Le religieux a fait un retour fracassant dans nos sociétés. Si nous sommes démunis pour y faire face, c’est que nous, modernes, n’avons pas su lui assigner sa juste place.

La religion est, depuis quelques décennies, de retour au cœur des préoccupations des sociétés modernes. Elle s’y manifeste, avec véhémence, sous sa forme la plus négative, celle de l’intolérance, de la persécution et de la violence. Nous comprenons généralement cette résurgence comme une régression à un stade historique antérieur, car nous pensons ou, du moins, nous pensions avoir trouvé, avec la laïcité, une solution définitive aux conflits entre religion et politique qui avaient profondément déchiré nos sociétés.

Ce que nous entendons par distinction du religieux et du politique ou par séparation de l’Église et de l’État comprend deux aspects. Nous avons d’un côté le processus de sécularisation de la société, synonyme d’un recul général du domaine du sacré au profit du séculier et du profane, par quoi les principales institutions de la société se sont défaites de l’influence prédominante de la religion. De l’autre, nous avons la neutralité de l’État en matière religieuse, par quoi la liberté de conscience se trouve reconnue et la liberté d’exercice des cultes garantie.

Une faille dans la laïcité

Comment comprendre alors que le religieux ait rattrapé des sociétés depuis longtemps sécularisées et des États laïcisés ? Est-ce là un phénomène qui leur est étranger et les affecte de l’extérieur ? Ou bien cela tient-il à une insuffisance dans la sécularisation, à une faille dans le dispositif laïc ? Dans le premier cas, nous pensons spontanément à l’importation de l’islam, allée de pair avec l’importante immigration d’origine maghrébine puis subsaharienne. Or, les sociétés de religion musulmane, croyons-nous, font encore à la religion une place dont elle a été délogée dans nos sociétés par une sécularisation menée à son terme et par l’institution de la laïcité en pilier constitutif. Les musulmans dans nos sociétés, issus de pays en cours de modernisation et de sécularisation, rétifs à la laïcité, nous contraindraient donc à remettre en jeu une question qui, pour ce qui nous concerne, semblait avoir été définitivement réglée.

Karsenti prend parti, lui, pour une autre hypothèse, qu’il s’évertue à défendre tout au long de son ouvrage. Le retour d’une religiosité véhémente, qui met au défi nos sociétés et constitue pour elles un péril, n’est nullement, selon lui, un phénomène étranger à leur nature. Loin de nous faire artificiellement régresser, il nous place devant un problème que nous n’avons pas, en tant que modernes, su résoudre complètement. Il est donc question, pour l’auteur, d’une faille dans la laïcité, qu’il nous est d’autant plus difficile à saisir qu’elle tient à une mécompréhension, dans notre perspective même, de ce que requiert la distinction du politique et du religieux. Non, bien entendu, qu’il faille revenir sur cet acquis essentiel à l’identité de nos sociétés, mais nous devrions reconnaître, en revanche, que nous n’avons pas su, dans nos opérations de séparation entre les deux domaines, assigner sa juste place à la religion. En somme, le retour des violences religieuses constituerait un problème propre à la modernité contemporaine et serait le signe d’une insuffisance des réponses que nous lui aurions, jusqu’ici, apportées.

L’islam n’est pas seul en cause, fait déjà valoir l’auteur. Car l’islamisme participe, pointe-t-il, d’un mouvement plus large, qui englobe également l’évangélisme dans les Amériques ou encore, en Israël, le néo-messianisme des ultra-orthodoxes. Ensuite, nous avons conçu la séparation de l’Église et de l’État dans le sens le plus strict, comme si elle requérait une expulsion de la religion du domaine politique. Le religieux devait être, pensions-nous, non seulement mis à distance, mais également exclu, pour l’essentiel, de l’espace public. Requis de ne plus se mêler des affaires publiques, il devait, désormais, rester confiné dans la sphère privée. Dans cette nouvelle configuration, la religion ne devait plus regarder que le rapport intime de l’individu avec lui-même. Or, cette conception est, selon l’auteur, mal ajustée à ce que peuvent et doivent être les relations du religieux et du politique dans le contexte moderne. Reposant sur une compréhension défaillante de nous-mêmes en tant que membres d’une société séculière et d’un État laïc, elle nous met en mauvaise posture pour faire face au retour, en notre sein, de la véhémence religieuse. Il est, par conséquent, crucial de reconsidérer cette question afin de lui apporter une réponse plus adéquate.

