Le conflit entre Juifs et Arabes, cristallisé au sortir de la Première Guerre Mondiale, oppose « deux légitimités ancrées dans des temporalités différentes ».

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Georges Bensoussan, auteur, entre autres, d’Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, 1860-1940 (Fayard, 2002), propose, dans un Que Sais-Je remarquablement dense, d’analyser les sources du blocage israélo-arabe. Posant comme enjeu de cette synthèse historique que la compréhension des origines du conflit « indique en creux sa direction ultérieure », il considère qu’une telle compréhension impose de revenir un siècle et demi en arrière : « c’est dans la Palestine de la seconde moitié du XIXe siècle que le conflit a pris forme », à la fois au sein des élites arabes, dans l’ancienne communauté juive de Palestine et parmi les sionistes venus d’Europe centrale et orientale.

Au XIXe siècle et jusqu’en 1918, la Palestine est sous domination ottomane. Elle compte en 1914 plus de 700 000 habitants, dont plus de 10% de Juifs, la vieille communauté juive étant renouvelée par l’immigration venue d’Europe. Une partie de cette communauté ne se reconnait toutefois pas dans le sionisme, un terme qui apparaît en 1890 pour qualifier le projet d’un « retour à Sion », autre nom de Jérusalem. Les Arabes de Palestine se partagent alors entre une majorité musulmane et une petite minorité chrétienne. Si la coexistence a longtemps été fragile, au début du XXe siècle vont s’affirmer conjointement un nationalisme arabe et une volonté d’indépendance juive.

Ce constat de départ étant posé, le livre prend la forme d’un exposé chronologique, mais sa richesse thématique est telle qu’elle permet de proposer ici un aperçu des évolutions de deux sociétés, arabe et juive, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, puis de décrire leur confrontation de 1936 à 1948. Si, en Palestine, la société juive a progressivement construit un Etat, la société arabe a fini par brutalement s’effondrer et se disloquer. La question des réfugiés arabes est, depuis 1948, le fruit de ce double processus de « construction / dislocation ».

Faiblesses structurelles de la société arabe jusqu’à 1939

Certains traits frappent par leur permanence : ainsi l’hétérogénéité et les divisions au sein de la société de Palestine, déjà au XIXe siècle. Les clivages sont liés aux structures claniques, facteurs d’opposition de personnes et de familles, mais aussi aux écarts sociaux. Ceux-ci se sont accentués sous la domination ottomane, avec la fin des usages collectifs de la terre et le triomphe de l’exploitation individuelle. Les paysans pauvres, accablés par le poids de l’impôt et la pratique de l’usure, ont vendu leurs terres aux grandes familles ou aux immigrants juifs et ont gonflé le prolétariat urbain. Or, « si les frontières de la Palestine sont théoriquement fermées à l’immigration juive (mars 1884) », cette mesure est inefficace en raison de la corruption des administrations censées la faire respecter.

La fin de la domination ottomane, en 1918, ne change rien à cette situation. La hausse du prix des terres continue de favoriser leur vente aux Juifs, que ce soit par des notables ou par des pauvres, même si, en 1934, une fatwa du grand mufti (responsable religieux des lieux saints de Jérusalem) assimile les ventes de terres aux Juifs à un péché contre l’Islam. Il reste que l’essor économique de l’ensemble de la Palestine dans les années 1930 profite aussi aux Arabes, « en particulier dans les régions à fort peuplement juif ». Au sein de la société arabe, deux groupes sociaux se sont ainsi différenciés : une classe moyenne citadine éduquée se distingue désormais d’une population analphabète prolétarisée, très majoritaire, dont une part est demeurée agricole, et dont une autre part s’entasse à la périphérie des grandes villes.

Sur le plan politique, l’identité palestinienne n’est partagée, jusqu’à la Première Guerre Mondiale, que par un cercle restreint, « composé surtout des citadins aisés qui forment une nouvelle élite ». « C’est l’irruption du sionisme dans les années 1900 (qui) accélère la cristallisation ». L’opposition du mouvement national palestinien au mandat britannique, approuvé par la Société des Nations en 1922, se fait jour avec la fin de l’Empire ottoman. Mais, si le rejet du sionisme est partagé, les querelles interclaniques affaiblissent le mouvement palestinien.

Organisation communautaire de la société juive jusqu’à 1939

En Palestine comme dans l’ensemble de la terre d’Islam, la vieille communauté juive a longtemps été soumise à la dhimma, un statut discriminatoire imposé aux monothéistes non musulmans, Juifs et chrétiens, assurant protection aux dhimmis, placés en situation d’infériorité juridique, avec paiement d’un impôt spécifique. Si la dhimma est abolie par l’Empire ottoman au milieu du XIXe siècle, « l’Islam balance entre le rejet et la reconnaissance des droits (des Juifs) sur la Terre Sainte ». Dans ce contexte, la transformation de la communauté juive va se faire en deux temps, tout d’abord par un processus interne, ensuite par l’apport externe de l’immigration. Dès le milieu du XIXe siècle, la communauté se dote d’une floraison d’écoles, de dispensaires, d’hôpitaux et d’une presse hébraïque. Mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que se développe une immigration, surtout originaire d’Europe centrale et orientale.

