Le flux des images qui circulent sur internet a modifié à la fois la création et la diffusion des œuvres d'art.

L’omniprésence du numérique dans nos sociétés a engendré des bouleversements profonds dans les pratiques artistiques, tant du côté des artistes que du public.

L’ouvrage collectif dirigé par Suzanne Paquet et Alexandrine Théorêt se propose d’examiner ces transformations selon quatre perspectives complémentaires. Premièrement, les effets de récupération et d’appropriation produits par la diffusion en ligne des images ; deuxièmement, les possibilités nouvelles de création ouvertes par l’espace et les technologies numériques ; troisièmement, l’émergence d’un vaste champ de débats et de polémiques esthétiques conférant au public un rôle de participant dans la production artistique ; quatrièmement, la circulation plus large des sensibilités et l’organisation facilitée des manifestations sur les réseaux sociaux.

L’art hors de ses lieux traditionnels

L’ouvrage souligne à quel point le numérique façonne la mémoire collective et permet des comparaisons plus amples entre cultures. Ainsi, le numérique devient un moyen pour propager l’art au-delà des espaces traditionnels et de le diffuser à travers le monde. On observe en effet une évolution des pratiques d’exposition et de diffusion de l’art, qui ne prennent plus exclusivement place au sein des institutions et des centres d’art officiels, car le numérique facilite la mobilité des œuvres et leur circulation.

En parallèle, cette évolution impose de distinguer la diffusion des œuvres déjà existantes à travers les réseaux (celles présentes dans des musées, qui gagnent alors en visibilité et en notoriété) de la création d'œuvres spécifiquement conçues pour ces réseaux, connues sous le nom d'« art sur le Net ». Le numérique devient ainsi un outil créatif et redéfinit ce faisant le paysage du marché de l'art.

L'« art sur le Net » remet en question les hiérarchies traditionnelles de l'art classique et ouvre la voie à des formes de création collaborative, voire à la diffusion de mouvements artistiques mondiaux. Cette diffusion peut jouer un rôle efficace dans la mise en avant d'événements artistiques, comme récemment observé lors de controverses telles que les déboulonnages de statues.

Une sphère publique planétaire

La diffusion à grande échelle, les réseaux mondialisés et les pratiques dialogiques au sein de ces réseaux donnent lieu à ce que Gayatri Chakravorty Spivak, spécialiste des études culturelles, appelle une sphère publique planétaire.

Un chapitre de l’ouvrage évoque un exemple qui illustre bien cette idée, à savoir le pavillon du Canada à la 58e Biennale de Venise, qui expose la migration forcée des Inuits et la dégradation de leur environnement, du fait notamment d'un projet d'extraction minière et de construction d'un chemin de fer, ayant des répercussions majeures sur les mammifères marins, les caribous et les terres ancestrales. Ce pavillon met en relation différentes collectivités culturelles (un collectif de performance Inuit, de pratiques féministes et d'un projet de relocalisation sur des territoires confisqués). Igloolik Isuma Productions intervient dans ce cadre pour créer une chaîne de télévision et diffuser sur le web les problèmes rencontrés par les Inuits. S’instaure alors un dialogue mondial interpublic, impliquant Venise, le Canada et la communauté Inuit.

Ainsi se constitue un espace public mondial, c’est-à-dire une pratique de vie sociale où l’opinion publique prend forme à travers des délibérations entre sujets se rassemblant autour de préoccupations communes. Il s’agit d'ailleurs moins d’un simple échange de paroles que de l’émergence d’une véritable discussion politique sur la lutte collaborative à l’échelle mondiale. Dans ce cadre, ce n’est pas tant l’universalisme de type habermassien qui est recherché, mais plutôt la confrontation entre différents publics et contre-publics, sur un modèle agonistique de l’espace public.

Une culture numérique légitime

La culture numérique se caractérise par l’omniprésence des images en tous genres mises en circulation, selon un double aspect : la connectivité des images et la production d’images numériques à partir d’elles.

Une étude portant sur le cas d’Instagram met en lumière l’émergence d’une nouvelle logique culturelle de l’art partagé en réseau, qui ne le réduit pas à de futiles images conçues pour un public facilement distrait. L’art des réseaux sociaux redéfinit les espaces, l’ampleur, la rapidité et l’expression des cultures visuelles, tout en popularisant de nouvelles pratiques (le « selfie », par exemple) et en attirant de nouveaux publics. Cette étude met l’accent sur la structure même d’Instagram : le défilement vertical infini assure la primauté de l’image sur le texte — lequel prend d’ailleurs souvent la forme du langage lui-même « visuel » des émojis.

Cette culture numérique investit également l’art urbain. La vie de ces œuvres commence dans la rue et se prolonge sur Internet, outrepassant ainsi l’espace physique de la rue. Les images de graffiti et d’art urbain qui circulent dans les espaces publics numériques influencent la construction collective de l’image de la ville — et ce malgré le contrôle que les municipalités exercent sur cet art.

Comprendre les contraintes de la fabrication de l’art urbain implique avant tout de s’étonner de sa présence dans des villes qui contrôlent leur esthétique. Cela soulève des questions sur les critères de production esthétique des espaces urbains, confrontés aux contraintes d’une esthétique de la propreté, à laquelle on oppose souvent les graffitis. Comme pour les autres œuvres auxquelles le numérique confère une nouvelle dimension, le graffiti ne saurait être confiné à une sous-culture populaire, par définition indigne de figurer parmi les expression de l’art autorisé.