Au XIXe siècle, après leur journée de travail, des milliers d’ouvriers se rendent à des cours du soir : dans cette enquête, Carole Christen reconstitue les enjeux de cette instruction populaire.

Après avoir étudié le développement des caisses d’épargne à la même période, l’historienne Carole Christen s’est emparée d’un objet aux enjeux politiques et sociaux similaires : les cours d’adultes. Destinés aux ouvriers et travailleurs manuels de plus de 15 ans (un certain flou règne encore au XIXe siècle sur les frontières entre l’enfance et l’âge adulte), déjà engagés dans la vie active, ils affichent en effet, comme les caisses d’épargne, un objectif à la fois philanthropique et d’encadrement social. Carole Christen livre ici un panorama dense du développement de ces classes spéciales de la Restauration à la fin du Second Empire.

A l’origine des cours du soir : avant l’instituteur prussien, le complexe face à l’école anglaise

L’historienne fait remonter l’invention des cours du soir aux débuts de la Restauration. Les acteurs qui en sont à l’origine proviennent du même moule : celui de la philanthropie libérale, nourrie de la pensée des Lumières et dévouée à construire un nouvel ordre économique et social fondé sur la science et l’industrie. Parmi les plus éminents on compte Alexandre de Laborde, Charles de Lasteyrie ou encore Joseph-Marie de Gérando : autant de savants, ingénieurs et industriels engagés par ailleurs dans la Société d’encouragement pour l’industrie nationale dont le modèle est, indubitablement, outre-manche.

Assiste-t-on à cette époque à une « crise anglaise de la pensée française » ? Dans tous les cas, la prospérité britannique fait des envieux, et l’on est prompt à en trouver la raison dans la formation des ouvriers, meilleurs techniciens et moins marqués par « les préjugés de leur classe », là où les travailleurs français sont jugés rétifs à l’industrialisation et au machinisme. Les classes laborieuses anglaises bénéficient ainsi des Mechanics’ Institutes, véritables écoles professionnelles, insérées dans un ensemble de cours publics, conférences et bibliothèques. Adapter ce système en France est ainsi la mission que se donne la Société d’instruction élémentaire, fondée en 1815, et vouée à la diffusion de l’instruction des « classes inférieures ».

Dans son sillage se développe, dès les années 1820, un ensemble de cours d’adultes encouragé par divers acteurs privés et publics. Parmi les figures majeures de ce mouvement se trouve Charles Dupin, qui ouvre à Paris les premiers cours industriels au Conservatoire des arts et métiers afin d’apprendre aux ouvriers la mécanique appliquée (étude des machines, de leurs mouvements, de la résistance des matériaux…) et la géométrie descriptive (coupes de la pierre ou du bois notamment). Dupin est issu de l’École Polytechnique : comme lui, les élèves de cet établissement forment un groupe d’ingénieurs à la solide culture scientifique et technique, dont l’engagement dans la cité, marqué à gauche, s’appuie sur la légitimité d’une nouvelle élite fondée sur le mérite et les savoirs   .

Aux côtés d’autres acteurs, notamment religieux, comme les Frères des écoles chrétiennes, les polytechniciens forment une partie de la colonne vertébrale de cette philanthropie impliquée dans le développement de l’instruction populaire durant toute la période, en particulier par le biais de l’Association Polytechnique fondée aux lendemains des Trois Glorieuses (la révolution de juillet 1830), dont Carole Christen retrace les évolutions et les débats internes jusqu’au Second Empire.

Encadrement et patronage : une instruction populaire pour le maintien de l’ordre social

Il ne s’agit pas seulement de former une main-d’œuvre capable de faire face à la concurrence anglaise : l’objectif est bien de faire de ces ouvriers instruits les « gardiens de l’ordre social », par la communication d’une « vision optimiste de l’industrialisation ». La « pédagogie des machines » joue ici un rôle capital pour détacher les travailleurs manuels de leur méfiance à leur encontre, jugée comme un ferment de résistance au développement industriel. Les philanthropes libéraux, relayés localement par les maires et préfets qui mettent à disposition locaux, matériel et soutien financier, mais aussi en bout de chaîne par des instituteurs bénévoles ou faiblement rétribués, concourent tous à l’émergence et au maintien d’un « ordre manufacturier » par les cours du soir : une main d’œuvre techniquement perfectionnée, concurrentielle et ouverte au développement de l’industrie, encadrée par ailleurs sur les plans moraux et religieux (lutte contre l’oisiveté, la prostitution ou les cabarets, encouragement à l’épargne et au mariage…).

Cette instruction populaire destinée aux adultes, combinée aux efforts menés à partir de la monarchie de Juillet pour développer l’école élémentaire des garçons comme des filles, se prolonge sous la Deuxième République et le Second Empire. Si les ambitions des libéraux, républicains, saint-simoniens ou socialistes utopiques comme Etienne Cabet sont en apparence différentes et contradictoires, les réseaux d’acteurs impliqués comme les enjeux sociaux se recoupent et circulent plus qu’ils ne s’opposent. Ainsi, le mouvement des Athénées populaires sous la Deuxième République adapte la dynamique précédente à un nouveau contexte politique, sans pour autant constituer une rupture fondamentale : c’est bien la même élite de médecins, juristes, savants, ingénieurs, ou professeurs de lycée qui s’investissent dans l’instruction populaire, dans une perspective qui demeure verticale. Autour des cours fleurit en effet, sur toute la période, un écosystème de bibliothèques, de lectures publiques et d’activités de bienfaisance qui, articulées à des livrets ou des feuilles de renseignements, composent ensemble un véritable dispositif de « patronage » des classes populaires.

