Après avoir obtenu le Goncourt pour « Les Flamboyants », Patrick Grainville fait revivre dans leurs liaisons et surtout dans leurs œuvres ces trois figures d’artistes incandescents.

Trois personnalités hors-normes : Isabel Rawsthorne, Francis Bacon, Alberto Giacometti. Trois créateurs. De rencontres en liaisons, ils se forment en un trio dont s’élève la mélodie de l’art. Tour à tour amie, modèle, amante, Isabel s’impose comme le centre de gravité de ce triumvirat partiellement féminisé. Le livre de Patrick Grainville est une fresque qui rappelle l’art tel qu’il se faisait à l’époque de ces trois figures d’exception. Bacon et Giacometti sont considérés aujourd’hui encore comme deux maîtres de la figuration. L’histoire a été plus cruelle pour Isabel, et n’a retenu d’elle que sa vie libre, fracassante, éclipsant son œuvre pourtant si riche. Trio des Ardents répare cette injustice et rappelle ce que l’on doit à Isabel Rawsthorne.

Un trio à la vie fracassante

Ce trio fracassant repose sur la force des trois caractères qui le composent : Alberto Giacometti, le montagnard des Grisons ; Francis Bacon, le dandy apocalyptique initié aux amours homosexuelles par un proche de la famille et rejeté par les siens pour cette raison ; et Isabel Rawsthorne, la muse solaire, autrice d’une œuvre picturale méconnue. Tout se vit au superlatif dans ces trois trajectoires.

Tous les trois enchaînent les relations amoureuses parfois sulfureuses. Giacometti s’éprend de la fameuse Caroline, femme capricieuse, qui tapine un peu. Il lui offre un appartement. Elle le vole. Parfois, le tragique s’en mêle. L’idylle entre George Dyer et Bacon se termine par la mort dramatique de Dyer à l’Hôtel des Saints-Pères. Bacon s’en voudra de ne pas avoir été là et vivra cette tragédie comme une sombre répétition de la mort de Peter Lacy, qu’il apprit le jour du vernissage de sa première rétrospective personnelle à la Tate Gallery, en 1962. Il exorcisera ses regrets en représentant le défunt dans son triptyque de 1973.

Quant à Isabel, elle est exceptionnelle par toutes les facettes de sa vie. Sentimentalement, elle noue de nombreuses relations féminines et masculines. Elle se marie trois fois, avec le journaliste Sefton Delmer et les compositeurs Constant Lambert et Alan Rawsthorne. Elle est le modèle de Derain, de Balthus, elle est convoitée par Picasso, à qui elle ne cédera jamais.

Le trio se forme au détour de la vie et de l’Histoire. À Paris, en 1937, Isabel croise un Giacometti subjugué, qui la fait poser en Vénus préhistorique au ventre élargi. Durant la Seconde Guerre mondiale, Bacon, réformé, s’engage comme secouriste à Londres. Lors de bombardements, il rencontre Isabel, qui est alors mariée à Delmer, lequel est chargé de démoraliser les troupes allemandes par de la contre-propagande. Se nouent d’intenses relations, parfois charnelles – Isabel sera la seule femme que « connaîtra » Bacon.

L’art ardent

Le temps passe et le trio va et vient entre rencontres et œuvres d’art. La mémoire collective garde d’Isabel la vision de l’égérie, de la muse incontournable. Mais elle n’est pas seulement cela. Elle est aussi, surtout, une vraie artiste aux inspirations multiples : les animaux qu’elle observe au zoo de Londres, les mythes grecs, les Atrides, Tirésias… Elle peint des couples, des accouplements. Isabel et Alan Rawsthorne achètent une chaumière à Little Sampford, dans l’Essex, où elle se consacre à la peinture de paysages, d’animaux. Bacon, qui déteste la campagne, lui rend visite.

En 1948, c’est la première tête bestiale de Bacon. Il peint aussi, en 1950, le Fragment d’une Crucifixion. Il fait référence, dans son œuvre, au mythe des Atrides et au sacrifice d’Iphigénie, victime de cette famille cannibale et sauvage : on reconnaît là une inspiration commune à Isabel et Bacon.  

Giacometti, pour sa part, expérimente le « aller trop loin », notamment avec son modèle japonais Yanaihara et sa femme Annette. Il raconte les instants où les apparences craquent, il exhibe les entailles de la vie. Il crée des corps de femmes fins comme des lances de plâtre. Six sont présentées à la Biennale de Venise en 1956, alignées contre le mur, en sentinelle. Giacometti sait s’entourer. Son frère Diego le seconde dans un pacte de collaboration fraternelle – et fratricide, car Alberto reste dans la lumière et Diego dans l’ombre. Mais la vie le rattrape. Giacometti souffre d’un cancer de l’estomac, ce qui ne l’empêche pas de travailler. Entre 1964-1965, il façonne trois statues de Lotar, cinéaste et photographe à la dérive, devenu son unique modèle.

Giacometti meurt le 11 janvier 1966, d’une crise cardiaque. Isabel décédera le 27 janvier 1992, trois mois avant Bacon, qui travaillait à sa dernière œuvre : une étude de taureau. C’est ainsi que s’achève le cheminement de ces trois êtres liés par la démesure, de ces trois artistes qui se sont brûlés au contact de la vie et qui ont nourri leurs créations respectives de l’énergie qu’ils tiraient du frottement entre leurs personnalités si facilement incandescentes.