Prix Femina, « Triste tigre » ne raconte pas seulement les viols subis par l’autrice dans son enfance, mais propose aussi une réflexion sur les conditions sociales de l’inceste et de sa dénonciation.

Prix Femina 2023, Triste tigre livre un témoignage mais aussi une réflexion sur le traumatisme subi par son autrice, Neige Sinno. Cette dernière analyse avec pudeur mais clarté l’effroyable expérience du viol et de l’inceste, phénomène complexe qui ne se résume pas à sa violence patente. L’acte même, parfois répété, du viol, implique des rôles, victime-bourreau, et tout un système sociétal qui tait ce dysfonctionnement, réduisant ainsi paradoxalement la voix des victimes au silence. Car Triste tigre jette un regard sans compromis sur une réalité sociale résultant de mécanismes ambivalents, voire ambigus, où le statut même de la victime se trouve fragilisé par l’empreinte des ténèbres qu’elle porte sur son visage. Cette œuvre sans précédent pose du sens sur une expérience traumatique qui ne se clôt pas par une reconstruction, une résilience, mais qui a plus simplement pour suite une vie que l’on fait la moins insupportable possible après avoir vécu l’insoutenable.

Témoigner de l’inceste

Neige Sinno explique son expérience du viol. Enfant, elle a été réduite à l’état d'objet sexuel par son beau-père pendant plusieurs années. Quand sa mère rencontre cet homme qui aime la montagne, elle a déjà deux enfants d’une première union, Neige et sa sœur. Avec ce nouveau conjoint, elle aura deux nouveaux enfants. L’homme est autoritaire, grand, fort. Il se perçoit comme un « cow-boy solitaire ». Cette famille de néoruraux achète une ruine à la campagne dont la rénovation devient leur projet majeur. Les travaux s’enchaînent et la vie de la famille s’organise tant bien que mal.

Enfant très douée à l’école, longtemps filiforme et osseuse, Neige adore lire. Son beau-père est intrusif, tyrannique. Il lit son courrier, contrôle ses vêtements, ses fréquentations. Elle refuse de l’aimer. C’est pourquoi il la soumet à des viols, pendant des années. Pourtant, Neige a un père qui vient au début un dimanche sur deux, puis qui s’éclipse. Neige grandit, les abus cessent, surtout quand elle dit à son tortionnaire que, de toute façon, c’est quelqu’un d'autre qu’il atteint. Car pour se protéger, elle se dissocie. C’est plus tard, sur les conseils d’Edmond, un amant plus âgé, qu’elle porte plainte. À l’issue du procès, son beau-père est condamné à de la prison ferme. Neige part aux États-Unis, puis au Mexique. Elle fait un doctorat en littérature. Elle écrit des livres, rencontre quelqu’un de bien, avec qui elle a une fille.

Analyser le viol

Le procès est un moment-clé, car il permet d’explorer le gouffre. Son beau-père est un bourreau dominateur, un pervers narcissique qui dira qu’il s’est senti victime du refus d’affection de sa belle-fille et l’a ainsi contrainte au viol à cause de ce rejet. Il aurait violé pour exister. Il aurait forcé le rapport jusqu’à lui donner du plaisir, malgré elle, posant de la sorte la question du consentement. À quoi s’ajoute le discours sociologique tenu par le violeur comme justification. C’est pendant les années 1980, la début des années 1990, les années sida, que Neige endure ces viols. La société prône l’abolition totale du puritanisme, il faut que toutes les sexualités soient permises. Le beau-père relaie ce discours. Pour lui, il initie Neige à la sexualité, lui épargne une entrée douloureuse dans le domaine. Ce pervers narcissique veut dominer à tout prix. Il invente des surnoms, des noms internes, rationalisant la torture jusqu’à l’absurde, ou par l’absurde.

Ce qui frappe et dérange également, c’est la fascination qu’exerce ce type de prédateurs. Le beau-père reçoit des lettres en prison. Après avoir purgé sa peine, il fait Compostelle, puis rencontre une femme, avec qui il fonde une famille. Et face à cela, la honte pour la victime et sa famille, que certaines personnes du village ne saluent plus. Et la mère dans tout ça ? Son déni résulte de la trahison, de ces années de mensonge. Sa vie s’est effondrée, car elle a tout perdu.

Ainsi, comprendre pour expliquer puis témoigner sont les étapes-clés dans ce cheminement où la reconstruction semble parfois difficile. La littérature aide à faire de la beauté avec de l’horreur. Mais les violés restent des Narcisses malades. Leur caractère a été façonné par leur tortionnaire. Et la question tenaille : pourquoi moi ? Neige cauchemarde encore et encore. Et il faut trouver les mots pour expliquer sa propre histoire à sa fille et espérer qu’un jour peut-être l’apaisement viendra.