Comment comprendre la tendance que nous avons à nous référer aux modèles naturels pour juger des normes sociales et des valeurs morales ?
Lorraine Daston est une historienne des sciences réputée, spécialiste de l’histoire intellectuelle de l’époque moderne, dont peu de livres ont été traduits en français jusqu’ici. Le court essai que publie ces jours-ci l’éditeur suisse Markus Haller est la traduction d’un ouvrage paru en 2018 aux presses du MIT. Son titre, Contre-nature (Against Nature en anglais), pourrait évoquer les atteintes graves que l’homme occasionne à l’environnement. Il ne s’agit néanmoins pas de cela, mais, plus littéralement, des raisons pour lesquelles nous considérons comme immoral ce qui est contraire à l’ordre naturel des choses.
L’incontournable référence à la nature
L’expression « contre-nature » a vieilli, de même que l’idée d’immoralité et la pratique qu’elle induit. La nature nous a réservé de telles surprises que l'emploi de ce terme peut paraître hasardeux. De plus, les institutions humaines ont désormais pris une telle place que se référer à la nature pour évaluer les comportements humains peut sembler inapproprié (même si l’on peut bien sûr encore en trouver des exemples). Sur ce point, les sociologues ont pris la suite des philosophes pour dénoncer toute naturalisation, soit l’extension conceptuelle abusive consistant à décrire comme un fait naturel ce qui relève en réalité d'un construit social.
Daston ne partagerait certainement pas cette dénonciation franche, puisqu’elle indique à fin du livre que le lien entre ordre naturel et normativité reste « incroyablement solide et tenace, même dans le monde largement construit des sociétés de la modernité tardive » — quoiqu'elle n’en donne guère de preuves.
Pour autant, on n’a aucune difficulté à la suivre sur le fait que, dans l’histoire intellectuelle de longue période (en gros, de l’antiquité gréco-romaine au XVIIIe siècle, sur laquelle Daston base son étude), la pratique consistant à se tourner vers la nature pour y puiser des normes du comportement humain a connu d’importants développements : « L’autorité de la nature a été récupérée par les réactionnaires comme par les révolutionnaires, par les dévots comme par les laïques. Diverses traductions, parfois très éloignées les unes des autres, font de la nature le modèle de toutes nos valeurs : le Bien, le Vrai, le Beau. » .
De nombreux philosophes, dont J. S. Mill, G. E. Moore ou encore F. Engels, lequel insiste davantage sur ses conséquences politiques, ont condamné cette pratique comme « paralogisme naturaliste », au motif qu’« on ne saurait légitimement inférer ce qui devrait être de ce qui est, ou tirer les valeurs de l’ordre moral des faits de l’ordre naturel » . Pour autant, cela n'a pas permis d’en venir à bout.
C’est cette persistance obstinée qui intéresse l’historienne, qui s’emploie ici à en rendre compte « en mettant à jour la source des intuitions qui nous poussent à la recherche de valeurs dans la nature » , comme elle l'écrit.
Cette enquête met sur la piste d’une conception de la rationalité humaine incarnée dans un corps humain, plutôt qu’éthérée et abstraite. Ce faisant, il s’agit d’un exemple de généralisation culturelle et historique avec une visée d’anthropologie philosophique, à la fois empirique et réflexive, qui pourrait connaître d’autres applications.
Ordres naturels, violations et passions contre-nature
La nature est riche d’ordres divers et variés, explique Daston, si bien que les ordres naturels pouvant être mis à contribution pour représenter et légitimer toutes sortes de normes sont d’une grande diversité. Mais certains types d’ordres reviennent sans cesse et trois d’entre eux ont ainsi exercé une influence particulière dans la tradition intellectuelle occidentale (la seule pour laquelle, soit dit en passant, elle se reconnaisse compétente). Il s’agit des « natures spécifiques », des « natures locales » et enfin des « lois naturelles universelles ».
Les « natures spécifiques » renvoient à la forme caractéristique des choses, à leurs propriétés et à leurs tendances. Il s’agit d’une idée profondément enracinée et répandue dans un très grand nombre de cultures. La classification est la pratique qui correspond étroitement à cette idée de nature des espèces.
