Dans un ouvrage pluridisciplinaire, Bernard Lahire montre que les sociétés humaines sont structurées par quelques grandes propriétés de l’espèce et gouvernées par des invariants et des lois générales.

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Rien ne résume mieux les propos liminaires de l’auteur que cette citation en exergue de Claude Lévi-Strauss : « Sommes-nous condamnés, comme de nouvelles Danaïdes, à remplir sans fin le tonneau des sciences humaines, entassant en vain monographie sur monographie, sans jamais recueillir un résultat plus riche et plus durable ? » 

Le tableau est sévère et sans concession : pourquoi les sciences sociales, et en particulier la sociologie contemporaine, se sont-elles à ce point enfermées dans des domaines spécialisés et compartimentés (industrialisation, bureaucratisation, scolarisation, urbanisation…), se coupant ainsi des grandes questions existentielles sur les origines, les grandes propriétés et le devenir de l’humanité ? Bernard Lahire n’hésite pas à dénoncer le relativisme, le nominalisme ou l’excès de constructivisme des chercheurs en sciences sociales et humaines qui nient toute existence d’une réalité sociale indépendante et toute possibilité d’établir des lois générales sur la structuration des sociétés et des comportements humains.

C’est en même temps une critique sévère de la manière dont s’organise la division du travail scientifique : hyper spécialisation, cloisonnement, refus de tout rapprochement disciplinaire, notamment entre sciences sociales et sciences de la nature. « Les chercheurs en sciences sociales sont comme des promeneurs qui découvrent et décrivent les caractéristiques des paysages à travers leurs pérégrinations sur le terrain mais qui ne possèdent ni cartes (ou vision d’ensemble) ni boussole leur permettant de se repérer ou de s’orienter ». Abandonner le projet d'établir des lois sociales, c'est se cantonner dans une tâche d'observation, de description et d'interprétation proximale des différentes situations sociales. C'est « renoncer à la scientificité ».

Contre un tel oubli du réel et un tel renoncement aux ambitions de la science, l'objectif de l'ouvrage est de proposer un cadre intégrateur réunissant les sciences sociales, un paradigme rendant compte du « système social humain » ou de sa « structure sociale profonde » (Alain Testard). Il s'agit de mettre à jour les grands faits biologiques et sociaux ainsi que les lignes de force et les lois universelles ou invariants à l’œuvre depuis le début de l'humanité, sans se limiter à des lois historiques qui ne valent que pour une société donnée et son particularisme. Dégager les processus sous-jacents et les lois générales qui ne cessent d’apparaître de façon liminale dans les recherches en sciences humaines conduit à une révision générale des épistémologies relativistes, constructivistes, nominalistes dominant la sociologie contemporaine.

Biologie évolutive, anthropologie et sciences sociales

La prise de conscience écologique nous y incite. Face au complotisme, au catastrophisme, au prométhéisme, une véritable réflexion scientifique s’impose sur les lois de fonctionnement des sociétés humaines et leur réinscription dans la longue histoire évolutive des espèces. Elle implique de faire une distinction marquée entre le social (rapports parents/enfants, jeunes/vieux, hommes/femmes, nous/eux…) et le culturel (savoirs, savoir-faire, artefacts, institutions…), termes qui sont à tort considérés comme synonymes par les chercheurs en sciences sociales. Les animaux non-humains sont aussi sociaux que les humains mais ils ne sont que très peu ou pas culturels — les humains étant à la fois sociaux et culturels par nature. La culture n’est qu’une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides que celles permises par la sélection naturelle.

En ignorant cette distinction et en négligeant le social humain, y compris dans ses points communs avec le social non-humain, on sacralise la dimension culturelle propre aux sociétés humaines (liberté de création, individualisme, particularités, relativisme…), au risque d’ignorer les invariants et les constantes qui traversent notre histoire. « Des mécanismes généraux, des impératifs transhistoriques et transculturels existent bel et bien, et [il] est important de les connaître, même quand on s’intéresse à des spécificités culturelles, géographiques ou historiques ».

Bernard Lahire insiste sur les termes « lois », « invariants », « principes », « constantes », « fondamentaux » en faisant valoir que beaucoup d'entre eux sont couramment employés dans les sciences physiques et biologiques. En effet, l’homme est un animal parmi d’autres et lorsque la biologie étudie les formes de vie sociale des animaux non-humains, elle fait en réalité de la sociologie sans le savoir. Les éthologues qui étudient ces comportements sociaux et ces structures sont des « sociologues des sociétés non-humaines ». Seule une « sociologisation du biologique » est de nature à montrer que le comportement des animaux non-humains ne relève pas d’une analyse strictement biologique. Le biologique structure le social tant dans les sociétés humaines que non-humaines.

« Apprendre à regarder les sociétés humaines comme nous étudions habituellement les sociétés de fourmis ou d'abeilles, c'est se donner la possibilité d'appréhender quelque chose de ce que nous sommes socialement, au-delà des contrastes que nous observons d'une société à l'autre, en tant qu'espèce ». Force est de prendre en compte ces comportements analogues aux nôtres, ces convergences comportementales et ces analogies, ces phénomènes d'homologie dus à des filiations ou ces ressemblances dans les différences : rien de ce qui est vivant ne doit nous être étranger.

