Kagan annonce le "retour de l'histoire" alors qu'il explore les relations interétatiques au sein du système monde.

"Le monde est de nouveau normal"   . C’est par cette accroche habile – si tout est normal, qu’y a-t-il à raconter ? – que Robert Kagan résume la thèse développée dans son excellent dernier ouvrage. Alors que la chute du Mur de Berlin avait donné naissance à l’espoir d’un "nouvel ordre international" (George Bush père) et à la théorisation d’une "fin de l’histoire" (Francis Fukuyama) dans lesquels la victoire définitive du modèle démocratique et libéral assurerait la paix mondiale, R. Kagan pense au contraire que les relations internationales d’aujourd’hui n’ont jamais autant ressemblé à celles d’hier. Selon lui, les conflits entre États nations ont tout sauf disparu – et la tendance est plutôt à leur intensification. Trois lignes de fracture séculaires modèlent de nouveau l’ordre international : les politiques de puissance des États nations ; l’affrontement entre démocraties et régimes autocratiques ; et la lutte de l’islamisme radical contre les sociétés modernes et laïques.


Un monde unipolaire?

Les arguments des optimistes de l’après-1989 sont connus. La chute de l’Union soviétique, l’amorce d’une transition démocratique russe et l’ouverture économique de la Chine promettaient une convergence douce des idéologies et des intérêts géostratégiques à travers le monde. La mondialisation des échanges et la marche inévitable du progrès humain allaient naturellement conduire à une libéralisation économique et politique généralisée, et ainsi au triomphe irréversible du capitalisme démocratique. Le jeu des affrontements entre grandes puissances était à jamais révolu puisque la Russie de Eltsine, dans son désir de rapprochement avec le camp occidental, avait abandonné la partie. L’heure était désormais à la perfection d’un système de lois et d’institutions internationales, peut-être sous le leadership des États -Unis qui se voyaient plus que jamais comme la "nation indispensable" (Bill Clinton). La naissance en 1993 de l’Union européenne, "empire coopératif" (Robert Cooper), illustrait l’émergence d’un ordre postmoderne.

Ces idées se sont vite révélées infondées, affirme R. Kagan, car elles avaient été formulées dans un contexte international débarrassé seulement temporairement du jeu d’équilibre entre grandes puissances. L’Union soviétique disparue, les États-Unis restaient seuls en piste ; mais ce n’était qu’une question de temps avant que la Chine, le Japon, l’Inde et l’Europe (ré)entrent dans la danse et forment "un monde d’une superpuissance et de plusieurs grandes puissances".


"La perception par une nation de ses intérêts n’est pas fixe."

Le cas russe illustre comment R. Kagan explique ce retour en force des nationalismes sur la scène internationale. Après Eltsine, le Kremlin a tourné le dos à la politique d’ouverture vers l’Occident et utilisé de manière agressive les moyens d’influence russes que constituent les exportations énergétiques et les capacités militaires. Cette orientation traduit un désir de revanche issu de la fin de l’empire soviétique puis de la chute de l’influence russe pendant les années 1990. Surtout, le sentiment d’une puissance retrouvée a changé l’idée que les Russes se font de leurs intérêts et a conduit à une expansion de leurs ambitions. Ici se trouve l’argument central de R. Kagan : "La perception par une nation de ses intérêts n’est pas fixe. Elle change lorsque sa perception de sa puissance change. (…) Des nations plus puissantes ne sont pas nécessairement plus satisfaites. Elles peuvent en fait se trouver moins satisfaites". Contrairement à ce qu’affirmaient les libéraux au sortir de la guerre froide, l’intégration économique ne remplace pas la confrontation géopolitique ; dans bien des cas, elle l’exacerbe.

Dans une large mesure, les (ré)éclosions parallèles de la Chine, de l’Inde, du Japon et de l’Iran présentent le même mélange de ressentiment (souvent vis-à-vis d’un impérialisme occidental réel ou imaginé) et d’ambition géopolitique nourrie par leur prospérité économique et appuyée par un renforcement militaire. Ces grandes puissances ont pour principal objectif extérieur d’assurer un ordre régional correspondant à leurs intérêts. Contrairement aux États membres de l’Union européenne qui ont choisi de parvenir à ce but en renonçant en partie à l’État nation et à la politique de puissance, les Russes, les Chinois, les Indiens, les Japonais et les Iraniens croient plus que jamais en leur pertinence. À partir de cette situation, R. Kagan identifie deux principales zones de tension géopolitique : la frontière occidentale de la Russie, où les politiques d’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN empiètent directement sur la zone d’influence russe ; et l’arc qui relie l’Asie du Nord-est à l’Asie centrale, où se rencontrent les intérêts chinois, japonais, indiens, russes et américains.


Des visions irréconciliables : vers un nouvel affrontement?

Le "retour de l’histoire" est aussi celui des défis posés aux démocraties par les régimes autocratiques – le deuxième des trois affrontements qui traversent le système international. Selon R. Kagan, une surprise pour les penseurs libéraux a été la résilience (notamment en Chine) d’un modèle de développement alliant ouverture économique et autocratie – et rien ne permet de dire si et quand ce modèle échouera : "À long terme, une prospérité croissante pourrait bien engendrer une libéralisation politique ; mais quelle est la durée du long terme ? Il se peut qu’elle soit trop longue pour avoir une quelconque pertinence stratégique ou géopolitique". Par ailleurs, les régimes autocratiques portent un système d’idées qui s’oppose aux "valeurs universelles" prônées par les démocraties : les dirigeants chinois et russes partagent une foi en un gouvernement central fort, un mépris pour les faiblesses inhérentes aux démocraties et une croyance (parfois sincère) que la stabilité du pouvoir est dans l’intérêt de leurs pays.

