Peu de temps après sa libération, Lucie Adelsberger, pédiatre de renom, a écrit un important témoignage sur le « camp des Tsiganes » à Birkenau. Il est enfin traduit en français.

À Auschwitz-Birkenau, Lucie Adelsberger, pédiatre de renom, portait le matricule 45171. Comme Primo Levi, elle commença à rédiger son témoignage – trente-six courts et denses chapitres – peu de jours après sa libération du camp de Neustadt où elle était arrivée au terme d’une « marche de la mort » de dix jours. Dix jours et dix nuits avec, pour nourriture, une boîte de viande en conserve pour deux, sans eau, sans abri, sans repos. L’évacuation des Juifs du camp d’extermination de Birkenau avait commencé le 18 janvier 1945 par une température de moins vingt degrés.

Parmi les 10 000 femmes, à peine vêtues, et dotées d’une couverture, Lucie cheminait dans la neige profonde, les pieds nus dans des sabots de bois. Les congères, les fossés étaient jonchés des cadavres ensanglantés de ceux et celles qui ne marchaient pas assez vite ; ils avaient été liquidés d’une balle dans la tête.

Les femmes de Birkenau parcoururent près de 100 kilomètres en trois jours avant d’être chargées sur des wagons à charbon, dépourvus de toit. Les SS avaient entassé dans chaque wagon cent-vingt femmes à bout de forces, dépourvues de toute nourriture ou boisson, et qui ne pouvaient s’asseoir. Certaines furent piétinées à mort. Un SS qui perdit connaissance à cause du froid intense fut évacué. Le voyage dura six jours et six nuits jusqu’au camp de Ravensbrück.

« Nous restâmes un jour entier au pied des murs de la Lagerstrasse, toujours sans manger la moindre bouchée ni avoir une goutte d’eau pour notre palais desséché. (On offrait une chaîne en or, une montre en échange d’un verre d’eau). »

Comme Primo Levi, Lucie Adelberger écrit « de manière concise et juste »

À Birkenau, dans le camp des Tsiganes où elle fut affectée à son arrivée, Lucie survécut à la faim, au typhus, aux « sélections » qui envoyaient les plus faibles, les malades à la chambre à gaz.

Son livre évoque, par son style et sa nature, Si c’est un homme de Primo Levi. Sa prose limpide et précise entretient des liens avec celle de Levi : « Tu écriras d’une manière concise et claire ». Lucidité, économie de mots, absence de pathos, acuité du regard scientifique, qu’elle partage avec lui. Mais aussi, souvent, l’ironie. Même structure du récit, en courts chapitres, où le regard de l’auteur est celui du médecin, mais aussi du sociologue. En revanche, elle a conservé la capacité d’évoquer Dieu, alors qu’un Juif qui venait d’être « sélectionné » pour la chambre à gaz et qui priait, avait indigné Levi. Lucie Adelsberger ne cessa, ni au camp, ni après sa libération, de se nommer « créature de Dieu » et invita les hommes à aimer leur prochain « pour de bon et à agir pour que l’horreur disparaisse de cette terre ».

Son livre s’apparente aussi au document que Levi avait rédigé en 1945 avec son ami Leonardo De Benedetti, comme lui survivant du camp de Buna Monowitz, à la demande des autorités russes du camp de Katowice, où ils avaient été transférés après leur libération par l’Armée rouge. Ce rapport d’une douzaine de pages, qui décrivait l’état des détenus et les maladies dont la plupart mouraient, fut publié de manière confidentielle par la revue médicale Minerva Medica. Elle précéda celle de Si c’est un homme, dont quelques chapitres seulement parurent dans plusieurs numéros consécutifs de l’hebdomadaire du Parti communiste, L’Ami du Peuple, à Vercelli, en 1946. Tous les grands éditeurs avaient refusé le manuscrit de l’inconnu Primo Levi. La beauté de sa prose n’avait pas ému Natalia Ginzburg, conseiller littéraire chez Einaudi. Si c’est un homme parut finalement en 1947 grâce à Franco Antonicelli, et à Alessandro Galante Garonne qui lui avait confié le manuscrit. Quelques dizaines d’exemplaires furent vendus ; le reste du tirage fut détruit à Florence dans les inondations de l’Arno. Levi attendit dix ans pour voir son livre édité chez Einaudi, et encore, dans une collection scolaire.