Si l’on écrit souvent que l’immigration juive en Palestine au XIXe siècle et le sionisme résulteraient principalement de la montée de l’antisémitisme en Europe centrale et orientale, Georges Bensoussan a exposé dans Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (à consulter nécessairement) un point de vue sensiblement différent. Il estime que le sionisme n’est pas né de l’antisémitisme, même si l’antisémitisme en a accéléré le développement : le sionisme est d’abord, selon lui, « un mouvement national né la sécularisation du judaïsme et des impasses de l’émancipation à la fin du XVIIIe siècle ». A la fin du XIXe siècle apparaît l’idée de la création d’un Etat national en Palestine. Ce réveil national est, pour Georges Bensoussan, de nature séculière, et opposé à l’orthodoxie religieuse, pour laquelle l’Exil était voulu par Dieu. La renaissance de l’hébreu est essentielle dans la structuration du sionisme : dans ce mouvement, de langue vernaculaire et liturgique, il devient une langue d’enseignement et une langue maternelle. En rupture avec le yiddish, langue de l’exil et du malheur, il contribue à bâtir une culture et une identité juive sécularisée. Par la transformation d’un mouvement culturel en force politique, le sionisme vise « à restaurer l’indépendance nationale sur la "terre des ancêtres" ».

C’est en 1897, à Vienne, que Theodor Herzl, écartant, comme désormais d’autres intellectuels juifs, les voies de l’assimilation ou de l’autonomie culturelle, jette les bases d’une organisation. Ainsi se constitue dans l’Empire ottoman de la fin du XIXe siècle, en enfant de l’Europe des Lumières, une « minorité nationale ». L’immigration de la fin du XIXe siècle « est imprégnée des idéaux du socialisme et du populisme russe ». Le modèle collectiviste et autogéré du kibboutz est inventé en 1913. Cette « logique pré-étatique » se traduit, dès le début du mandat britannique, par une armature institutionnelle et économique mise en place par le Foyer National Juif : fondation d’un syndicat (Histadrout), d’un service de sécurité sociale, d’un service de soins urgents et d’une force défensive (Haganah) financée par un impôt officieux. Immigration juive, urbanisation et industrialisation sont liées, en même temps que la propriété foncière juive ne cesse de se développer.

Sur la présence arabe en Palestine, les premiers sionistes demeurent généralement silencieux, jusqu’en 1900 au moins. En 1919, en privé, le dirigeant sioniste Ben Gourion estime que « le problème n’a aucune solution », alors qu’en public, les dirigeants sionistes « maquillent le conflit national en affrontement social », en expliquant que celui-ci oppose « le progressisme du sionisme travailliste » à des « voyous arabes ». Dans les années 1930, les sionistes sont partagés entre une « politique de retenue » et le choix d’une épreuve de force.

La radicalisation de la confrontation

En 1936, un soulèvement dirigé par le Haut Comité arabe et rassemblant six partis déchaine une guérilla qui s’appuie sur la sharia, « témoin d’un processus d’islamisation qui écarte peu à peu la composante chrétienne de la société arabe ». L’objectif est de chasser les Juifs. Mais « peu à peu, la révolte glisse des mains de la jeunesse citadine et bourgeoise dans celles d’une population paysanne, traditionaliste et religieuse ». La rébellion, durement réprimée par les Britanniques, tourne au brigandage avant de virer à la guerre civile. Le poids des structures claniques a empêché toute construction d’un pouvoir central et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement palestinien est affaibli.

Pendant la guerre, une grande partie des Palestiniens a été fascinée par le modèle offert par une Allemagne nazie qui s’affirme comme nation culturelle, ethnique et antisémite et qui a soutenu la rébellion arabe de 1936, tout comme l’Italie fasciste. Du côté juif, la révolte de 1936 a pour conséquence une radicalisation parallèle de la population, notamment des jeunes, et, dans l’épreuve, la Haganah s’est transformée en une force offensive.

Vers la « Nakba »

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la société arabe est minée par la misère, la colère et le ressentiment. D’autre part, si l’immigration juive a chuté pendant la guerre, en 1945, nombre de survivants juifs du génocide (trois millions) ne veulent pas rentrer chez eux, alors que l’immigration juive est interdite par les Britanniques ; mais des dizaines de milliers d’immigrants rejoignent clandestinement la Palestine.