Introduire le point de vue des sciences sociales dans la philosophie politique

La faille a, selon Karsenti, partie liée avec une insuffisance de la philosophie politique moderne, dont les concepts imprègnent nos esprits. Cette tradition de pensée se confond avec le droit naturel moderne, qui appréhende la réalité moyennant les catégories de l’individu d’un côté, de l’État de l’autre. Or, il y a entre les deux, fait valoir l’auteur, toute l’épaisseur du social. Ce qui fait donc défaut à cette tradition, c’est un regard sociologique. C’est là, au demeurant, un fil conducteur de l’ensemble des travaux de Karsenti : la philosophie politique doit être à la fois corrigée et renouvelée en faisant appel aux sciences sociales. Ou encore : la conceptualisation caractéristique de la philosophie politique moderne doit être reprise à nouveaux frais du point de vue d’une philosophie sociale qui rompe avec l’individualisme dominant.

La philosophie sociale qui répond aux vœux de l’auteur est la sociologie durkheimienne, qui donne, en effet, le mieux à voir que l’individu est toujours un individu social, y compris l’individu des sociétés modernes, en quête d’autonomie et d’expression subjective de soi. Durkheim est aussi, avec les autres fondateurs de la discipline, le promoteur d’une conception proprement sociologique de la religion. Pour lui, on le sait, la religion trouve entièrement sa source dans la société, et le divin n’est jamais qu’une transfiguration symbolique de la société. Cette thèse incite donc à rechercher où la religion se loge dans une société sécularisée plutôt que de faire l’hypothèse de sa disparition. La sociologie nous invite enfin à une démarche comparative : pour comprendre notre propre société, il convient de l’appréhender aussi dans la perspective des autres sociétés. Karsenti s’inscrit ainsi dans la mouvance d’une pensée qui, au plan anthropologique, passe par Marcel Mauss, Norbert Elias ou Louis Dumont, et au plan philosophique par ces auteurs qui, tels Cornelius Castoriadis, Vincent Descombes ou Marcel Gauchet, se nourrissent d’une compréhension sociologique de l’être humain.

La religion a partie liée avec la question de la justice

Karsenti nous invite, pour faire face, en quelque sorte, au mauvais religieux qui revient hanter notre présent, à reprendre la question théologico-politique. Contrairement à ce que nous sommes disposés à penser, cette question n’appartient pas à un passé définitivement dépassé, mais persiste en réalité dans nos sociétés. La résurgence des violences religieuses nous impose de la reprendre à nouveaux frais afin de lui apporter une réponse, inédite, qui soit adaptée au contexte des sociétés modernes contemporaines.

C’est Spinoza qui, rappelons-le, a forgé l’expression « théologico-politique ». Elle apparaît dans le titre même de son célèbre traité de 1670. C’est lui, aussi bien, qui a le premier conçu l’articulation des places respectives de la religion et de la politique qui correspond le mieux à nos convictions libérales. Dans cet ouvrage, rappelons-le, le philosophe prônait la plus grande liberté d’expression publique en matière de croyances religieuses. C’est, faisait-il valoir, qu’il était absurde de vouloir interdire l’expression de la pensée, car la juste séparation passait, elle, entre l’expression et l’action. Nous devrions donc, soutenait-il, être tout à fait libres de dire publiquement nos convictions spirituelles, tant, du moins, que nous ne nous proposions pas de les imposer par l’action, de les faire ainsi prévaloir sur les volontés du pouvoir temporel. C’est, dans l’histoire des idées modernes, un moment crucial, qui vaut ici, au lecteur, plusieurs chapitres stimulants consacrés à Spinoza, dans lesquels Karsenti prend ses distances à l’égard de la lecture athéiste, très répandue, du traité.

Dans quels termes se pose aujourd’hui la question théologico-politique ? Selon l’auteur, nous l’avons vu, les modernes se leurrent lorsqu’ils croient pouvoir cantonner la religion, non seulement dans la sphère privée, hors de l’espace public, mais également dans le for intérieur de chacun. C’est là oublier que la religion, réalité éminemment sociale, a partie liée, dans son objet même, avec la collectivité, plus précisément avec les principes, les valeurs et les finalités qui président à son institution. Dans les monothéismes en particulier, la religion est identique à la donation d’une loi fondamentale. Elle a donc trait, pour une part essentielle, à la question de la justice. Ainsi, par exemple, la question du salut individuel dans le monde de l’au-delà, celui d’une éventuelle cité céleste, est inséparable de la manière dont l’individu mène sa vie ici-bas, de la manière dont il se tient, moyennant quels repères et quelles projections, dans la cité terrestre. En d’autres termes, du point de vue même de l’individu, exception faite de la figure de l’individu-hors-du-monde, la croyance religieuse se joue au milieu des autres, au plan des modalités de l’appartenance collective, du statut qu’il acquiert et du rôle qu’il joue dans un ou plusieurs groupes constitutifs de la société.