Le récit de Lucie Adelsberger parut quant à lui en allemand en 1956 aux États-Unis. Son témoignage, comme ceux de Primo Levi, d’Edith Bruck et de Mordechai Strigler, n’a pas atteint son but. Le monde aujourd’hui n’est pas habité par de « meilleures personnes ». L’horreur n’a pas disparu de la terre.

Un ghetto au centre de Berlin

Jusqu’au jour fatidique de sa déportation depuis la gare de Moabit, au centre Berlin, Lucie Adelsberger vit dans des conditions de plus en plus sordides. Depuis dix ans, les lois de Nuremberg (15 septembre 1935), lui interdisant d’exercer la médecine, l’ont aussi privée de logement. Elle prend soin de sa vieille mère, invalide, et s’interdit de l’abandonner, alors qu’elle a l’opportunité de quitter l’Allemagne. Se trouvant à plusieurs reprises à l’étranger avant que les frontières ne se ferment, elle aurait pu notamment accepter un poste à l’université de Harvard en tant qu’« instructor in bacteriology and allergy », en 1938. Détentrice d’un visitor visa pour une durée de dix jours, elle n’obtient cependant pas de visa de longue durée, car les quotas d’immigration sont dépassés. En avril 1940, elle séjourne à Amsterdam peu de temps avant l’invasion allemande. Elle rentre à Berlin auprès de sa mère. Elle ne gagnera pas non plus la clandestinité après le décès de cette dernière, car selon son amie Ursula Bohn, « elle ne voulait pas se soustraire au destin de son peuple, le peuple juif ».

Le 31 mars 1933, Lucie faisait déjà partie « de la charrette des 18 membres de l’Institut Robert-Koch licenciés pour appartenance à la race juive », écrit Jean-Pascal Auvray dans sa présentation de l’ouvrage. Après avoir perdu la possibilité d’exercer, erré de taudis en taudis, elle est internée dans l’un des Sammellager, ou « camps de rassemblement », situés au centre de Berlin, d’où les convois pour Auschwitz partaient, visibles aux yeux de tous. Le premier convoi à destination du ghetto de Lodz-Litzmannstadt avait quitté Berlin au mois d’octobre 1941.

Lucie subit la misère, la crasse et la promiscuité dans l’immeuble du 26 Grosse Hamburgerstrasse, ancien foyer de personnes âgées. Elle échappe une première fois à la déportation grâce au pot-de-vin versé par son amie Ursula Bohn. Mais le 17 mai 1943, elle fait partie du convoi n° 38 de 395 personnes qui, de la gare de Moabit, s’ébranle pour Auschwitz. C’est ce que les nazis appellent « évacuation » ou encore « transport vers l’Est ».

Sa description du voyage dans un wagon de marchandises et l’arrivée au camp de Birkenau semblent écrites de la même plume, de la même encre que celle de Primo Levi. Les projecteurs, les SS, les chiens, la sélection ; puis le départ des personnes âgées, des femmes et des enfants en camion vers les chambres à gaz. « Ne reste sur le carreau qu’un petit groupe, à peine un tiers. Nous sommes alignés en rangs par cinq et mis en marche par des hommes brusques et grossiers qui nous agressent de leurs voix métalliques. »

Lucie lit sur une étroite planche en noir sur fond vert : Camp de concentration d’Auschwitz II. FKL. Il s’agit du camp des femmes où sont incarcérées 30 000 Juives entre les barbelés électrifiés.

