Par-delà les passions passées et présentes qui entourent l’école en France, Côme Simien retrace l’histoire des relations des communautés villageoises à leur maître à la fin du XVIIIe siècle.

Que s’est-il joué « autour du maître, tout à la fois dans et hors de l’école » rurale entre la fin de l’Ancien Régime et la Révolution ? C’est à cette interrogation que l’auteur, maître de conférences à l’université Paris 1, s’efforce de répondre afin de proposer un récit autrement plus complexe que celui tenu jusqu’ici quant à la gestion de la question scolaire dans les communes françaises de moins de 2 000 habitants.

L’école comme institution de proximité, le maître comme homme-communauté

Les écoles rurales au mitan du XVIIIe siècle sont, fruit d’un accord conclu au siècle précédent entre l’État et l’Église, sous le contrôle théorique des évêques. Le pouvoir épiscopal systématise en effet ses ambitions sur les écoles au cours des années 1730, considérées comme la dernière étape de la reconquête catholique. Ce contrôle revendiqué par les évêques se traduit par une inflation règlementaire qui impose l’autorisation préalable d’enseigner, des enseignements chrétiens ou encore la séparation des sexes. Dans ce cadre, le maître – ou régent – est soumis au contrôle quotidien du curé dont il est également un auxiliaire, notamment dans le nord de la France.

La force de l’ouvrage réside précisément dans la déconstruction minutieuse de ce modèle d’une forte emprise du pouvoir épiscopal sur les petites écoles rurales. Les évêques trouvent en effet face à eux des communautés villageoises qui aspirent à l’auto-gouvernement, faisant de la nomination du maître local une affaire profondément politique. En revenant aux sources, l’auteur montre qu’à partir du mitan du siècle le contrôle épiscopal s’érode – ne s’est-il finalement jamais imposé ? – et que les évêques ne parviennent pas à dicter leurs volontés aux communautés locales qui n’hésitent pas à se passer de l’approbation épiscopale.

Il ne faudrait néanmoins pas postuler une opposition frontale partout dans le royaume, car un nombre croissant d’évêques se détourne des petites écoles rurales. L’accommodement est donc de mise à mesure que l’on avance dans le siècle. À noter que les intendants ne parviennent pas plus à imposer leurs choix aux communautés villageoises. Ainsi, la petite école rurale est donc bien une « institution de proximité », et ce bien avant la IIIe République.

Les pratiques de contournement des tutelles épiscopales et royales ne peuvent se comprendre que si l’on considère la petite école rurale comme une émanation et une incarnation de la communauté villageoise. Le recrutement d’un maître n’est en effet pas seulement un processus de sélection d’un individu par l’assemblée générale des habitants, mais bien un « théâtre de rituels collectifs » qui vise à re-signifier l’unité du groupe, c’est-à-dire de la micro-société rurale. Ainsi, les divergences sont tues dans le procès-verbal final, dans une volonté de construire un unanimisme d’acceptation, afin de souder et de perpétuer le collectif villageois, notamment face aux prétentions extérieures. La solennité du recrutement est renforcée par la signature d’un contrat entre le maître et la communauté.

Le régent accepte alors une vie rythmée par la pluriactivité, car les maîtres ruraux ne sont pas des maîtres, ou plutôt pas seulement des maîtres. Souvent l’un des seuls employés des communautés villageoises, les maîtres assurent un « véritable service public paroissial », puisqu’ils sont tour à tour remonteurs d’horloge, greffiers ou encore arpenteurs.

Ainsi, les comportements sociaux attendus, ceux qui respectent la coutume locale, sont fixés par le contrat. Cette codification de la fonction de maître passe donc par un travail d’écriture intrinsèquement conservateur qui apparaît comme « l’un des supports de l’affirmation du fait communautaire ». Il n’est donc pas étonnant que ni l’emplacement central, ni l’intérieur cossu des écoles ne soient laissés au hasard, tant ce micro-espace incarne la communauté.

Dans cette perspective, le maître apparaît dans une position dominée, tant il est considéré comme un « rendeur » de services à la communauté, proche en cela de la domesticité. Dès la signature du contrat, il se place en position de sujétion à l’égard du village. Il s’en suit une vie entièrement régulée et dont l’agréabilité dépend de la générosité des habitants, car le maître en plus de ses gages, reçoit des dons en nature lors de quêtes destinées à rappeler ce lien de dépendance. Enfin, le maître, très souvent, ne paie pas les tailles royales, la communauté villageoise s’en chargeant pour toujours mieux le ramener à sa position ambivalente : sous la protection du collectif villageois, sans pour autant en être un membre à part entière avec toute la précarité sociale que cela implique.