Les « natures locales » désignent ce mélange caractéristique de faune et de flore, du climat et de la géologie qui donne au paysage sa physionomie. Elles ont longtemps été associées aux coutumes locales au sein d’un cadre commun. Cette idée a connu un regain d'intérêt aux XVIIe et XVIIIe siècles grâce aux théories de l’équilibre des systèmes naturels, que l’écologie reprendra ensuite à son compte.
Enfin, les « lois naturelles universelles » définissent un ordre uniforme et inviolable, valable partout et immuable, caractérisé par une régularité à toute épreuve. Le concept a émergé au cours du XVIIe siècle, tout d’abord comme expression de la volonté divine, ce qui n’a pas été sans poser des difficultés… La comparaison avec les machines, notamment avec les mouvements d’horlogerie, a joué un rôle central dans l’émergence de cette idée : preuve que l’analogie peut aussi fonctionner dans l’autre sens. Au XVIIIe siècle, elle « a enflammé l’imagination des philosophes et des réformateurs politiques à la recherche de semblables lois universelles pour le genre humain » .
Au fil des siècles, ces ordres naturels ont été utilisés pour imaginer et justifier divers ordres moraux, et leur violation a suscité des émotions puissantes.
Pour chacun de ces ordres, poursuit Daston, il existe un type de perturbation qui correspond à leur violation, ainsi : « Chacun de ces trois ordres naturels a servi à définir une forme particulière de ce qui est contre-nature et à s’y opposer, comme par exemple les monstres qui violent l’ordre des natures spécifiques, les déséquilibres qui bouleversent l’ordre des natures locales, ou encore l’indétermination [pur hasard ou miracle, ndlr] qui rompt l’ordre des lois naturelles. »
Ces violations ont été associées à des émotions fortes ou passions (pour indiquer qu’elles ne se contentent pas de nous émouvoir, mais nous submergent littéralement), qui sont, respectivement : l’horreur, la terreur et l’émerveillement. Elles enregistrent la perception d’un manquement à l’ordre, le sentiment que l’impossible s’est produit. Elles sont caractérisées par leur capacité à brouiller la limite entre la morale et la nature : « Il est souvent difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir si le désordre qui déclenche l’une ou l’autre de ces passions est naturel ou moral. » Elles sont aussi plus difficiles à distinguer entre elles que les différents ordres. Enfin, elles nous donnent à voir les sources de certaines intuitions morales fondamentales, indispensables pour entraîner la volonté, même si toutes ces intuitions ne survivent pas à un examen moral poussé.
Normativité, besoin de se représenter les choses et disponibilité des modèles
Après en avoir établi la réalité comme fait empirique, la dernière partie du livre part à la recherche de la cause de la moralisation des ordres naturels. La réponse de Daston tient ici en trois étapes mettant à jour, premièrement, la normativité fondamentale des cultures, deuxièmement, le besoin des êtres humains de se représenter les choses, et troisièmement, la disponibilité des modèles qu’offre la nature.
Le chaos est un cauchemar, explique Daston. L’ordre le plus cruel est toujours préférable à celui-ci. C’est la raison pour laquelle la norme s’impose dans toutes les cultures : il n’y a pas de culture sans normes.
Sans vouloir aller plus loin dans l’éclaircissement des sources de la normativité — qu’elle décrit comme un problème philosophique incommensurable —, Daston fait fond sur ce « fait empirique », qu’elle reformule toutefois dans les termes d’une anthropologie philosophique : « ce qu’être humain veut dire implique en partie que nous reconnaissions certaines normes, que nous comprenions la puissance de ce qui devrait être et que nous ressentions une pointe de regret en constatant que ce qui est en demeure assez éloigné. »
Mais quel rapport avec l’ordre ? Les normes, poursuit-elle, ne peuvent s’établir en l’absence d’une forme d’ordre préalable : « Un ordre suffisant doit exister afin de garantir que ces normes peuvent s’appliquer à mes pairs […] comme à moi-même et que les normes d’aujourd’hui seront encore valables demain. » En outre, la réflexion morale a besoin d’un guide et tend à se référer pour cela à un ordre idéal. La normativité présuppose donc l’ordre en théorie comme en pratique, explique-t-elle.