Si, donc, la religion fixe, pour les individus membres d’une collectivité, les repères qui leur sont nécessaires pour se tenir subjectivement sur terre auprès de leurs congénères, si elle fixe le sens et la valeur d’une existence menée selon le bon et le juste, alors c’est un leurre que de renvoyer le religieux au seul dialogue interne de l’individu avec lui-même. Il nous faut, bien plutôt, prendre acte de ce que la religion comprend nécessairement un point de vue sur la justice ainsi que sur certaines questions que nous entendons réserver de nos jours à la politique. Elle constitue donc, aujourd’hui comme hier, une source d’idées héritées d’une longue tradition ayant trait à la justice sociale, propres à fournir aux individus croyants un cadre d’orientation pour ici-bas. Dans cette perspective, l’expression publique des convictions religieuses est aujourd’hui encore, comme en jugeait Spinoza pour son époque, légitime. Non seulement est-il illusoire, soutient Karsenti, de tenter d’en finir avec la religion, mais c’est aussi une erreur que de prétendre lui interdire de s’exprimer sur des sujets ayant une portée sociale ou politique.

Ce qu’en revanche, nous entendons, nous modernes, refuser à la religion, conformément à nos choix fondamentaux, doit être identifié différemment. La religion comme source de la loi se conçoit non seulement comme transcendante, parvenant aux hommes de l’extérieur, mais aussi et surtout comme originaire, d’une origine absolue et, ultimement, non questionnable. Pour cette raison, les règles religieuses ont la forme de commandements auxquels les hommes ont un devoir d’obéissance. Or, nous n’acceptons plus que, par une telle origine, les dogmes religieux prétendent échapper à notre libre réflexion. Rien ne peut, selon nous, se soustraire légitimement à notre examen critique. C’est dire, comme le résume Karsenti, que nous rejetons les interdits et ne voulons plus reconnaître que des interdictions.

Autonomie versus hétéronomie : limite d’une distinction moderne

Cette exigence se résume dans le maître-mot de la philosophie pratique, éthique et politique, des modernes : l’autonomie. Nous entendons nous défaire de toute hétéronomie, pour nous synonyme d’aliénation. En d’autres termes, nous ne voulons devoir nos lois qu’à nous-mêmes, n’obéir qu’à celles que nous avons établies par nous-mêmes, au moyen de notre seule raison individuelle ou communicationnelle. Telle est la manière dont nous comprenons l’émancipation. Cependant, Karsenti ne souscrit pas entièrement à ce grand partage constitutif, dans la conception qu’ils ont d’eux-mêmes, de l’identité et de la visée fondamentale des modernes. Il précise sa position à cet égard dans une discussion suggestive et originale consacrée à la manière dont Castoriadis conçoit le couple d’opposition autonomie/hétéronomie au cœur de sa philosophie politique.

L’hétéronomie, dont la religion est une forme paradigmatique, a pour fonction, selon Castoriadis, de recouvrir le chaos qui gît au cœur de la réalité et l’expérience de l’abîme qu’il induit chez l’être humain. Or, fait valoir Karsenti, l’autonomie, l’autoposition par chaque collectif humain d’un monde de significations, de normes et de règles sociales auquel il s’identifie, n’élimine ni le chaos ni l’abîme. Si elle vient bien se substituer à l’hétéronomie, elle laisse en revanche subsister ce que l’on peut nommer, par contraste, la transcendance. Pour le dire en d’autres termes, les institutions que posent les sociétés humaines, que ce soit dans l’autonomie ou dans l’hétéronomie, au moyen desquelles leurs membres se tiennent symboliquement dans le monde, laissent nécessairement échapper une part importante de la réalité. C’est que cette dernière est irréductible aux opérations instituantes des hommes, toujours débordées par sa profusion sans fin.