Les luttes pour l’administration des écoles rurales ne sauraient être réduites à un modèle binaire qui verrait s’opposer communautés villageoises d’un côté et forces extérieures de l’autre. Car ces établissements sont pris dans une seconde lutte d’influence qui met cette fois-ci aux prises les notables du village. En cela, la sélection du maître est représentative des dynamiques d’oligarchisation de la vie rurale dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, puisque l’assemblée villageoise vient approuver un choix qui a été préalablement effectué par « la partie réputée la plus sage » de la communauté, autrement dit les notables.

De ce fait, la figure du maître doit être envisagée dans ses rapports de clientèle. Le régent est de cette manière doublement dépendant vis-à-vis des notables : en plus de leur devoir son élection, il dépend de leurs dons. Ces derniers permettent, en retour, aux notables de manifester leur générosité tout en obtenant pour leur progéniture un accès aux places privilégiées dans les chœurs ou les processions dont le maître a la charge.

La nomination d’un maître est donc le produit d’un rapport de force local. Prise dans de telles luttes d’influence, la vie scolaire rurale est rythmée par les conflits et la décision de se séparer d’un maître est presque toujours initiée par des notables dans une stratégie de (re)conquête du pouvoir local. La nomination d’un nouveau régent est alors censée refonder l’unité de la communauté, avant la prochaine crise. La vitalité de ces conflits témoigne néanmoins d’un fait essentiel de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le « basculement de la salle de classe dans la sphère du pouvoir profane ».

Par le contrat, la communauté villageoise fixe les rythmes scolaires, mais aussi le cadre pédagogique dans lequel le maître doit opérer. En cela, l’école doit prodiguer aux enfants, filles et garçons, pauvres et riches, un minimum de savoir et de culture commun à l’échelle du village qui doivent permettre la perpétuation du collectif. Ces jeunes gens apprennent collectivement la lecture, considérée comme un « lire-réciter », afin qu’ils soient capables de prononcer les prières en latin lors des célébrations collectives. L’enfant apprend donc à lire dans une langue, le latin, qu’il ne comprend pas – seuls les enfants les plus riches apprendront à comprendre le latin, car la compréhension est un privilège.

Ce socle commun peut être approfondi, à condition de détenir le capital économique nécessaire, par l’apprentissage de la lecture et de l’écriture du français. Les enfants concernés, ceux des laboureurs, des artisans et des marchands, sont alors davantage individualisés par le maître qui utilise manuscrits, imprimés et écrits de la pratique, trahissant une laïcisation croissante de l’enseignement. Cette dernière culmine avec l’apprentissage de l’arithmétique.

En définitive, la salle de classe est un « microcosme socialement hiérarchisé » au sein duquel les inégalités sociales sont éprouvées quotidiennement par les enfants, les plus pauvres surtout, qui ne peuvent qu’observer leurs camarades mieux nés bénéficier d’un apprentissage individualisé. Ces inégalités de traitement sont non seulement visibles, mais encouragées par un système scolaire qui se donne pour but l’assimilation par ces enfants de la place qu’ils occupent au sein de l’ordre inégalitaire du village.

Les maîtres d’école, ces « hommes-communautés » sont d’abord des « enfants du pays », officiant à moins de vingt kilomètres de leur lieu de naissance, ce qui correspond à la distance parcourue en une journée de marche, et donc à l’espace des interconnaissances maximales. Le régent est donc « préalablement connu » et partage un territoire et des coutumes communs avec la communauté employeuse.

Au sein de l’espace villageois, la condition économique des maîtres est modeste, leurs gages et les dons en nature leur permettant de siéger parmi les « classes moyennes inférieures ». Les maîtres sont avant tout des fils de maîtres, de cultivateurs, voire d’artisans. Cette profession est surtout considérée comme une activité charnière dans la trajectoire des familles. Trajectoires ascendantes parfois – pour les fils d’ouvriers par exemple –, trajectoires déclinantes plus souvent pour des familles de cultivateurs déclassées cherchant à éviter le travail journalier. De la formation de ces hommes, entrant en moyenne à 23 ans dans le métier, nous ne savons que peu de choses, hormis que les possibilités sont multiples : apprentissage auprès d’un parent, d’un régent aguerri, du curé ou bien au sein d’un collège.

