L’ouvrage du géographe Pascal Marchand consiste à saisir la Volga non seulement à travers sa physiologie et ses paysages, mais également à travers l’histoire et les imaginaires.

Longue de 3690 kilomètres, la Volga est l'un des fleuves principaux de la géographie russe. Elle prend sa source dans les collines de Valdaï pour se jeter dans la mer Caspienne et occupe une place toute particulière dans le cœur des Russes. « Par ses excès naturels, Volga Matouchka, la “Petite Mère Volga”, comme la désignent poèmes et chansons populaires, a toujours impressionné les Russes »   . On serait tenté d’ajouter que le célèbre tableau Les Bateliers de la Volga (1873) d’Ilia Répine est lui-même directement inspiré d’une chanson populaire concernant le cours d’eau.

Créer une nouvelle Volga

L’auteur passe rapidement sur le rôle du fleuve dans l’histoire. Il rappelle que c’est à Novgorod, en 862, que les tribus slaves s’entendirent pour chercher des princes Varègues pour les gouverner, ces derniers ayant fait, dès le VIIIe siècle, de la Volga une voie commerciale internationale, la « voie Varègue aux Arabes ». Pourtant, comme l’avance l’auteur, « Les villes de la Volga, au croisement de flux commerciaux est-ouest, squelettiques, et nord-sud, anémiques, ne connurent pas de grand développement commercial. La Volga ne fut jamais le Rhin. Le plus grand centre de foire, Nijni-Novgorod, ne devint ni Cologne ni Francfort. »  

La référence outre-rhin n’est pas totalement fortuite, puisque la ville de Saratov a eu l’occasion d’accueillir de nombreux colons agricoles allemands suite à une décision de Catherine II datant de 1763. Ceux-ci ont représenté jusqu’à environ 400 000 personnes au début du XXe siècle, avant de diminuer en raison des conséquences de la Seconde Guerre mondiale et de l’émigration vers l’Allemagne après la chute de l’Union soviétique.

Dès lors, l’objet de ce livre sur la Volga s’accompagne d’une réflexion sur l’expérience soviétique : l’URSS a souhaité faire entrer le pays dans la modernité et l’aménagement du fleuve est devenu un enjeu politique. C’est bien une « nouvelle Volga » que le régime entend créer, comme elle entendait créer un homo sovieticus. Illustration de ce fait, comme le note l’auteur, « En Russie proprement dite, le pouvoir soviétique a ainsi changé le nom de quinze villes. Treize se trouvaient dans le bassin de la Volga, dont dix sur le fleuve lui-même. La Volga est ainsi devenue une véritable “Vallée des Rois” bolchévique. »   Par ailleurs, le régime soviétique a créé des dizaines d’instituts de recherche scientifiques et techniques qui ont produit une somme considérable d’écrits, auxquels l’auteur fait souvent référence pour appuyer ses arguments. L’ouvrage se caractérise par un appareil statistique impressionnant.

Aménager la Volga, mais comment ?

Si l’objectif de la maîtrise de la nature par l’Homme est alors largement accepté, en quoi consiste ces aménagements, conçus dès les années 1930 ? Il faut tenir compte d’emblée du fait que le bassin de la Volga, soumis à un climat continental, faiblement arrosé, connaît quatre mois de températures moyennes négatives, ce qui gèle certaines parties du cours d’eau là où le courant est moins fort. Par conséquent, on pourrait synthétiser le défi ainsi : retenir suffisamment d’eau au moment de la fonte des neiges — la Volga étant largement alimentée par celle-ci —, puis la relâcher en fonction des besoins.

Grâce à ces aménagements, réalisés pour l’essentiel au cours de la seconde moitié du XXe siècle, mais inachevés en 1990, le fleuve est dorénavant navigable sur presque toute la longueur. Dès lors, cette dynamique engendre une série de conséquences sur les plans de la pêche, de l’environnement ou de l’aménagement du territoire, comme le démontre l’auteur.

Aussi, le potentiel des barrages hydro-électriques n’a pas échappé au pouvoir soviétique : le Conseil des commissaires du peuple adopta dès décembre 1921 le plan GOELRO qui prévoyait la création de dix grandes centrales, nécessaires pour accompagner l’industrialisation du pays. Au-delà de l’électricité, la Volga devait permettre d’irriguer de larges pans de terres agricoles, une question essentielle dans le système communiste.

Cependant, ces usages du fleuve entrent en conflit avec l’une de ses caractéristiques, non moins nourricière que l’agriculture : sa richesse en poissons, notamment en raison des vastes frayères sur les espaces inondés, source de reproduction efficace. Parmi les espèces anadromes (poissons de mer qui remontent les fleuves pour y pondre), Pascal Marchand porte une attention particulière au cas des esturgeons (sterlet, esturgeon russe, esturgeon étoilé ou grand esturgeon — dit belouga), occupant une place de choix à la table des dirigeants (tsaristes comme membres de la nomenklatura).

C’est à l’époque de la Perestroïka que les revendications écologiques voient le jour. « C’est la classe urbaine éduquée, variété de citadins générés par le régime communiste décrite par Kliamkine, qui a pris fait et cause pour ce mouvement “vert” des années 1980. »((p. 68) Cette prise de conscience anticipe les conséquences du dérèglement climatique. En effet, « au cours de l’hiver 2019-2020, il n’y a pas eu de neige sur l’essentiel du bassin de l’Oka »((p. 221)), tandis que le contexte géopolitique est en complet changement depuis la guerre en Ukraine.

Comme une artère, la Volga transporte des eaux, des identités et un écosystème fluvial très riche. L’un des mérites de l’ouvrage, par ailleurs technique sur certains points, consiste à montrer que l’expérience soviétique a été l’occasion de nombreux défis en termes d’aménagement, qui se trouvent aujourd’hui pris dans une nouvelle actualité.