Une pédiatre juive dans le camp des Tsiganes

Le 21 mai, Lucie est affectée au « camp des familles » où 23 000 Tsiganes furent déportés à Auschwitz à partir de 1943, sur l’ordre de Himmler. Lucie fut chargée, avec deux pédiatres berlinoises, de « prendre soin » des enfants, avec des moyens inexistants. Avant d’y être conduite, elle est accueillie par le médecin-chef, qu’elle ne nomme jamais, bien qu’elle sache qu’il s’agit de Joseph Mengele.

« Nous fûmes vêtues de neuf au magasin d’habillement avec du linge, des chaussures, une jolie robe et une blouse de travail d’un blanc éclatant. Pour couronner le tout, chacune de nous reçut une deuxième parure de linge pour le change. » On leur octroya même une soupe chaude.

On lui désigna une paillasse et des « couvertures crasseuses, souillées de crachats et d’excréments » au bas d’un châlit à trois étages. Une infirmière allemande du Reich, qui souffrait du typhus, proposa aux trois pédiatres de dormir à ses côtés sur sa couche, dotée d’un drap blanc et d’une couette propre. Lucie écrit : « Cela était, je le répète, de bon ton à Birkenau. »

C’est au camp des familles que Lucie apprit de la bouche de ses collègues que les personnes chargées à bord des camions, lors de l’arrivée de son convoi, avaient été immédiatement gazées et incinérées.

Le camp des Tsiganes était un lieu très particulier au sein du camp d’extermination de Birkenau où les détenus avaient pu conserver leurs vêtements. Le docteur Mengele s’y rendait pour sélectionner des enfants, des jumeaux et des nains, sur lesquels il effectuait des expériences, prétendument « médicales », de la même façon qu’il les pratiquait sur les enfants juifs.

Au camp des familles, les enfants vivaient dans la crasse et souffraient de la variole, du typhus, de la dysenterie et, comme tout le monde, de la faim. Ainsi que ses collègues et les aides-soignantes, Lucie ne disposait d’aucun moyen pour combattre ces maladies.

Au mois de mai 1944, les SS décidèrent de gazer les Tsiganes. Ces derniers, secrètement informés, refusèrent de sortir des baraques, armés des pelles et de barres de fer utilisées pour le travail. Momentanément, les SS se retirèrent. Ils transférèrent ensuite 3 000 Tsiganes qui pouvaient travailler à Auschwitz I, et gazèrent les 2 898 restants lors de ce que Lucie appelle « la nuit des Tsiganes » — à savoir celle du 31 juillet au 1er août, où tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants qui n’avaient pas été transférés dans d’autres camps furent gazés.

Après la libération : quitter l’Allemagne

Libérée, Lucie écrit à son amie Ursula le 10 mai 1945 : « Je joue maintenant le troisième acte d’une Juive allemande, c’est-à-dire d’une Juive apatride, l’acte d’après le camp de concentration. »

Depuis Amsterdam, elle cherche la possibilité d’émigrer au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Elle écrit une lettre à une ancienne patiente, Mme Goldschmidt, pour la remercier de son aide :

« Il y a huit mois encore, j’étais dans une merde irrespirable, dévorée par les poux, gisant sans chemise et atteinte du typhus dans une couche souillée par d’autres, et maintenant j’aimerais porter avec ma robe noire les chaussures qui vont avec, plutôt que les marron. »

Lucie ne retourna pas en Allemagne et refusa la proposition de s’y installer. Avant d’émigrer, elle écrit le 27 septembre 1946 : « L’Allemagne m’a amèrement déçue et je ne peux plus y retourner, intérieurement, pas plus qu’un homme ne retourne vers une femme qui l’a trompé avec bassesse. La foi est partie et tout est en pièces… »

Au mois de mai 1955, elle écrit à Ursula qu’elle a accepté de l’argent de l’Allemagne « pour Auschwitz » parce qu’elle en a vraiment besoin. Elle souffre « des dommages corporels » qu’elle a subis. Elle a à présent soixante ans et n’a pas achevé sa formation d’allergologue, interrompue par les lois raciales.

