Le dernier livre de Kim Stanley Robinson ne se contente pas de romancer notre avenir climatique, l’auteur de SF y esquisse un programme concret pour sauver la planète Terre.

Le dernier roman de Robinson s’inscrit dans une œuvre riche et multiforme dont nous pouvons retenir quelques étapes décisives. Après une première série californienne et écologique, dès les années 1990, l’auteur se fait connaître par sa célèbre trilogie martienne qui décrit un long processus de colonisation et, surtout, de terraformation de la planète rouge   . Dix ans plus tard, le romancier revient sur Terre avec une nouvelle trilogie, climatique celle-là, qui alerte sur les dérèglements météorologiques de grande ampleur qui sont observés et discutés par une communauté de scientifiques en plein doute sur le sens de leurs actions dans un monde incertain   . Recommandé par Barack Obama et le Dalaï-Lama   , le nouveau roman s’inscrit dans cette veine d’anticipation plutôt que de SF, tout en s’en distinguant stylistiquement par l’introduction dans le récit de chapitres moins fictionnels que documentaires.

  
* Premiers volumes des trilogies martiennes et climatiques.

Commençons donc par la mince intrigue du roman avant de s’intéresser au message non fictionnel du livre.

Il était une fois une agence...

Les chapitres de ce livre sont plutôt courts et racontent une histoire qui s’appuie sur des personnages bien présents, mais dont on n’apprendra pas grand-chose de personnel. L’héroïne presque ordinaire de ce livre se nomme Mary Murphy, on sait qu’elle est « une Irlandaise de quarante-cinq ans, ancienne ministre des Affaires étrangères de la république d’Irlande et, avant cela, avocate de droit syndical »   . Cette dernière assure désormais la direction d’une nouvelle agence onusienne surnommée « le ministère du Futur » parce qu’elle a été chargée « de défendre toutes les créatures vivantes présentes et à venir qui sont dans l’incapacité de s’exprimer par elles-mêmes », suivant la mission qui lui a été confiée « lors de la COP29 tenue à Bogota »   .

Frank May est l’autre héros malgré lui de cette histoire qui commence par un épisode dramatique de sécheresse en Inde. Travaillant dans ce pays au service d’une ONG humanitaire, ce dernier survit à un long épisode caniculaire qui a provoqué la mort de vingt millions d’Indiens. Révolté et culpabilisé par ce qu’il a vécu, Frank devient un écoterroriste solitaire qui agresse Mary... avant de devenir son ami. L’histoire suit ainsi ces deux personnages dans leurs vies respectives où l’on rencontre des réfugiés climatiques, des hauts fonctionnaires internationaux du ministère, des scientifiques et des directeurs de banques centrales et autres ministres des grandes puissances d’un monde en crise.

En fait, le véritable acteur de ce roman d’un futur possible est ce ministère au sein duquel s’inventent et se négocient des solutions à la crise climatique. On y croise ainsi : une unité de compte incitant à éviter la production de carbone, nommée carboncoin puis surnommée « Carboni » par ses utilisateurs ; un dispositif de blockchain visant à assurer la traçabilité des capitaux afin de responsabiliser les milliardaires et les financiers ; ou un environnement numérique personnel (« MaClé ») permettant aux citoyens de maîtriser ou de monnayer leur empreinte numérique.

À ces solutions économiques, viennent s’ajouter plusieurs interventions écologiques à grande échelle : le programme « HalfEarth » qui incite à réensauvager de grands espaces ; ainsi que des projets de géo-ingénierie imaginés par des glaciologues tentant de réduire la fonte des banquises au moyen d’une gigantesque opération de forage et de pompage des poches d’eau situées sous la calotte glaciaire. Il est évident que toutes ces inventions ne sortent pas telles quelles des bureaux zurichois de cette agence, dont l’activité principale consiste souvent à en évaluer la pertinence ou à les discuter. Il revient aussi à Mary, la ministre, le rôle de négociatrice tentant de rallier les grands décideurs de ce monde à toutes ces solutions. Certaines mesures économiques finissent ainsi par s’imposer à la présidente de la banque centrale des États-Unis, grâce à l’appui d’une ministre chinoise ravie de voir ses interlocuteurs américains se rallier à des principes néocommunistes.

Pendant que Mary discute et convainc ses puissants interlocuteurs, le monde s’embrase littéralement en Uttar Pradesh, mais aussi politiquement. Sans consulter ses partenaires internationaux, l’Inde tente d’abaisser la température de l’atmosphère en y pulvérisant du soufre. Cette solution relevant de la géo-ingénierie n’est pas soutenue par le ministère qui, cependant, se montre compréhensif. Il en va de même pour la vague d’écoterrorisme qui s’exprime au nom des « enfants de Kali » et se diffuse au-delà du sous-continent indien. Le roman évoque ainsi une série d’attentats ciblés contre des jets privés ou des avions de ligne transportant des jet-travailleurs, des exécutions très ciblées de dirigeants d’entreprises capitalistes internationales, l’abattage de vaches destinées à la consommation de viande et, même, la séquestration non violente des participants au prestigieux forum de Davos.

