premier appel, auquel un autre, convoqué par lui, est tenu de répondre. Ainsi l’époque de la peinture serait concomitante de celle de la communauté.

Pour autant, la peinture reste hétérogène au cri. Selon Thélot, c’est la réponse au cri-signe qui lève l’image. Dit autrement, c’est dans l’écart entre l’appel immédiat et la réponse médiatrice que l’humanité s’apparaît à elle-même comme conscience de sa différence et donc comme conscience humaine qui se sait n’être plus animale.

Ce thème de la contingence de l'existence humaine au sein de l'obscurité du monde guide l'auteur dans une série d'analyses picturales, soutenues dans l'ouvage par des reproductions iconographiques. Des œuvres classiques allant du Caravage à Morandi ou Picasso apparaissent ainsi comme autant de représentations du drame de la condition humaine, faisant ressortir le sens et la valeur de l'époque de la peinture. Dans « Les Sept Œuvres de miséricorde » (1607) du Caravage, en particulier, Thélot puise une série de thèmes qui lui permettent de scruter l’acte de peindre, notamment l’image comme révélation (sans transcendance) de l'humanité à elle-même et l’essence de la subjectivité. Il montre comment le spectateur, dans sa relation avec l'œuvre, se trouve confronté à sa propre condition : affamé, captivé, dépendant de l'œuvre qui le sollicite et du dialogue intérieur qu'il instaure avec lui-même.

Le moment de l'utopie

À travers les œuvres choisies par l'auteur, la peinture se profile finalement comme une allégorie d'elle-même, comme une source de vie, de vérité et de beauté, et par là même source d'inspiration pour l'utopie qu'il convient d'opposer à notre modernité troublée.

Une autre étude picturale permet de restituer cet horizon utopique de la peinture, qui s'attarde sur la figure d'Irène, cette veuve dévouée que certaines œuvres présentent comme soignant Sébastien après son martyre. L'originalité des réflexions de Thélot consiste à voir dans le geste délicat d'Irène sur les blessures de Sébastien une métaphore du pinceau du peintre sur la toile, suggérant que la peinture a le pouvoir de guérir le monde de ses maux. En soignant (ou en peignant), Irène rend sa vigueur à une jeunesse sacrifiée ; elle ouvre le monde à la paix.

L'art d'Irène, thérapeutique en soi, rappelle que la peinture, dans son origine et dans son potentiel utopique, insuffle la vie au monde et à l'humanité. Les paysages, par certains aspects, deviennent alors le terrain de l'utopie imaginée par l'auteur, déterminée par l'art de peindre. Ainsi, la peinture acquiert un privilège particulier parmi les pratiques artistiques, en tant que force créatrice élevant l'humanité et restituant au monde sa beauté.