Mais quel rapport avec la nature ? C’est que l’ordre a besoin de modèles. Les êtres humains, selon une idée qu’elle reprend au philosophe Ian Hacking et sur laquelle elle passe très rapidement, ont besoin de se représenter les choses, écrit-elle. Or la nature, dernière étape de la démonstration, possède un certain nombre d’avantages par rapport aux ordres sociaux : elle est partout et toujours visible, accessible et familière, et elle offre une profusion d’ordres différents dans lesquels puiser.
Sauver les apparences
Ce qui nous conduit à chercher dans la nature des modèles d’ordres moraux a tout à voir avec les organismes que nous sommes : des êtres équipés de sens qui nous font entrevoir la surface des choses, conclut Daston. « Pour être bien réelle à nos yeux, une chose doit nous apparaître et cet impératif vaut pour le très réel ordre moral inventé par les humains comme pour les artefacts qu’ils peignent, construisent, façonnent ou modèlent. » Et les phénomènes naturels nous fournissent les analogies matérielles les plus aisément accessibles pour cela : « la tendance à ancrer toutes les normes dans l’ordre naturel est l’une de nos caractéristiques les plus indéracinables, une composante authentique de l’anthropologie de notre espèce au sens philosophique du terme. »
Mais pour en finir avec la critique du paralogisme naturaliste, il faut encore montrer que nous n’avons pas véritablement de raison de déplorer cette situation, et c’est ce à quoi s’attelle rapidement Daston en conclusion. On pourrait traduire la question ainsi : ne sommes-nous pas trop limités par nos sens, de sorte qu'ils nous incitent au conservatisme ? Daston esquisse trois réponses à cette question.
D'abord, l’objection aurait du poids si l’ordre naturel était unique. Mais comme elle l'explique, ce n’est pas le cas et on pourra toujours trouver quantités d’autres analogies tout aussi naturelles pour justifier des normes radicalement différentes.
Ensuite, les ordres naturels sont, dans les faits, plus ordonnés que les ordres humains. Il y a ainsi une certaine logique à convoquer les premiers pour renforcer les seconds. Daston note tout de même qu’« à l’ère du génie génétique, de l’anthropocène et du changement climatique, ce déséquilibre des pouvoirs est peut-être en train de pencher dans la direction opposée » .
Enfin, la raison humaine incarnée dans le corps humain et tributaire des sens est la seule raison dont nous disposions. « Le besoin qu’ont les philosophes de trouver une autre forme de raison, supposée plus parfaite, a toujours été lié plus ou moins ouvertement à des questions théologiques » — ce avec quoi nous aurions intérêt à rompre tout à fait.
Si la question de la moralisation de la nature a très certainement des enjeux importants pour l’histoire des sciences et la philosophie, on pourrait encore se demander — et on peut regretter que le livre ne le fasse pas davantage — comment elle se pose à l’ère de l’anthropocène, c'est-à-dire lorsque des ordres naturels parmi les plus structurants, au moins pour la vie humaine, sont mis en cause par l’action des hommes. Daston l’évoque rapidement en indiquant que la violation de l’ordre de la nature se range sous la figure de la « nature vengeresse » lorsqu’une activité humaine peut être identifiée comme responsable du déséquilibre constaté, ce que l’on observe toutefois, pour l’instant, surtout au niveau local.
La question vaudrait également pour les intuitions morales, dont elle a indiqué à juste titre qu’elles étaient nécessaires pour mettre la volonté en mouvement et guider nos bonnes actions : il y aurait sans doute un intérêt à examiner ces dernières sous cet angle, à un moment où nos sociétés sont confrontées au dérèglement climatique.
En plus d'être chargé d’érudition et d'ouvrir des perspectives originales, ce livre réussit à être très stimulant pour la réflexion.