Le religieux se loge dans l’épaisseur de la vie sociale

Ceci vaut pour le rapport des hommes au monde naturel, mais aussi bien pour leur rapport à la société et à l’histoire, qui sont parties de leur monde. Entre les individus et l’État, plus largement entre les premiers et leurs institutions explicites, issues d’un pouvoir législatif, il y a, fait valoir l’auteur, toute l’épaisseur de la société. Or, celle-ci, considérée dans la spontanéité des mœurs ainsi que dans la profondeur historique de ses traditions, est irréductible à l’action auto-instituante des hommes. Le projet d’exister en tout, sans résidu, par autoposition, moyennant un pouvoir instituant capable d’une maîtrise complète de soi, est à la fois illusoire et dangereux politiquement.

Les mœurs et les traditions héritées de l’histoire échappent donc, pour partie du moins, à la prise autonome des collectifs sur eux-mêmes. Or, si nous comprenons bien la pensée de l’auteur, le religieux, en sa fonction sociale, se loge dans cet écart, sans comblement possible, entre la réalité de la société et sa capacité à se déterminer et se gouverner. La vie sociale toujours excède le sens que peuvent lui donner explicitement les hommes réunis en communauté ainsi que les règles par lesquelles ils s’efforcent de réguler en connaissance de cause leur vie collective. C’est ici, dans cette irréductibilité de la réalité sociale au projet d’autonomie, que prend place, nous dit Karsenti, la religion – une religion qui, qu’on le veuille ou non, persiste aujourd’hui dans sa fonction sociale. Mais celle-ci est-elle, pour autant, seule active sur ce front ou en est-elle seulement partie prenante ?

Le religieux appartient à l’indivisible

Karsenti défend l’idée d’une irréductibilité de la religion à la philosophie et à la connaissance rationnelles. Il existe, affirme-t-il, une pensée proprement religieuse – pensée digne de ce nom – qui n’est pas une connaissance. Les modernes ne sauraient en avoir fini avec la religion en ce qu’elle a de spécifique. Ceci ne tient pas seulement au fait que la religion énonce, toujours, une loi de justice, mais à ce que sa parole sur ce sujet a trait à ce que l’auteur nomme l’indivisible. L’indivisible, c’est, dit Karsenti, « l’union avant la division ». Ce par quoi il faut comprendre l’union de tous dans et par des croyances communes, sur fond desquelles, seules, des divisions peuvent se manifester, des conflits surgir. L’indivisible, c’est, pourrait-on dire, les manières de penser, sentir et désirer d’arrière-fond, partagées a priori par une communauté d’hommes. Comme telles, elles sont constitutives de la forme de vie à laquelle ils sont tous, également, intégrés. Des individus ne peuvent s’accorder explicitement sur quelque chose, un énoncé ou une règle, ou s’opposer à son propos, que s’ils partagent préalablement des significations et des normes. C’est le sens du propos de Durkheim, que l’auteur reprend ici à son compte, selon lequel « il y a quelque chose de non contractuel dans le contrat », tout contrat social étant déjà précédé de quelque chose   . L’indivisible, c’est donc le constitutif, c’est le transcendantal historique dont parlent certains auteurs, philosophes ou sociologues.

Le lecteur hésite, ici, à suivre l’auteur sur ce point, pourtant central de son raisonnement. Qu’est-ce qui peut bien demeurer encore de la religion dans le contexte moderne d’une société sécularisée et d’un État laïc ? Si les significations religieuses en matière de justice, et plus largement de politique, sont, dans nos sociétés, séparées de leur principe de légitimation, de leur référence à une origine transcendante, divine et sacrée, protégée par un interdit, que conservent-elles donc de spécifiquement religieux ? Si elles peuvent désormais faire l’objet d’une réflexion critique, être mises en cause et, éventuellement, écartées, qu’est-ce qui, alors, les distingue encore des idées de justice susceptibles d’être portées par une simple vision du monde, une idéologie ou une utopie ?

