L’anthropologue Denise Lombardi a sillonné la France du néo-chamanisme afin de mieux comprendre les origines et le rapport des Français à cette forme de spiritualité contemporaine en plein essor.

Plus besoin de traverser l’Atlantique pour s’initier aux pratiques chamaniques. Les librairies généralistes et Internet sont une porte ouverte vers une offre foisonnante, disséminée sur l’ensemble du territoire. Il est ainsi possible de rencontrer des chamanes du monde entier au cours d’un festival jurassien, de découvrir son animal-totem lors de séminaires intensifs en plein cœur de l’Ardèche, de se purger avec du tabac dans le Sud-Est de la France ou encore de se perdre dans les vapeurs d’une hutte de sudation.

Le néo-chamanisme : Une religion qui monte ? est le fruit d’une vingtaine d’années de recherches pour comprendre le rapport des français à ces « activités spirituelles centrées sur la figure du chamane et sa capacité à mobiliser un potentiel de guérison à travers la convocation de différentes entités. » Sans a priori ni jugement, Denise Lombardi s’intéresse aux origines du néo-chamanisme, aux imaginaires exotiques qu’il déploie, ou encore à sa place dans le parcours thérapeutique de ses adeptes. Son livre illustre aussi les rapports complexes entre pays occidentaux et non-occidentaux, d’où sont issues les ontologies indigènes présentes dans le néo-chamanisme, mais également son insertion dans une économie de l’ésotérisme et du bien-être globalisée.

Des séminaires chamaniques dans les campagnes françaises

Les enseignements chamaniques sont loin d’être des savoirs ésotériques, réservés à une poignée d’initiés. Parmi les multiples propositions présentes en France, les séminaires chamaniques semblent toutefois être des lieux privilégiés de transmission. Il s’agit de séjours intensifs, d’une durée d’un week-end et qui rassemblent une quinzaine de personnes environ. Ces séminaires ont lieu dans des gîtes ruraux, des campings ou encore des yourtes en pleine nature, mais aussi parfois en pleine ville.

Ils s’intègrent généralement dans un parcours. Les sessions s’enchaînent dans un ordre précis. Elles permettent aux participants d’apprendre progressivement à « se familiariser avec la cosmologie chamanique, à faire le voyage hypnagogique au son du tambour et à expérimenter à l’intérieur de soi la présence de différentes figures tutélaires, soit l’animal-totem et l’animal-guide », explique Denise Lombardi. Ces séminaires peuvent aussi être complétés par des ateliers au cours desquels on apprend, par exemple, à fabriquer son propre tambour chamanique.

Dans le cadre des séminaires, les participants prennent place dans une salle faiblement éclairée, au centre de laquelle se trouve toujours un autel, constitué d’un tapis. On trouve sur cet autel de l’encens et de la sauge blanche en train de se consumer, ainsi que des pierres, des bougies, et d’autres objets rendant visible les éléments de la nature. Comme le souligne Denise Lombardi, « la conception d’une nature bienveillante, constamment en danger, fragilisée par l’intervention humaine, soutient les discours sous-jacents aux spiritualités contemporaines qui interprètent l’être humain comme faisant partie d’un grand Tout et comme étant, en même temps, le moteur d’une sorte de communauté imaginée à laquelle il appartient. »

Allongés au sol, les stagiaires vivent une succession de voyages chamaniques, grâce aux instructions précises des praticiens. Ces derniers s’appuient sur l’imagination des participants et sur une cosmologie chamanique pour les conduire à l’intérieur d’eux-mêmes, et à la rencontre d’entités alliées dans cette intériorité. Jessica, une des néo-chamanes rencontrées par Denise Lombardi, guide par exemple les participants aux séminaires vers le Nagual, « le monde de la réalité non-ordinaire, habité par les esprits ». Le but est alors de leur faire rencontrer leur « esprit-guide » sous la forme d’un « animal-totem ». Elle les invite ensuite à répéter ce voyage chaque fois qu’ils en ressentent la nécessité, notamment pour poser des questions à leur animal-totem « afin de résoudre des problèmes de la vie quotidienne ».

Cosmologies indigènes

Ces références cosmologiques proviennent de plusieurs sources, pour ce qui est des pratiques occidentales. Au début des années 1960, l’anthropologue Michael Harner (1929-2018) commence à faire connaître son travail sur les Jivaros, un peuple d’Amazonie qui utilise des plantes psychotropes pour entrer en contact avec les entités qui peuplent leur riche cosmologie. A la même époque, se diffusent également les écrits de Carlos Castañeda (1925-1998) et la traduction en anglais des travaux de Mircea Eliade (1907-1986). L’historien roumain Mircea Eliade s’appuie en particulier sur une description simplifiée et déshistoricisée du chamanisme sibérien pour postuler l’existence d’un chamanisme universel d’origine préhistorique. D’après lui, seuls les peuples traditionnels auraient gardé la connaissance primordiale de communication avec les esprits à travers les états modifiés de conscience.

C’est à partir de ces multiples sources que Michael Harner élabore le « core shamanism » qui « se présente comme une sorte de compendium des différentes formes de chamanisme présentes dans les cultures non-occidentales, analysées et retravaillées pour donner vie à un ensemble structuré de pratiques permettant d’atteindre un état modifié de conscience sans recourir à des substances psychotropes, mais au son du tambour chamanique », détaille Denise Lombardi. Ce dernier aspect se retrouve dans les séminaires organisés en France. Des pratiques plus « amazoniennes », impliquant par exemple la consommation de plantes hallucinogènes, gagnent toutefois en popularité en Occident.

