Contre certaines idées reçues, Arnaud Lacheret analyse des parcours de réussite des descendants de l’immigration arabo-musulmane en France.

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L’ouvrage Les Intégrés d’Arnaud Lacheret, docteur en science politique, est à la fois atypique, car il se démarque des publications les plus fréquentes sur le sujet de l’intégration, souvent pessimistes et surplombantes, et pédagogue, car il donne la parole aux personnes qui en sont l'objet. Après le psychodrame national vécu par notre pays à l’occasion du vote de la loi « immigration » fin 2023, à l’initiative du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, c'est aussi un livre d'actualité. Il replace dans une perspective de moyen terme, au travers de huit chapitres finement ciselés, un phénomène qui travaille la société française et les principaux intéressés.

Comme le note le sociologue Gérald Bronner dans sa préface, ce livre « explore le sujet de l’intégration des populations arabo-musulmanes en prenant appui sur des trajectoires professionnelles ascendantes, un point de vue original au regard des stéréotypes négatifs parfois attachés aux membres de ces populations ». Ainsi, l’auteur recueille 70 témoignages de deux types de populations spécifiques, fruit de cinq années de recherche de terrain : des femmes arabes, issues des pays du Golfe, devenues cadres ; des femmes et hommes de nationalité française, issus de l’immigration maghrébine et ayant réussi leur intégration professionnelle.

L’intégration est ici entendue, telle que définie par Dominique Schnapper   , comme étant le double défi de l’acquisition de valeurs communes au sein de la société et la victoire obtenue face à des stéréotypes culturels subis.

Invisibilité de la réussite

Selon l’auteur, « peu de personnalités politiques contemporaines parlent d’intégration dans leurs discours, sinon pour en souligner l’échec ». Il précise : « On retrouve une intégration fantasmée des vagues d’immigration du début du XXe siècle (Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais…), on montre en exemple l’excellente intégration des populations d’origine asiatique pour souligner par contraste une intégration qui ne fonctionnerait plus pour les Nord-Africains et les Subsahariens. »

Dans le discours de l’extrême-droite de Marine Le Pen, Jordan Bardella ou Éric Zemmour, de même que dans le discours d'une partie de la droite héritère de Nicolas Sarkozy, aujourd’hui dans le sillage d’Éric Ciotti ou Laurent Wauquiez, ce n’est d'ailleurs pas tant une intégration qui serait exigée de ces immigrés ou descendants d’étrangers, mais une véritable « assimilation » à un corps national — faussement considéré comme homogène. On est loin de la valorisation de la « France métissée » promue par Ségolène Royal en 2007 ou de la politique de regroupement familial instaurée par Valéry Giscard d’Estaing au cours des années 1970.

Afin de rendre justice à ces centaines de milliers de personnes vivant dans notre pays et de rendre compte de leurs trajectoires singulières, l’auteur propose d'analyser, à l’instar d’Annie Ernaux, Didier Eribon, Edouard Louis ou Chantal Jaquet, le cas de transfuges de classe qui « se sont extraits d’une condition sociale et ont brisé le déterminisme pour se retrouver pleinement acteurs d’une société dont ils ne maîtrisaient pas initialement les codes ». À cet égard, la notion de transaction constitue un concept clé : fil conducteur de l’ouvrage, elle permet à la fois de penser le compromis avec le milieu social d’origine, ses fondements culturels structurants mais aussi avec les sphères socio-économiques d’adoption.

L'intégration des femmes, entre culture et négociation

Les trois premiers chapitres sont riches d’enseignements car ils illustrent bien en quoi les formes d'intégration institutionnelle, sociologique et politique sont intimement liées et profondément interdépendantes. Par le biais de la négociation au sein de la famille et, bien souvent, grâce à la sortie du quartier d’origine, l’émancipation sociale est permise aux femmes grâce à la méritocratie républicaine et à l’accomplissement de leur ambition professionnelle.

Pour celles qui occupent des postes à responsabilité, notamment managériale, au sein des entreprises, parfois adeptes d’une forme de « féminisme islamique » en opposition avec le patriarcat, de longues études et une situation professionnelle confortable constituent avant tout des leviers d’indépendance et de liberté. Cet état de fait n’est pas sans lien avec l’évolution du niveau d’étude observé chez les femmes immigrées, passant de 11 % de diplômées du supérieur en 1974 à 22 % en 1983, 31 % en 1998 et 34 % en 2010 — ce chiffre se rapprochant sensiblement du taux observé dans le reste de la population française, battant en brèche un certain nombre d’idées reçues.

Toutefois, le niveau d’étude ne dit pas tout de l’intégration de ces enfants d’immigrés sur le marché du travail puisque, comme pour le reste de la population, le niveau des postes occupés peut être décorrélé du niveau d’étude. Pour parvenir à une analyse plus fine, Arnaud Lacheret s’appuie sur l’enquête « Trajectoires et origines » de l’INED permettant de meilleures comparaisons et une caractérisation plus précise. Il en ressort une spécificité algérienne au regard de la situation des descendants d’immigrés des deux autres pays du Maghreb : alors que 20 % des enfants de parents d’origine algérienne sont titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur (22 % pour les femmes), c’est le cas de 31 % des enfants de parents d’origine marocaine et tunisienne (34 % pour les femmes). Autrement dit, le transfuge social est spectaculaire puisque les descendants d’immigrés marocains et tunisiens ont quasiment rattrapé, en une seule génération, le reste de la population française.

