Deux volumes explorent les thématiques du « détournement » et de l'« action » en art, à partir de considérations théoriques mais aussi d'exemples tirés notamment de l’art caribéen contemporain.

Chaque année, la collection « Ouverture philosophique » des éditions de L’Harmattan accueille un ouvrage collectif dirigé par Dominique Berthet, professeur d’esthétique à l’université des Antilles et fondateur du Centre d’Etudes et Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP). Chaque volume est consacré à un thème central, autour duquel philosophes, sociologues et artistes articulent leurs réflexions.

Les deux derniers parus portent respectivement sur l’art du « détournement » et sur « l’art comme action ». Le cahier thématique central, composé de différents articles théoriques, est complété par des contributions plus spécifiques axées sur les pratiques contemporaines d’artistes de la Guadeloupe et de la Martinique, ou plus largement des Caraïbes. Ce dernier ensemble est abondamment illustré et donne à voir des œuvres contemporaines qui questionnent notamment l’héritage de la colonisation et de l’esclavage.

Détourner 

Concernant la pratique du détournement en art, explorée dans l'ouvrage de 2023, Dominique Berthet souligne qu’il s’agit là d’une modalité de l’appropriation artistique, particulièrement employée dans l’art contemporain. Elle consiste à utiliser une source, un référent déjà existant pour l’impliquer dans la réalisation d’une œuvre nouvelle : c’est notamment le cas lorsqu’un artiste transforme l’usage d’un objet ou l’apparence d’une œuvre célèbre. En un certain sens, le détournement est donc une affaire de connaisseurs : il faut être en mesure de saisir la référence à partir de laquelle il y a détournement, d’en mesurer l’importance et la portée.

On trouve ainsi de nombreux usages de détournement d’œuvres dans la publicité ou dans le commerce (sur les couvertures de disques, par exemple). Mais les emprunts, les réemplois, les adaptations, les déformations ou les exagérations opérés par les artistes ont trouvé leurs voies propres dans les travaux des Surréalistes, de Marcel Duchamp, puis de Daniel Spoerri, Robert Filliou ou encore Robert Rauschenberg. Le détournement peut être alors l’instrument de l’irrévérence, de la provocation, ou encore de la désacralisation. Tout un pan de l’ouvrage montre que l’art occidental pratique ainsi un détournement qui relève d’un jeu d’interpellation de l’art par lui-même.

Dans l’art caribéen, la nature même du détournement se trouve affectée par l’histoire longue  et particulière du territoire. L’entreprise d’évangélisation, d’uniformisation des idées, d’effacement des langues qu’ont subi ces îles a nécessité un processus de déclandestination des valeurs. Inspirés d’Aimé Césaire, de Frantz Fanon et d’Édouard Glissant, les artistes ont  ainsi engagé un travail de déconstruction des œuvres classiques de l’art occidental. Dans cette optique, ils ont étendu l’aire du détournement à des territoires peu explorés comme le conte, la religion, le rêve et l’imaginaire.

Agir 

Le volume de 2022 explore pour sa part la notion d’action, dans une perspective esthétique originale. Dominique Berthet affirme en ouverture que celle-ci ne coïncide pas avec celle de création. On pourrait d’ailleurs légitimement distinguer l’action créatrice de l’artiste de l’action de diffusion ou de l’action de l’œuvre (sur le public). C’est ce qu’invite à faire Bruno Pequignot lorsqu’il appréhende l’œuvre d’art elle-même comme un instrument d’action du sociologue, nécessitant d’être replacé dans son contexte social de production et de réception.

Les différentes contributions montrent bien à quel point l’« action » artistique peut revêtir des formes variées. L’artiste Benjamin Sabatier, en particulier, présente sa pratique de performeur comme une métaphore du travail ouvrier : mimant la chaîne de montage industrielle (Palais de Tokyo, 2002), son action se rapporte à celle de la force de travail.

L’ouvrage revient d’abord sur la « création » artistique afin de faire émerger les actes successifs qui conduisent à la pièce finale. Dans un premier temps, cette action est donc essentiellement rapportée à l’artiste, sans pour autant que cette action ne soit confondue avec la production — puisque l’action de l’artiste lors de la genèse d’une œuvre peut commencer par une promenade ou une conversation. Mais la promenade est également un mode d’action du spectateur, que ce soit à l’intérieur d’un musée ou d’une galerie ou à l’extérieur, pour des œuvres de déambulation.

Le cas de ce que l’on nomme l’« art-action » est bien entendu examiné dans le volume. L’action d’artistes comme Jackson Pollock et ceux de l’École de New-York, puis plus tard de Allan Kaprow, des membres du mouvement japonais Gutaï ou encore des Actionnistes viennois, peut ainsi être pensée en termes d’énergie dépensée. C’est ce qu’a remarqué le critique d’art Harold Rosenberg en 1952, inventant alors la notion de « Action Painters ».

L’ensemble de ces réflexions conduisent assurément à admettre que « action » est « un vocable bien lourd de sens dans le champ de la création artistique contemporaine ».