Le ministère du Futur est lui-même menacé par de mystérieux attentats dont on ne connaît pas l’origine, mais Mary semble accepter cette situation conflictuelle, incarnée par sa relation à Frank, tandis que Badim, son chef de cabinet, envisage de passer à l’action, sans qu’on sache jamais ce que recouvre cette mystérieuse mission.

C’est de cette façon que progresse l’intrigue de cet étrange objet littéraire. Inspiré par le philosophe Fredric Jameson auquel le livre est dédié et qui en a relu les ébauches, l’auteur propose d’autres manières de penser la crise climatique et, surtout, d’envisager d’y répondre très concrètement. Robinson nous incite à regarder différemment les grandes discussions des agences et des instances supranationales, en montrant qu’elles pourraient jouer un rôle positif à force de conviction et de diplomatie.

Fidèle à l’interprétation jamesonienne de son œuvre, le romancier tisse tout au long de son récit une utopie de la discussion des utopies possibles   , qui ne se perd pas en conjectures mais finit par produire des effets réels. Mary incarne ce rôle à merveille, mais elle n’est pas toute seule à faire avancer sa cause. Des forces mystérieuses sont également à l’œuvre, sans qu’on sache si elles sont en partie dirigées par le ministère. Des écoterroristes parviennent à faire plier les intérêts financiers hors sol ; des scientifiques cherchent et trouvent des solutions partielles qui s’inspirent de la géo-ingénierie, tandis que d’autres s’engagent dans une vaste opération de réensauvagement de la moitié de la planète, etc.

La part non fictionnelle du récit

Mais la puissance narrative ne suffit peut-être pas à faire passer un message aussi complexe et multiforme. Très régulièrement, la quête de Mary et de ses acolytes est interrompue par de courts chapitres apportant d’autres éléments et ouvrant d’autres perspectives. Ce procédé documentaire fait penser à d’autres auteurs, dont John Dos Passos (de la trilogie U.S.A.) auquel Robinson se réfère explicitement dans son interview pour EaN. Le romancier explique aussi que c’est Jameson qui lui a suggéré d’introduire ce type de propos (et d’écriture) dès le second chapitre qui se présente comme une énigme :

« Je suis un dieu et je n'en suis pas un. Qu'importe, vous êtes mes créatures. Je vous garde en vie.

À l'intérieur, je suis d'une chaleur indescriptible, et pourtant ma surface est plus chaude encore. Mon toucher vous consume lorsque je parcours le ciel. À chacune de mes grandes et lentes respirations, vous gelez et brûlez, gelez et brûlez.

Un jour je vous mangerai. Pour l'instant, je vous nourris. Craignez mon regard. Ne le croisez jamais. »  

Au lecteur de trouver ce qui se cache derrière cette devinette !

Quelques rebondissements plus loin, un petit texte théorique s’efforce de définir la notion d’« idéologie » envisagée comme « relation imaginaire à une situation réelle », tout en insistant sur l’intérêt sinon la nécessité d’en être doté pour gérer le flot d’informations que l’on reçoit pour lequel « il est nécessaire de disposer d’une sorte de système personnel d’organisation afin que notre environnement prenne assez de sens pour nous permettre de décider et d’agir »   . En bon postmoderne, Robinson y range aussi la science « même si elle occupe une place particulière du fait des expériences continuelles auxquelles elle s’astreint pour tenter de coller à la réalité »   .

Plus politique, un autre texte dénonce l’attitude des riches qui se désintéressent du destin de l’humanité face au réchauffement climatique   . Sans référencer les « études scientifiques » qu’il mentionne, comme le ferait un article scientifique ou même journalistique, l’auteur insiste sur la vertu écologique d’une plus grande égalité économique doublée d’une certaine frugalité énergétique qui gagnerait à s’inspirer du modèle suisse de la Société à 2000 watts. « Pour résumer, tout ce qui est nécessaire existe en quantité suffisante pour tout le monde. Donc plus personne ne devrait vivre dans la pauvreté. Et il ne devrait plus y avoir de milliardaires. » conclut-il   . Ces analyses sont parfois suivies d’une formule invitant « le lecteur [à] s’exercer à envisager la mise en place d’une telle société »   .

Dans le même esprit, et sans qu’il soit précisé à qui s’adressent ces propos, un autre chapitre est entièrement constitué d’une série de phrases qui auraient pu être prononcées par les représentants de projets ou d’associations luttant contre le dérèglement climatique :

« Bonjour, j’arrive d’Argentine pour vous parler du projet de permaculture Shamballa (Shamballa Permaculture Project). Nous représentons ARK, en Arménie, ravis de vous rencontrer. [...] »  

Ces paroles de présentation sont ainsi déclinées sur sept pages, à la manière d’un très très long tour de table d’un événement de l’agenda du ministère. L’auteur n’en dit pas plus, mais y adjoint une note de page signalant que toutes ces données sont bien réelles et même répertoriées sur une carte interactive en ligne (Regenerate Earth).