En donnant naissance à l’éthologie, Darwin a mis au jour sur des espèces très différentes les prémices de ce que nous appelons coopération, entraide ou mutualisme, exogamie, évitement de l'inceste, justice, morale, politique, alliances, sens du beau, séduction, artefact, langage, intelligence, mémoire, apprentissage, imitation, transmission culturelle, enseignement, domination, esclavage, élevage, agriculture, etc. Quoi qu'en pensent de nombreux anthropologues qui défendent une sorte de « théologie de la recréation complète de l'homme par lui-même », l'homme n'est pas devenu culturel d'un seul coup, sans antécédent dans les sociétés animales.

Convergences et différences : la longue histoire du vivant

La continuité évolutive entre sociétés de primates non-humains et sociétés humaines ne peut être contestée même si, parmi les nombreuses propriétés biologiques que l'espèce humaine partage avec d'autres, certaines produiront des effets différents au cours de l'évolution des sociétés. C'est la configuration générale de l'ensemble de ces propriétés et leur combinaison qui fait la spécificité de l'espèce humaine.

Parmi elles, Bernard Lahire met en avant l'importance du mode de reproduction (culturel et biologique) et du développement ontogénique. L'enfant, après sa naissance, reste pour notre espèce dans une longue période de dépendance dite altricialité (primaire, secondaire puis tertiaire). Cette dépendance oblige l'être humain grandissant à mobiliser toutes ses ressources et lui permet d'acquérir des capacités d’apprentissage qui ne cesseront de se développer tout au long de la vie. Cette même dépendance le mettra en liaison avec les autres membres du groupe social, de sa culture et de ses postures. Elle favorisera la naissance de propriétés et de formes historico-culturelles — dont certaines partagées avec d'autres mammifères — derrière lesquelles se cachent « des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines » ou, dit autrement, « une structure sociale humaine profonde » (Bernard Chapais).

La liste de ces lignes de force est longue : bipédie, mobilité, libération des mains, pouce opposable, plasticité cérébrale, partition des sexes, reproduction sexuée mais sans période de rut, interdiction de l'inceste, viviparité, grossesse longue, longévité et historicité de l'espèce, capacités langagières-symboliques, transmission culturelle, production d'artefacts, rites et institutions, groupes et individus, etc. C'est sous l'effet, parmi elles, de l'altricialité secondaire que les rapports sociaux, enrichis au fil du temps par une cumulativité culturelle, vont donner lieu à des relations de dépendance et de domination ou à toutes les formes d'opposition que nous connaissons : parents/enfants, jeunes/vieux, mineurs/majeurs, grands/petits, aînés/cadets, etc.

À l'instar des sciences de la matière et de la vie, il sera ainsi possible de dégager des lois empiriques (ou historiques) et théoriques (ou générales). Bernard Lahire en propose seize, toutes supposées universelles et à l’œuvre depuis le début de l'humanité. Parmi elles, il distingue des lois processuelles de développement — par exemple la loi d'accroissement démographique tendanciel ou celle de la succession hiérarchisée (prévalence de l'antérieur sur l'extérieur) — et des lois de fonctionnement — par exemple la loi de conservation/reproduction ou de transmission culturelle.

Dans la dernière partie de l'ouvrage, l'auteur examine et suit dans leurs conséquences multiples l'ensemble des grands faits anthropologiques décrits précédemment qui ont pesé de tout leur poids sur l'organisation sociale des êtres humains. La minutie des descriptions et le foisonnement de détails nous interdit une présentation exhaustive. On retrouve développés en détail et appuyés par de nombreuses références la plupart des thèmes précédents comme le rôle du social (des bactéries à l'Homo Sapiens), la capacité langagière-symbolique, la puissance des artefacts, les formes de la domination ou les fonctions de l'État mais aussi le magico-religieux, l'opposition eux/nous (racisme, ethnocentrisme...) ou la division du travail.

Au final, on peut se demander : Bernard Lahire est-il biologiste, éthologue, paléoanthropologue ou sociologue ? À la lecture de cette petite encyclopédie du « social-vivant », nourrie de références scientifiques pointues, on pourrait hésiter tant il passe avec aisance d'une science à l'autre pour établir des ponts entre les disciplines. L'objectif annoncé et rappelé à maintes reprises semble atteint : proposer aux sciences dites sociales un « paradigme unificateur » rassemblant des domaines de savoir aussi différents que l’anthropologie, la biologie évolutive ou l'histoire en révélant les lois et les propriétés qui structurent les sociétés humaines. C'est aussi l'occasion pour celui qui dirige une collection intitulée « Sciences sociales du vivant » d'appeler la sociologie à se remettre en cause et à prendre en compte les acquis des sciences exactes afin de répondre aux grandes questions qui se posent aux sociétés humaines. Ce travail érudit et fouillé, mené sur plusieurs années, attend visiblement sa reconnaissance dans le monde universitaire des sciences sociales.