Au cours de ses années de recherche, Denise Lombardi n’a pas constaté de filiation directe entre le chamanisme traditionnel et les pratiques des néo-chamanes. Ces dernières forment un ensemble hétéroclite qui reprend, recode et re-sémantise divers éléments des chamanismes vernaculaires. Comme beaucoup de spiritualités contemporaines, elles font alors référence à un ailleurs exotique, éloigné dans le temps et dans l’espace. L’anthropologue revient, en particulier, sur la construction en Occident de la figure de l’Amérindien porteur de sagesse et proche de la nature, et son émergence il y a plus d’un siècle aux États-Unis.

Le néo-chamanisme ne se rattache, d’ailleurs, à aucune culture, ni à aucune zone géographique précise. Il prend place dans un monde globalisé, où les « communautés traditionnelles ont perdu les frontières habituelles dans lesquelles elles se définissaient et se protégeaient, [devenant] très perméables, très poreuses aux autres ». Le néo-chamanisme : une religion qui monte ? éclaire les relations complexes entre pays du Nord et du Sud, à travers le récit d’un voyage de tourisme chamanique au Mexique, ou encore d’un festival français où défilent les représentants de traditions des cinq continents. L’intérêt pour le chamanisme a effectivement des effets paradoxaux, entre revitalisation culturelle d’un côté, et adaptation, par les indigènes eux-mêmes, de leurs cosmologies au marché de l’ésotérisme de l’autre. Le cadre universaliste du néo-chamanisme a, lui aussi, une influence sur la façon dont les chamanes se présentent ou orientent leurs discours et leurs prestations à l’égard du public occidental.

Ce « remixage » et le caractère hétéroclite des pratiques ne gênent toutefois pas les Occidentaux, observe Denise Lombardi. Ces derniers sont moins attachés à la « pureté » des pratiques proposées, « étant bien davantage soucieux de [leur] efficacité éventuelle [...] et de leur intégration dans la vie quotidienne ».

Pratiques spirituelles ou thérapeutiques ?

La recherche d’un bien-être psycho-physique est effectivement une de motivations premières des participants aux séminaires, note Denise Lombardi. Ils les interprètent « comme des moments de formation ou des moments thérapeutiques qu’ils devront intégrer dans leur parcours de vie ».

« Dans les discours des participants, la guérison ou le bien-être sont conçus comme résultant presque exclusivement de l’interaction directe entre le patient et ses esprits bienveillants », observe l’anthropologue. Le chamane a alors une simple fonction de médiateur, même s’il peut jouer un rôle plus important dans certaines pratiques, comme le « Soul Retrieval ». D’après cette croyance, un individu peut perdre une partie de son âme à la suite d’un traumatisme. Le praticien, « avec l’aide des esprits avec lequel il a développé une relation de travail, retrouve [alors] la ou les parties de l’âme perdue et les ramène au patient, en les réinjectant dans le corps par le cœur et le sommet de la tête ». Cette intervention spécifique passe notamment par le dialogue avec le patient autour de son histoire de vie et de ses expériences lors du voyage.

Denise Lombardi relève également que les stagiaires ont une posture paradoxale : ils jouent le rôle de patients tout en apprenant « différentes techniques pour ‘‘chamaniser’’ de manière autonome ». Leur parcours dans le néo-chamanisme peut, dans cette continuité, susciter des projets de reconversion professionnelle. La concurrence est alors plutôt rude. L’anthropologue estime effectivement à un millier le nombre de praticiens en France, pour plusieurs dizaines de milliers de personnes fascinées par ces pratiques. Difficile d’être plus précis, tant la circulation est grande dans le « vaste circuit où une expertise de la spiritualité et du bien-être corporel est mise en avant ». On retrouve effectivement les participants aux séminaires chamaniques dans les festivals néopaïens, en formation de maître reiki, de lecture des cartes de tarot ou encore de yoga.

D’après Denise Lombardi, cette dimension thérapeutique du chamanisme contemporain s’impose au détriment de sa dimension religieuse. Les participants aux séminaires s’inscrivent dans un « pluralisme médical ». Ils recourent autant aux thérapies alternatives qu’aux pratiques conventionnelles pour répondre à leurs questionnements et à leurs souffrances. Parallèlement, l’anthropologue observe « un nombre croissant de thérapeutes conventionnels (psychiatres, psychologues, psychothérapeutes) participant à des séminaires pour apprendre les techniques chamaniques afin de les utiliser ensuite sur leurs patients ».

Ces dispositifs thérapeutiques alternatifs ont du succès, dans un contexte où la désertification médicale touche aussi le domaine de la santé mentale. Denise Lombardi met notamment en avant le lent déclin de la pratique clinique, au profit d’un traitement des troubles psychiques centré sur la neuropsychopharmacologie. Face à l’hyper-médicalisation, comment s’étonner que l’individu contemporain se tourne vers des techniques de soin aussi séduisantes en apparence, fondées sur un imaginaire exotique et à même de répondre à sa quête de sens ?