Bruno Tertrais restitue les enjeux historiques et politiques de la dissuasion nucléaire. Pour lui, la possession d'armes atomiques a bel et bien joué un rôle dans la préservation de la paix.

* Read in English.

Après de nombreux ouvrages sur la politique nucléaire, Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique, propose une synthèse dans laquelle il résume les enjeux, méthodes, discours et scénarios d’emploi de la bombe atomique.

Ce faisant, l’auteur commente et discute une littérature peu connue en France : la quasi-totalité des sources sont en anglais, qu’il s’agisse d’universitaires ou d’anciens responsables politiques ou militaires. En dix chapitres serrés, sont passées en revue plusieurs questions : pourquoi neuf États se sont-ils dotés de cette arme ? quels sont les types de planification et de discours qui l'encadrent ? comment ces États dialoguent-ils (y compris sous la forme de la menace) ? À cette occasion, de nombreux concepts usuels dans ce domaine sont vulgarisés, ainsi que les différentes interprétations historiques et leurs arguments respectifs.

L'auteur rappelle toutefois que la question de savoir si la dissuasion « fonctionne » est en elle-même ambiguë : quand un événement n’a pas lieu, on ne peut pas affirmer avec certitude pourquoi il ne s’est pas produit. Pour certains observateurs, la période de paix entre grandes puissances de près de quatre-vingt ans que nous connaissons depuis 1945 a surtout été rendue possible par l’interdépendance économique ; d’autres relativisent l’exceptionnalité de cette période à l’échelle de l’histoire.

Les fonctions de l'arme nucléaire

Les armes nucléaires sont censées protéger leurs pays des « risques existentiels ». Mais les raisons stratégiques qui poussent un État à se procurer l'arme nucléaire sont variées. Ce peut être lorsqu'un État se sent en position de faiblesse militaire devant un adversaire (ce que le général Pierre Marie Gallois appelle « le pouvoir égalisateur de l’atome »). Un pays peut encore amorcer un programme nucléaire dans le but d'acquérir un meilleur statut international, comme ce fut le cas pour la France ou l’Inde. Un « État paria » peut enfin chercher à sanctuariser son sol et son régime s’il craint une attaque, ou utiliser l'argument nucléaire pour négocier avec ses adversaires, comme l'a fait l’Iran. Dans la majorité des cas, ces pays proclament toutefois qu’ils n'en feront pas usage les premiers.

Par ailleurs, tous les pays possédant l'arme atomique n’ont pas le même seuil d’utilisation. Cela dépend notamment de la taille de leur territoire et de sa capacité (ou non) à encaisser un premier choc avant d’envisager de répondre, mais aussi de la présence d'armées conventionnelles plus ou moins fortes.

D'un autre côté, 191 États ont signé le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Car il existe aussi de bonnes raisons sécuritaires de renoncer à cette arme : l’obtenir encouragerait les voisins et/ou rivaux à faire de même.

Mais outre les enjeux moraux, cela soulève aussi des enjeux politiques et réputationnels. Par exemple, l'une des raisons qui a conduit les dirigeants américains à ne pas recourir à cette arme dans les années 1950, durant la guerre de Corée, est qu'ils ne souhaitaient pas être, une nouvelle fois, ceux qui seraient à l'initiative d'un bombardement nucléaire, surtout en Asie.

Par ailleurs, l’un des ressorts majeurs de la politique nucléaire réside dans la dissuasion élargie, et notamment le déploiement du parapluie américain sur ses alliés. Mais la crédibilité d'un tel engagement fait débat depuis la guerre froide : un territoire d’outre-Atlantique risquerait-il sa propre destruction pour protéger la Pologne, par exemple ? D’après Bruno Tertrais, la question n’est pas tant de savoir si les américains sont réellement prêts à cela : c’est ce que croit la partie adverse qui importe.

La fiabilité de la dissuasion repose donc sur des déclarations régulières et cohérentes, mais aussi sur la présence de bases militaires dans les pays concernés, parfois avec des stocks nucléaires sur place. Au-delà des rivalités entre « Grands », le parapluie empêche probablement la prolifération dans la mesure où, sans cette dissuasion élargie et jugée crédible, de nombreux pays débuteraient un programme d’acquisition.

Les principes de la dissuasion

Le but de la dissuasion est donc avant tout de convaincre l’autre de s’abstenir. En d'autres termes, ce n’est pas l’émetteur du message qui décide si cela fonctionne, mais le récepteur. Ce principe de dissuasion existait déjà sous des formes économique et/ou militaire (sanctions, blocus maritime...) avant d'être systématisé pour les armes nucléaires. Dans chaque cas, les exemples d’échecs de cette stratégie sont nombreux. Aussi, la dissuasion nucléaire repose sur un dialogue permanent entre puissances et ne suffit pas à empêcher toute éventualité de recours à la bombe.