Les conditions sont donc réunies pour un nouveau grand affrontement idéologique. Inquiètes pour leur propre survie dans un monde où les régimes démocratiques sont désormais majoritaires, les autocraties conduisent des politiques étrangères qui ont pour principal but d’assurer leur sécurité – exactement comme les démocraties cherchent à promouvoir un monde favorable à la démocratie. Les "révolutions" récentes en Géorgie, au Kirghizstan, en Ukraine et au Liban, tout comme l’émergence d’un "droit d’intervention" de la communauté internationale qui ferait pièce à la souveraineté des États, ont accentué la crainte des autocraties devant leur propre vulnérabilité : "Pour les non libéraux, l’ordre libéral international ne signifie pas le progrès. Il signifie l’oppression". Les visions du monde des démocraties et des autocraties sont tout simplement irréconciliables.

La montée en puissance de la Chine et de la Russie marque une rupture avec la décennie précédente, car elle rend attractifs un système de valeurs et un modèle de développement concurrents de ceux proposés par les démocraties libérales. Ainsi, l’avènement d’un monde multipolaire signifie la redistribution de la puissance et la mise en concurrence des régimes politiques. À ce propos, R. Kagan souligne que l’action extérieure des grandes puissances a de plus en plus tendance à s’expliquer par la nature de leur régime, plutôt que par leur situation géographique ou leur "civilisation". Ce schisme entre démocraties et autocraties est facteur de méfiance entre grandes puissances, et affaiblit les réponses de la communauté internationale (mais peut-on encore parler de communauté internationale ?) à de nombreux enjeux communs, comme la lutte contre la pauvreté, le changement climatique et la prolifération nucléaire.


Un combat perdu d'avance ?

La troisième grande ligne de partage du monde contemporain est la lutte entreprise par les islamistes radicaux contre les forces de la modernisation, du capitalisme et de la mondialisation. R. Kagan remarque que ce conflit est celui qui réfute avec le plus de force le paradigme post-1989 d’une convergence idéologique, puisque ce sont précisément les "valeurs universelles" occidentales que les islamistes radicaux rejettent en bloc. Avec elles, les extrémistes rejettent les idées de modernité et de démocratie – ce qui explique, selon R. Kagan, pourquoi leur combat est perdu d’avance : toutes les grandes puissances ont déjà adopté de manière irrémédiable certains aspects de la modernité, et la majorité des musulmans ne s’opposent ni à la modernité ni à la démocratie. Les islamistes radicaux continueront néanmoins de bénéficier d’une insuffisante coopération entre grandes puissances, dont les vues divergent sur la nature de la "guerre contre le terrorisme" et la réponse stratégique appropriée.

Quel rôle devraient jouer les États -Unis dans cet ordre international ? R. Kagan affirme que la prédominance américaine ne disparaîtra pas de sitôt, "largement parce que la plus grande partie du monde ne le souhaite pas". Malgré la guerre en Irak, les Américains ont bénéficié d’un rapprochement stratégique de l’Union européenne (du fait de son élargissement à l’Est) et n’ont pas vu leur influence diminuer au Moyen-Orient. Dans le même temps, une alliance stratégique entre les Chinois et les Russes se heurte à de trop nombreux obstacles, et l’Iran reste relativement isolé dans sa région. Pour les temps à venir, le système international reposera donc sur une superpuissance et plusieurs grandes puissances. R. Kagan refuse d’émettre un jugement sur cette situation, notamment parce qu’il n’existe pas d’alternative réaliste ("Est-ce une bonne chose ? La réponse est : comparé à quoi ?"). Quoi qu’il en soit, la domination américaine, malgré ses défauts, sert mieux les objectifs démocratiques et libéraux que ne le ferait un monde multipolaire mettant à parité la Russie, la Chine, l’Europe et les États -Unis.


Un livre court et passionnant

La pensée développée dans les cent pages de The Return of History and the End of Dreams est remarquable de clarté et de densité. On peut néanmoins trouver quelques manques à l’ouvrage. Tout d’abord, la construction progressive d’une politique étrangère et de sécurité commune en Europe, qui traduit une volonté de mener une politique de puissance dépassant l’échelle de l’État nation, n’est pas abordée. Peut-être R. Kagan ne croit-il pas en l’avènement d’un hard power européen – le livre mentionne bien plus souvent Paris ou Berlin que Bruxelles –, mais l’absence d’analyse de l’"Europe puissance" et de ses spécificités paraît surprenante. Ensuite, R. Kagan accorde trop peu de place à la montée de l’islam radical, qu’il est trop facile de qualifier comme il le fait de "combat désespéré" sans en analyser les dangers indirects pour les démocraties libérales – et notamment le recul progressif des libertés civiles au nom de la sécurité nationale. Enfin, R. Kagan ne fait qu’effleurer les enjeux de la mise en place d’un "concert des démocraties", qu’il présente comme une réponse possible aux dangers qui les menacent. Est-il possible de construire un nouveau système international de légitimation du pouvoir et des interventions sans ceux dont on veut précisément changer les comportements ? Et où se trouve la limite entre démocratie et autocratie ? Ces quelques insuffisances mises à part, R. Kagan réussit à rendre passionnante la description d’un monde "de nouveau normal".