La société (villageoise) contre l’État (instructeur)

En l’espace de quelques mois, le processus révolutionnaire fait disparaître les autorités extra-villageoises qui revendiquaient une tutelle sur les écoles rurales ; ne subsistent que les communautés rurales qui voient leurs compétences s’étendre avec l’établissement des municipalités. L’heure de la communalisation de l’école est arrivée. En cela, les communes profitent, entre 1789 et 1794, du flou de la législation et du mépris des élites urbaines des districts et des départements pour les écoles rurales. Perdurent alors les anciennes pratiques de l’élection du maître, la définition du règlement par l’assemblée générale des habitants – à condition de la faire discrètement, car l’institution n’a plus d’existence locale –, ainsi que la pluriactivité du régent.

La première législation scolaire de la période révolutionnaire intervient en avril 1794, avec la loi Bouquier qui instaure la gratuité et l’obligation scolaires. Toutes les écoles sont publiques et les professeurs des communes rurales sont désormais salariés par la nation. Aucune carte scolaire n’étant prévue, tout individu peut ouvrir une école. Ces dispositions n’ont pas causé un effondrement du système scolaire, elles ont simplement conforté des dynamiques préexistantes : les territoires aux réseaux scolaires déjà denses ont continué de se renforcer, alors que les espaces en marge de la scolarisation élémentaire le sont restés. Mieux, les années 1793 et 1794 représentent l’un de ses apogées de la décennie révolutionnaire en termes de fréquentation scolaire.

En dépit d’ambitions centralisatrices de la loi Bouquier, les autorités centrales consentent à l’auto-administration des affaires locales dont la question scolaire aux communes, à condition que celles-ci contribuent à l’effort de guerre en fournissant hommes, nourritures et équipements. D’une manière plus générale, les communes rurales ne cessent de jouer avec la plasticité de la loi pour l’adapter aux usages scolaires traditionnels : les enseignants continuent d’être nommés par la commune – à travers son Conseil général, le plus souvent après sollicitation de l’assemblée villageoise –, de même que les règlements intérieurs continuent d’être fixés par la municipalité. La continuité des pratiques est donc encore et toujours de mise, y compris en ce qui concerne le contenu religieux de l’enseignement ou la déscolarisation estivale des enfants pour cause de travaux agricoles. Les communautés villageoises renforcent donc leur emprise sur leurs écoles et leurs maîtres, en passant désormais par le système public.

En l’espace de quelques mois, entre novembre 1794 et août 1795, le système éducatif élémentaire est profondément refondu avec l’adoption de la loi Lakanal, de la Constitution du Directoire et de la loi Daunou. Ces dernières placent explicitement les écoles élémentaires sous le contrôle de l’État (districts puis départements) ; d’autre part, un système scolaire dual est institué au sein duquel coexistent écoles de la République et écoles privées.

Dès la proclamation de la loi Lakanal, les écoles publiques rurales sont confrontées à de nombreuses difficultés, à commencer par les effectifs enseignants qui s’effondrent, pas aidées en cela par le tracé des cartes scolaires, pour lequel les communautés villageoises n’ont pas été consultées et qui marginalise de nombreux espaces de campagne. Ce reflux des établissements publics ne signifie pas pour autant la disparition de la petite école rurale, car dans le même temps triomphent les écoles privées, ces dernières venant combler les blancs de la carte scolaire républicaine.

La centralisation, érigée en principe de gouvernement par le Directoire, se traduit par la suppression des 44 000 municipalités communales au profit de 5 400 municipalités cantonales destinées à l’exécution stricte de la loi. Les communautés rurales sont dessaisies de leur capacité à nommer leur professeur et à établir les règlements intérieurs, désormais pris à l’échelle du département. Triomphe alors la figure de l’instituteur public, comme « agent de la République sans lien de subordination direct avec le village ». Ces communautés tentent d’abord de réactualiser leurs stratégies d’évitement de l’État et d’apprivoisement de l’école publique, et si certaines communautés y arrivent, une grande partie d’entre elles échouent et se tournent alors vers les écoles privées. Ces dernières n’ont de privé que le nom, tant elles sont considérées par les villageois comme une « institution publique d’échelle communale », considérée comme un moyen de refaire communauté en renouant avec des pratiques coutumières.

En s’appuyant sur un vaste corpus provenant d’archives nationales et surtout d’une dizaine de dépôts départementaux, Côme Simien propose un nouveau récit qui émancipe les sociétés rurales et leurs écoles de l’immobilisme auquel l’historiographie les a longtemps réduites. Le principal tour de force de cette enquête réside donc dans la capacité de son auteur à restituer la diversité et la permanence des stratégies d’évitement déployées par les communautés villageoises pour maintenir leur emprise sur l’école locale, et ce malgré les bouleversements politiques.