Pour être efficace, la menace nucléaire doit être à la fois crédible et floue : crédible du point de vue de la capacité opérationnelle, pour l'État concerné, de frapper son but, sans que le missile ne risque d'être intercepté, par exemple ; floue car malgré les formules menaçantes (on fait valoir les « conséquences incalculables », « jamais vues » d'un tel recours), les lignes rouges ne doivent jamais énoncées clairement, de manière à ce que l’incertitude face aux conséquences brouille le calcul des coûts et des avantages et incite donc l'adversaire à la retenue.

Face à cette menace, ce dernier sait qu’il a la possibilité d'agir en-deçà des conditions énoncées sans être inquiété, ou bien de franchir le pas et de mettre ce faisant la crédibilité de l’autre au défi. Le flou, dans cette situation, permet de garder une liberté d’action si l’adversaire est plus aventureux que prévu.

Pour autant, il faut noter que la peur ne se fonde pas seulement sur le calcul rationnel et froid. D'abord, c'est bien souvent le critère de l'irrationalité qui est brandi pour accompagner la menace et produire des effets dissuasifs : c’est la « théorie du fou » qu'employait Richard Nixon en son temps pour tenter de mettre fin à la guerre du Viêt Nam   et pratiquée plus récemment par Donald Trump face à la Corée du Nord.

Par ailleurs, plutôt que sur la rationalité, la dissuasion repose en bonne partie sur l'imaginaire dans la mesure où il n’y a pas de précédent : Hiroshima et Nagasaki ont été bombardées sans qu'aucune riposte n'ait été à craindre. En outre, cet imaginaire est nourri par l'évolution technique des armes. Si les bombes actuelles sont bien plus puissantes que celles de 1945 (car thermonucléaires) et plus rapides (par les missiles balistiques), elles le sont moins que durant la guerre froide : leur ciblage étant plus précis, leur énergie a été réduite.

Cela n'enlève rien à la menace qu'elles font peser : d’après certains analystes, produire des armes relativement faibles augmenterait les risques d’utilisation (ce que Bruno Tertrais appelle la « tentation de l’emploi »   ) ; pour d’autres, cette règle est difficilement applicable au cas des bomes atomiques, qui restent sans commune mesure avec les bombes conventionnelles, même puissantes. Toujours est-il que, les essais concrets de ces armes ne se faisant que par modélisation informatique, nous ne pouvons prétendre savoir quels seraient les effets exacts des armes actuelles, ni quelle serait l'ampleur de la réaction.

De manière générale, il s’agit là de doctrines et de discours, et il est tout à fait envisageable que les acteurs se comportent différemment devant une menace grandissante. Comme l'écrit l'auteur, « personne ne sait comment un conflit nucléaire se développerait, les anticipations – on agit sur la base d’une action future hypothétique de l’adversaire – joueraient un rôle majeur dans la dynamique de l’escalade »   .

Il y a aussi le risque de confusion sur la manœuvre adverse : pour des raisons budgétaires, nombre de missiles et bombardiers sont des systèmes doubles pouvant emporter des bombes conventionnelles comme nucléaires. Les procédures de renseignement et de vérification ont donc une grande importance dans l'interprétation des comportements adverses. Dans les années 1980, Soviétiques comme Américains ont par exemple cru détecter une attaque massive avant de découvrir des incidents dans leurs ordinateurs, quelques minutes plus tard.

De l'efficacité de la dissuasion

D'après Bruno Tertrais, il existe un certain nombre d'indices témoignant de l'efficacité de la dissuasion nucléaire, qui ne s'expliquent ni par l'argument de l'interdépendance économique des grandes puissances (ce qui n'était pas le cas des États-Unis et de l'URSS durant la guerre froide) ni par l'explication culturaliste de la « fatigue de guerre » après 1945 (qui n'a pas empêcher les pays dotés de l'arme nucléaire de combattre par d'autres moyens, dans les conflits de décolonisation, en Corée, au Viêt Nam, etc.), ni non plus par le facteur chance.

L'acquisition de la bombe atomique a ainsi réduit significativement les affrontements entre certains pays qui se trouvaient auparavant en guerre ouverte, comme c'est le cas de l'Inde et du Pakistan. Par ailleurs, les pays dotés de l'arme atomique se sont régulièrement autorisés une invasion sur un État non-nucléaire (Grenade, Irak, Hongrie, Tchécoslovaquie, Liban, Ukraine...), mais sans en subir eux-mêmes (à l'exception d'Israël en 1973, quoique l’Égypte prévoyait de ne reprendre que le Sinaï occupé depuis 1967, ou des Malouines en 1982, l'Argentine ayant profité du fait que l'archipel se trouvait loin du Royaume-Uni). Enfin, la Corée du Nord n'a envahi le Sud qu'avant le passage de ce dernier sous parapluie américain.