Elle se dit « encore intérieurement malade de tout ce que j’ai enduré, malgré tout mon optimisme et ma foi en Dieu et en les humains je revois les images devant moi, tout jusqu’au moindre détail, et en lisant [elle parle de son livre, ndla], tout me paraît si atténué, comme si personne ne pouvait saisir à quel point c’était épouvantable ».

Un des premiers livres sur Auschwitz

Le livre de Lucie Adelsberger est un des premiers parus sur Auschwitz. L’Agence fédérale allemande pour la formation civique achète 2 000 exemplaires à destination des écoles. Et, en 1959, un chapitre est choisi pour le livre de lecture destiné à la jeunesse Wovon lebt der Mensch ? (« De quoi vit l’homme ? »).

Comme Primo Levi, ce qu’elle a vécu à Auschwitz se présente sans cesse devant ses yeux. Ainsi « la nuit des Tsiganes » :

« Je dois ajouter que cette nuit fut une des plus épouvantables de mon existence et qu’elle est aujourd’hui encore si présente que je me réveille au plein milieu de la nuit et vois les événements se dérouler devant moi clairement et distinctement. Ce qui m’impressionne encore le plus, c’est l’image des femmes tsiganes en train de prier, en sachant qu’elles étaient condamnées à mort. Il y avait là l’image épouvantable des poursuivants en train d’enfoncer des bâtons sous les matelas pour savoir si des enfants encore vivants pouvaient éventuellement y être cachés. »

Le livre de Lucie Adelsberger parut en France en 1967. Il provoqua de violentes controverses. Pierre-Vidal-Naquet en rendit compte dans Le Monde.

Lucie critiqua vigoureusement l’opinion de Hannah Arendt et de Bruno Bettelheim sur les Judenräte (les Conseils juifs constitués par les nazis) dans les ghettos en Pologne et dans les pays baltes. Elle s’éleva contre « l’affirmation pleine de parti pris selon laquelle de nombreux responsables juifs auraient collaboré avec les nazis et seraient complices de l’extermination de leur propre peuple ».

De même, elle ne partageait pas l’opinion tardive de Levi, atrocement déprimé peu de temps avant de se suicider, qui écrivit dans Les Naufragés et les rescapés : « Avec le recul des années on peut affirmer aujourd’hui que l’histoire des Lager a été écrite presque exclusivement par ceux qui, comme moi-même, n’en ont pas sondé le fond. Ceux qui l’ont fait ne sont pas revenus, ou bien leur capacité d’observation était paralysée par la souffrance et l’incompréhension. »

Un soir où elle avait travaillé jusque tard dans la soirée, Lucie était assise devant son block. Le ciel au-dessus des barbelés et des cheminées qui crachaient des flammes humaines était « étoilé, lumineux, harmonieux. » Elle se demanda :

« Mais existe-t-il encore, cet autre monde où l’on se blottit dans un lit délicieux, où l’on s’assoit paisiblement avec des personnes que l’on aime à une table dressée, où l’on s’allonge dans les prairies, où les oiseaux chantent et la musique de Mozart résonne ?... Où est la véritable existence ? Pas là, dehors, car ce monde n’existe plus pour nous et nos êtres chers sont partis. Pas au camp, auprès des fournaises de l’enfer, car même ces feux vont s’éteindre. Rien ne demeure. Seules les étoiles parcourent leur trajectoire et dessinent la trace de l’éternité. Et nous sommes là, en suspens dans un espace sans fond, avec cependant une grande et forte foi en l’Être éternel dans notre cœur. »

Lucie Adelsberger est décédée d’un cancer le 2 novembre 1971 à New York. Une traduction anglaise du livre de Lucie est parue en 1995 aux États-Unis, préfacé par l’historienne Deborah Lipstadt, qui gagna le procès qui l’opposait au négationniste britannique David Irving en 2000. La Société d’allergologie pédiatrique remet tous les ans la médaille Lucie-Adelsberger à des biologistes et médecins menant des recherches dans ce domaine.