Sous une forme plus narrative et directement liée aux actions du ministère du Futur, un chapitre est consacré à la fin d’une petite ville dont les derniers habitants sont invités à s’installer dans une zone plus urbanisée afin de laisser place aux non-humains pour favoriser la biodiversité. Avec une certaine émotion, il y est rapporté les échanges et les discussions intenses exprimées autour de l’abandon de cette petite ville rurale décroissante. Si la décision de partir a déjà été prise, les habitants discutent encore de la grande ville qui les attend. Tous ont conscience que l’exode a déjà commencé et qu’il ne leur reste plus qu’à collecter leurs souvenirs attachés aux personnes et aux lieux, avant de partir pour de bon :

« Au bout d'un moment, il n'y a plus rien eu à dire. Minuit a sonné. On a refermé la ville comme un livre de contes. Il ne nous restait plus qu'à rentrer chez nous, avec une sorte de vide au fond du ventre. Rentrer chez nous, jeter un dernier coup d'œil aux alentours. Faire nos valises. »  

À d’autres moments, la narration s’efface devant des propos plus philosophiques ou politiques, dans un jeu de cache-cache entre l’histoire (racontée) et l’Histoire (problématisée, en régime postmoderne). Ainsi, un court chapitre commence par interroger les différentes manières de penser les temporalités, en discutant les tentatives de périodisation savantes, avant de questionner plus spécifiquement les perceptions et les sentiments de ceux qui vivent ces moments. L’auteur convoque ici le sociologue Raymond Williams et sa notion de « structure de sentiments de notre époque », afin de penser un monde « dans lequel nous vivons [et qui] nous semble injuste, non durable, avec un ordre solidement établi qui tombe pourtant en miettes sous nos yeux »   . Plus loin, surgit une nouvelle devinette qui commence par un : « Tout le monde me connaît, mais personne ne peut me raconter », et qui, cette fois, se termine par la réponse attendue : « Je suis l'Histoire. Faites-moi belle. »   .

Quand, quelques dizaines de pages plus tard, après une séquence où la ministre du Futur se réjouit d’une première baisse du pourcentage de carbone dans l’atmosphère, le lecteur peut consulter trois pages de dialogue (sans personnages) portant sur la technologie comme éventuel moteur de l’Histoire. Cette discussion philosophique examine la pertinence de cette hypothèse confrontée à une autre : celle d’une primauté de l’intention ou de l’intelligence. Par une sorte de pirouette, ce débat finit par revenir à la crise climatique : il faut inventer encore et toujours, car le réchauffement des océans peut entrainer une baisse du « taux d’oméga-3 présent dans les poissons », au risque d’affecter... l’intelligence elle-même   . Robinson défend ainsi un rapport dialectique entre la préservation de la planète et celle de nos capacités de penser et d’agir dans ce monde   .

La petite et la grande histoire

En fin de compte, tous ces passages non fictionnels font avancer l’histoire. Ils informent et interpellent le lecteur sur l’état du monde, de ses institutions, de ses associations, de ses richesses ou de ses inégalités. Certains textes ressemblent à des notes rédigées en vue d’une réunion, à des dossiers oubliés en chemin ou qu’on aurait laissé fuiter dans la presse. Mais, à y regarder de plus près, on peut également y voir un procédé d’écriture très postmoderne, mêlant la petite histoire à la grande, les points de vue, les idéologies ou les imaginaires, comme cela est revendiqué tout au début du livre.

La fin de l’histoire ou du roman ne procède pas autrement. Le temps s’écoule inexorablement et la carrière professionnelle de Mary Murphy finit par arriver à son terme. Celle-ci restera à Zurich et ira même enseigner à l’ETH, la prestigieuse école technologique dont le campus abrite le ministère du Futur. Mais, surtout, Mary a rencontré Art, un milliardaire qui parcourt le monde en dirigeable et qui lui offre la possibilité de voir d’en haut les progrès de la lutte contre de réchauffement climatique. Et, cette dimension de l’histoire finit bien, également. Le taux de carbone atmosphérique suit une courbe décroissante. L’Inde est devenue un modèle de développement écoresponsable et le monde semble engagé sur la voie de la sagesse environnementale. La petite histoire vient épauler la grande. Art finit par rejoindre Mary à Zurich où tous deux se promènent en paix dans un des parcs de la ville, dans un moment qui inspire une dernière pensée à l’ex-ministre d’un futur redevenu possible, vivable :

« Dans sa tête, elle lui dit que le monde allait s'en sortir. Elle le dit aussi à tous ceux qu'elle connaissait ou avait connus, tous ces gens mêlés en elle, vivants ou morts. Elle les rassura — le monde allait s'en sortir — et chercha à se rassurer elle-même au passage. Le monde allait s'en sortir parce que le destin n'existait pas. Parce que la fin n'existait pas. »  

Ce sont les derniers mots de ce livre inspirant, qui nous invite à croire que l’avenir est encore possible, que rien n’est joué, mais qu’il faut jouer sur tous les tableaux en même temps. La fin du monde n’a donc pas eu lieu, contrairement à ce que laissaient voir les premières pages du roman. Au lecteur de s’emparer de tous ses remèdes contre l’écoanxiété collapsologique contemporaine afin de changer le cours de l’histoire !