Les sionistes, soutenus notamment par le judaïsme américain et par le Président Truman (mais pas, initialement, par le Département d’Etat américain), obtiennent en novembre 1947, avec les voix de l’URSS et des États-Unis, le vote à l’ONU d’un plan de partage de la Palestine. Ce plan prévoit la distinction d’un Etat juif, alors peuplé de 500 000 Juifs et de 325 000 Arabes, et d’un état arabe, peuplé de 800 000 Arabes et de 10 000 Juifs, ce que refusent les Palestiniens et les dirigeants arabes. La réponse palestinienne est de mettre le pays à feu et à sang. De fait, la guerre judéo-palestinienne de 1947-1948 est marquée par des atrocités des deux côtés. Mais le rapport de forces n’est pas en faveur d’une société palestinienne divisée, sans structure administrative ni organisation militaire centralisée ni fort soutien des pays arabes. La défaite palestinienne est complète. Avant même qu’elle soit consommée, nombre d’Arabes fuient la Palestine. Ensuite, les expulsions opérées par les Juifs et une panique générale des élites puis des civils créent une situation bientôt irréversible. C’est la Nakba, un terme arabe utilisé pour la première fois en 1948, qui signifie « calamité », « cataclysme » et « qui désigne à la fois l’exode palestinien et la création de l’état juif ».

Au moment de la proclamation de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948, son fondateur Ben Gourion dit « que (celui-ci) accordera la pleine et totale égalité sociale et politique à tous ses citoyens sans distinction de race, de croyance et de sexe ». Mais le Haut Comité arabe se refuse à proclamer l’Etat arabe de Palestine afin de ne pas paraître accepter de facto le partage prévu par l’ONU, ce qui aurait été considéré comme une trahison du mouvement national palestinien.

La guerre est alors déclenchée par cinq Etats (Egypte, Syrie, Irak, Transjordanie, Liban), sans que la société palestinienne, « en proie au chaos », puisse y prendre une grande part. Si, sur le papier, leur supériorité était écrasante, les états arabes sont vaincus en quelques mois. Les combats auront été livrés, en particulier, par de jeunes soldats juifs rescapés de la Shoah et « tout juste arrivés d’Europe orientale où ils ont été les témoins de l’effrayante barbarie de la guerre germano-soviétique ». Les soldats juifs étaient « convaincus, à tort ou à raison, qu’une défaite entraînerait un massacre généralisé ».

Rassemblés dans une « Armée de défense d’Israël » (ou Tsahal), née le 16 mai 1948 de la fusion de la Haganah et des autres groupes de combattants, ils sont commandés par un état-major pour qui, désormais, « l’expulsion devient un objectif militaire destiné à garantir la survie de l’État ». La conséquence des défaites est la constitution de 700 à 750 000 réfugiés : 200 000 en Cisjordanie, 200 000 dans la bande de Gaza, 200 000 au Liban, 100 000 en Transjordanie, 50 000 en Syrie, tandis que 160 000 Palestiniens au moins « demeurent dans ce qui devient l’état d’Israël dont ils sont désormais citoyens ».

Vers le « blocage » de 1948

La victoire d’Israël, traduite par des accords de cessez-le-feu plutôt que par des traités de paix, lui permet d’élargir ses frontières. Mais, désormais, le gouvernement israélien rejette la création d’un Etat arabe de Palestine, qu’il acceptait encore en novembre 1947. À Gaza, le 23 septembre 1948, un « Congrès arabe palestinien », dans la main de l’Egypte, a beau proclamer l’indépendance de la Palestine, le gouvernement de celle-ci, dépendant en fait du Caire, est une « fiction ». De son côté, la Transjordanie met en œuvre, contre l’avis de la Ligue arabe, le rattachement de la Cisjordanie : c’est la naissance de la Jordanie, ce qui met fin au projet d’Etat arabe de Palestine. Si, en 1949, Israël dit accepter le retour de 100 000 réfugiés en échange d’un traité de paix qui reconnaisse son existence, les Etats arabes se refusent à une telle signature et exigent le retour de tous les réfugiés, tout en refusant (sauf la Jordanie) de les intégrer : « le blocage est complet ». Et, de fait, les Palestiniens, abandonnés, auront été mis à l’écart de toutes les négociations.

Faute de structuration et d’unité et suite au refus de la solution onusienne et aux défaites militaires, l’Etat arabe de Palestine aura été mort-né. Pour George Bensoussan, « le projet sioniste portait en lui, dès l’origine, la séparation des populations ». En conclusion d’un livre riche et structuré, il s’est volontairement limité à faire le constat de l’ampleur des blocages d’ordre culturel, « essentiels mais le plus souvent sous-estimés ». En ces temps de fureur et de haines, un tel livre est nécessaire afin d’en rappeler les sources.