Quel contenu pour les cours pour adultes ? Un enjeu politique et social

La verticalité de l’instruction se traduit par un décalage souvent marqué entre l’offre et la demande, entre les savoirs véhiculés et reçus. L’élite éclairée doit distiller les bons auteurs et les bonnes lectures. Ce caractère en quelque sorte « missionnaire » de l’enseignement, pousse parfois à la lamentation sur un public trop fermé, trop obtus ou ingrat… A Metz, dans les années 1820, on se plaint ainsi que seul un quart des élèves se présente aux examens. A Saint-Brieuc, le public ciblé n’est pas au rendez-vous et le cours de géométrie n’est suivi par aucun ouvrier. A l’inverse, Carole Christen décèle parfois ce que les classes populaires attendent : une aspiration à l’autodidaxie et la revendication de savoirs professionnels mais aussi civiques, dans lesquels les ouvriers jouent eux-mêmes le rôle d’enseignants. Le cas de Martin Nadaud, élève-adulte puis à son tour professeur, est ainsi autant exceptionnel qu’exemplaire, éclairé par un témoignage resté unique.

Les cours du soir ont d’abord pour vocation de s’adresser à un public maîtrisant les savoirs élémentaires (lecture, écriture, arithmétique). Ils se focalisent donc sur des savoirs techniques censés perfectionner cette instruction dans les bornes du métier exercé : géométrie, mécanique, dessin linéaire, chimie, comptabilité, éléments d’une sorte de culture générale appliquée. Néanmoins, le public manque parfois des bases suffisantes pour suivre les aspects techniques de l’enseignement, et des cours élémentaires, conçus comme une propédeutique, sont proposés à Paris ou en province. Une vision qui n’est pas partagée par tous, notamment par l’Association polytechnique qui aime à rappeler que son « but n’est pas l’alphabétisation mais l’adaptation à l’industrialisation ». D’autres contenus complètent l’instruction populaire : le français (à destination en particulier des populations issues de l’exode rural et maîtrisant parfois mal la langue nationale), l’hygiène, mais aussi l’histoire.

Ce dernier enseignement cristallise naturellement la méfiance du pouvoir : son contenu est, de toute évidence, plus aisément politique. Il est au cœur des dissensions qui agitent l’Association polytechnique dont les cadres hésitent entre militantisme et stricte neutralité pour bénéficier de la bienveillance du gouvernement : le débat conduit à une scission et donne naissance brièvement, entre 1831 et 1834, à l’Association (libre) pour l’éducation gratuite du peuple. Véritable « club républicain » organisé comme les Sociétés secrètes en cohortes et centuries, on y trouve des opposants tels Victor Lechevalier ou Nicolas Perron qui y délivrent des leçons sur l’émancipation des prolétaires... Au bout du compte, ces cours du soir ont pu être, sous la Restauration et la monarchie de Juillet en particulier, des lieux ponctuels de politisation, à tout le moins dans un continuum avec d’autres « espaces oppositionnels », comme les cafés, les cabinets de lecture ou les funérailles politiques.

Des sources dispersées pour un panorama partiel

On l’aura compris, le grand absent des sources reste la parole ouvrière : comment les élèves adultes reçoivent, critiquent, s’approprient l’enseignement qui leur est donné ? Quand cela est possible, l’historienne tente de cerner le public de ces cours, exploitant en particulier les listes de lauréats de prix (un biais en soi) : on y trouve le plus souvent l’élite ouvrière (typographes, menuisiers, serruriers, horlogers, monde de l’atelier et moins de la grande fabrique), et un auditorat plutôt jeune. Il varie néanmoins selon les temps et rythmes du travail. Les femmes, même si elles sont rares, apparaissent en filigrane : les cours les visent aussi pour l’influence morale qu’on leur prête, pour leur éviter la prostitution ou les inciter au mariage, mais aussi pour les former techniquement notamment aux travaux d’aiguille et au dessin d’ornement. On les trouve présentes dans certains rapports de surveillance, en particulier dans les cours de l’Association pour l’éducation gratuite du peuple qui ouvre à Paris une dizaine de cours « pour dames ».

Malgré la densité de l’enquête, les sources interdisent toute exhaustivité. L’étude de Carole Christen doit se borner à la reconstitution partielle de « nébuleuses », éclairées ponctuellement par un dossier d’archives plus ou moins volumineux. C’est par exemple le cas pour l’Association pour l’éducation gratuite du peuple, dont l’histoire bénéficie du dépouillement des procès de la Cour des Pairs à la suite de l’insurrection de 1834. Le travail en archives départementales permet de traquer le développement des cours du soir en dehors de la capitale, en particulier grâce à l’exploitation des affiches annonçant l’ouverture des cours. Croisées avec le fonds F17 (Instruction publique) des Archives nationales, de la correspondance des préfets et de quelques égo-documents, ces sources sont passées au crible d’un questionnaire serré : acteurs et animateurs, matières enseignées, méthodes, catégories socio-professionnelles et âges des auditeurs, etc. Ces analyses formulaires, mises bout à bout,  permettent de retracer, à plus ou moins grands traits, un demi-siècle de tâtonnements dans la construction d’une instruction populaire destinée aux adultes. La raison statistique qui gouverne les administrations du XIXe siècle offre pour finir de nombreux chiffres que l’historienne sait évaluer avec recul, l’autorisant à produire de très utiles cartes et tableaux qui viennent ponctuellement illustrer son enquête. C’est donc une riche et très utile contribution d’histoire culturelle et sociale que livre ici Carole Christen, ouvrant de belles perspectives à l’histoire des écoles du peuple au XIXe siècle.