La religion ne relève ni de l’idéologie ni de la culture

Karsenti insiste cependant sur le fait que la religion, y compris dans le contexte moderne, ne saurait être assimilée à une idéologie. Elle ne saurait pas plus, ajoute-t-il, être considérée, comme l’ont fait un temps les anthropologues, comme une composante de la culture. L’auteur rejette donc aussi bien la conception culturaliste que la conception idéologique de la religion. Il reconnaît, dans les sociétés modernes, trois grands courants idéologiques, le libéralisme, le conservatisme et le socialisme, qui a ses faveurs. Or, soutient-il, ceux-ci ne touchent pas à l’indivisible, car ils sont, sociologiquement, l’expression des points de vue particuliers des différents groupes composant la société. Pourtant, dès lors que les idées religieuses sur la société et la politique sont désacralisées et peuvent, par suite, être légitimement examinées et critiquées, et qu’elles diffèrent en outre d’une religion à l’autre, ne tendent-elles pas à devenir des idées séculières comme les autres ? C’est là une question qui renvoie, pour partie, à une querelle philosophique sur le sens de la sécularisation, à laquelle Karsenti ne se réfère pas dans son livre. D’un côté, Carl Schmitt défendait la thèse que les concepts politiques modernes ne sont jamais que des concepts théologiques sécularisés, de l’autre, Hans Blumenberg soutenait, au contraire, que les idées modernes sont philosophiquement nouvelles et originales   . Quoi qu’il en soit, il n’est pas évident que le religieux ait le privilège d’exprimer ce que l’auteur nomme l’indivisible. Ce pouvoir d’articulation d’un monde de significations et de valeurs socialement partagées, qui, en effet, se situe en amont des divisions et rivalités idéologiques, il semble l’avoir en commun avec d’autres genres de croyances collectives.

L’autre argument, outre celui mobilisant l’opposition entre l’indivisible et le divisible, repose, nous l’avons vu, sur la distinction entre ce qui, dans la vie sociale, est explicite et ce qui y reste implicite. Tout de la vie sociale ne peut être explicité comme l’est une institution politique ou juridique. Ce que philosophes et sociologues appelaient traditionnellement les mœurs échappent, pour une part importante, à ce pouvoir d’explicitation. L’État et le droit « n’ont pas, dit Karsenti, la capacité de les résorber »   . Or, c’est précisément en cette dimension de la vie sociale que subsiste la religion, qui, dit l’auteur, continue d’imprégner les mœurs. Y restent vivantes, ne serait-ce que chez les croyants, ses significations idéales, ses visées orientatrices ou ses normes fondamentales. Enracinées dans un passé plus ancien que le monde moderne, très antérieures à la sécularisation de la société et à la philosophie des Lumières, elles nous ont été transmises de manière informelle, et demeurent une source vivante d’idées sociales et politiques.

Le retour en force des nationalismes, l’autre péril

L’ouvrage de Karsenti est indéniablement brillant. Il l’est aussi bien dans son style, fluide et enlevé en dépit de son abstraction philosophique, que dans son contenu analytique. Étayant son propos sur la lecture de textes clefs de la sociologie et de la philosophie, convoquant également Freud ou certains théologiens, l’auteur dénoue les différents fils du « nœud théologico-politique » dans le contexte contemporain. Si le propos est indéniablement riche en concepts, il ne propose pas toujours suffisamment de données factuelles ou d’exemples concrets à l’aune desquels le lecteur pourrait éprouver la pertinence des thèses énoncées.

L’auteur esquisse également des hypothèses de recherche que le lecteur souhaiterait le voir creuser, d’autant plus qu’elles sont, toutes, d’une brûlante actualité. Ainsi en va-t-il du parallèle entre les deux pathologies auxquelles nos sociétés sont aujourd’hui en proie et qui sont susceptibles, juge-t-il, de les mettre en péril. Outre la réactivation du religieux sous sa forme la plus négative et véhémente, Karsenti ébauche, en effet, une analyse du retour en force des nationalismes. Il fait prévaloir, ici comme précédemment pour la religion, un regard sociologique. Par contraste avec le point de vue individualiste et étroitement politique, il conçoit la nation, qui ne relève, selon lui, ni de l’idéologie, ni de la religion, comme l’entité qui fait « la jonction entre la politique (l’État) et la société (où les religions subsistent) »   . S’inscrivant dans le sillage de Marcel Mauss   , l’auteur rappelle que la nation a, historiquement, partie liée avec la démocratie, que loin de conduire nécessairement au nationalisme, celui-ci n’en constitue qu’une forme corrompue. Mais la nation comprend aussi, selon lui, dans sa formule même, une dynamique d’autodépassement vers une nation européenne et, au-delà, vers un horizon cosmopolitique   .

L'horizon que l'auteur envisage n'est pas, cependant, celui d'un effacement complet des collectifs dans leurs consistances particulières respectives. Le défi est autre. Il est de trouver la formule à même de combiner la persistance irréductible des formes singulières de vie collective et l'assomption de la commune condition terrestre. D’articuler, pour ce faire, deux appartenances et identifications collectives, l’une particulière, l’autre universelle.