En se basant sur des témoignages d’anciens responsables, Bruno Tertrais liste dix-huit moments clés (crises diplomatiques, guerres, exercices militaires, erreurs informatiques) durant lesquels un usage nucléaire aurait pu intervenir. Il se montre sceptique sur l’idée que nous aurions été frôlé la catastrophe, parce que l’option n’aurait pas été envisagée, voire consciemment refusée, par les politiques ou les militaires. Il n'en reste pas moins que, si la guerre avait effectivement été déclaré du temps des Blocs, une escalade aurait sans doute été rapide.

Malgré ces constats optimistes concernant l'efficacité de la dissusasion nucléaire, l'auteur met en garde contre un certain nombre de jugements hâtifs. En particulier, il modère l'importance de la rationalité dans la prise de décision, laquelle est supposée empêcher quiconque d’aller au bout et d’agir contre ses propres intérêts : non seulement les acteurs peuvent se tromper sur les intentions des autres, mais ils ont aussi tendance à sélectionner les informations pertinentes en fonction de choix préalables.

Par ailleurs, Bruno Tertrais souligne l'importance de certains facteurs culturels, religieux ou idéologiques : certains régimes valorisent davantage le sacrifice que d’autres, ou sont moins sensibles à la mort de masse. Peut-être seraient-ils ainsi tentés d’entraîner le monde dans leur chute : « on ne pourra jamais dormir totalement tranquille lorsqu’une puissance nucléaire se dit engagée dans une guerre sainte »   .

En somme, on peut tirer avec l'auteur un bilan globalement positif de la dissuasion. Il n'en reste pas moins que, sur le long terme, la paix entre grandes puissances ne saurait reposer uniquement sur la menace de la pire dévastation. L’ouvrage se conclut sur une citation de Michael O’Hanlon, spécialiste de la politique de sécurité nationale des États-Unis : « peut-être la dissuasion n’a-t-elle été qu’un facteur mineur dans la préservation de la paix par le passé ; cela se discute. Mais les décideurs doivent être prudents et mesurés quant à la manière dont ils mènent l’expérience consistant à tester cette proposition ».

For budgetary reasons, many missiles and bombers are dual systems capable of carrying both conventional and nuclear bombs. Intelligence and verification procedures therefore play a key role in interpreting enemy behavior. In the 1980s, for example, both the Soviets and the Americans thought they had detected a massive attack, only to discover incidents in their computers a few minutes later.

The effectiveness of deterrence

According to Bruno Tertrais, there are a number of indications of the effectiveness of nuclear deterrence, which can be explained neither by the argument of the economic interdependence of the great powers (which was not the case for the USA and the USSR during the Cold War) nor by the culturalist explanation of "war fatigue" after 1945 (which did not prevent nuclear-armed countries from fighting by other means, in the conflicts of decolonization, Korea, Vietnam, etc.), nor was it due to luck.

The acquisition of the atomic bomb has significantly reduced confrontations between countries that were previously engaged in open warfare, as in the case of India and Pakistan. Furthermore, nuclear-armed countries have regularly allowed themselves to invade a non-nuclear state (Grenada, Iraq, Hungary, Czechoslovakia, Lebanon, Ukraine...), but without suffering any themselves (with the exception of Israel in 1973, although Egypt planned to retake only the Sinai occupied since 1967, or the Falklands in 1982, when Argentina took advantage of the fact that the archipelago was far from the UK). Finally, North Korea only invaded the South before the latter came under the American umbrella.

Based on the testimonies of former officials, Bruno Tertrais lists eighteen key moments (diplomatic crises, wars, military exercises, computer errors) during which nuclear use could have occurred. He is skeptical about the idea that we would have been on the brink of catastrophe, because the option was never actually considered, or even consciously rejected, by politicians or the military. The fact remains, however, that if war had indeed been declared at the time of the Blocs, escalation would undoubtedly have been swift.

Despite these optimistic statements about the effectiveness of nuclear deterrence, the author warns against making hasty judgments. In particular, he moderates the importance of rationality in decision-making, which is supposed to prevent anyone from going all the way and acting against his own interests: not only can actors be mistaken about the intentions of others, but they also tend to select relevant information on the basis of prior choices.

Bruno Tertrais also highlights the importance of certain cultural, religious or ideological factors: some regimes value sacrifice more than others, or are less sensitive to mass death. Perhaps they are thus tempted to drag the world down with them: "you can never sleep completely peacefully when a nuclear power claims to be engaged in a holy war".

All in all, we can agree with the author's generally positive assessment of deterrence. Nevertheless, in the long term, peace between the great powers cannot be based solely on the threat of the worst devastation. The book concludes with a quote from Michael O'Hanlon, a specialist in US national security policy: "Deterrence may have been a minor factor in preserving peace in the past; that's debatable. But decision-makers need to be cautious and measured about how they conduct the experiment of testing this proposition".