Plus révélateur encore, on constate que si l’on raisonne en termes de catégorie socio-professionnelle, il n’y a aucun écart significatif entre l’ascension sociale des maghrébins opérée en une génération et celle des descendants d’immigrés européens, qu’ils soient d’Europe du Sud (Espagne, Italie, Portugal) ou de l’Est (Pologne, Roumanie, Turquie). À cet égard, ces données, amplifiées chez les femmes, vont de pair avec une exogamie accrue : même si les parents auraient peut-être préféré un mariage avec une personne issue de la même culture (tendance observée notamment chez les femmes issues du Golfe ou de parents kabyles), le nombre d’unions avec des athées, agnostiques ou chrétiens est presque comparable à celui de la population majoritaire, supérieur à celui observé au sein des communautés chinoises, indiennes ou subsahariennes.

C'est ce qu'illustre le propos a priori contre-intuitif d’une jeune femme issue d’un quartier populaire de Grigny, en banlieue parisienne :

« Je me suis battue pour qu’il n’y ait pas une autre bibliothèque dans ma cité, parce que je voulais en sortir. Si on mettait des services publics et d’autres bibliothèques dans le quartier, ça donnait toutes les excuses à mes parents pour que je n’aille pas prendre le bus. […] Sortir du quartier, c’est rencontrer d’autres personnes, ne pas enfermer les gens dans leur monde ; pour ne pas les laisser dans leur carcan et leur permettre d’être en situation de découvrir autre chose qu’une certaine misère dans leur cité. »

L'intégration des hommes

En ce qui concerne les entrepreneurs ou managers de culture arabo-musulmane avec lesquels l’auteur s’est entretenu, les parcours présentent des points communs avec ceux des femmes et également plusieurs spécificités. L’échantillon de personnes interrogées par l’auteur, d’âge moyen de 35 ans, permet de mettre en lumière des réalités différenciées.

La relation avec les parents est fondatrice et structurante des potentialités d’intégration. Autrement dit, cette relation est à la fois le trait d’union qui permet de transmettre une culture et le levier de fierté pour célébrer une réussite professionnelle, que l’on pourrait résumer de la façon suivante : travailler dur à l’école pour ensuite être à l’abri du besoin. Le témoignage d’Abdel, 42 ans, va dans ce sens : « Mon père était très strict. À 18 ans, je n’avais jamais encore découvert une discothèque, il avait tellement peur qu’on puisse déraper, seule la réussite des études comptait ». À l’inverse, comme dans le reste de la société, les relations intrafamiliales dysfonctionnelles et le nombre accru de familles monoparentales sont des facteurs d’exclusion sociale et d’échec de l’intégration.

Le choix d’études spécifiques, au regard du reste de la population, est orienté en partie par une rationalité économique, celle de gagner de l’argent rapidement et d'obtenir pour cela un poste à responsabilité. Ainsi, pour ceux qui font des études supérieures, les hommes s’orientent davantage vers les écoles de commerce ou d’ingénieurs, notamment celles qui proposent des cursus en alternance, plutôt que vers les autres cursus scientifiques ou les formations littéraires, en proportion relative.

Les enfants jouent un rôle intégrateur pour leurs parents. Ces derniers, souvent issus de régions pauvres et rurales au Maghreb, regroupés dans des quartiers socialement défavorisés, sont mieux intégrés à la société quand leurs enfants ont réussi leur intégration socioprofressionnelle, « boucle de rétroaction » vertueuse. Les enfants les aident dans leurs démarches administratives, dans les actes de la vie quotidienne et les confrontent à des valeurs de modernité qui peuvent contribuer à faire évoluer leur représentation traditionnelle portant sur des faits sociaux (normalisation du divorce, acceptation de l’homosexualité, liens parents-enfants moins fusionnels, décohabitation générationnelle, notamment). 

Par ailleurs, le sport constitue un puissant vecteur de réussite, pécuniaire ou symbolique. Sans évoquer les illustres mais rarissismes Zinedine Zidane, Kylian Mbappé ou Brahim Asloum, il n’en demeure pas moins que face à des jeunes parfois en perte de repères ou vivant dans des environnements favorisant les sorties de route (délinquance, trafic de drogue, embrigadement intégriste), le sport est un intégrateur qui catalyse le sentiment commun d’appartenance et facilite la sortie du quartier grâce aux compétitions sportives. Comme le souligne l’association « Sports dans la ville », « par le sport, on transmet aux jeunes issus de quartiers prioritaires des valeurs importantes pour leur développement personnel et leur insertion professionnelle. Notre mission est de favoriser une réelle égalité des chances ».

La discrimination face au genre

La discrimination dont font l'expérience les descendants d’immigrés est multiforme. Selon une enquête du CEREQ de 2022, elle est vécue par près de 45 % des hommes descendants d’immigrés d’Afrique du Nord, 35 % pour ceux d’origine subsaharienne et 20 % pour les descendants d’immigrés turcs.

Mais la discrimination est plus durement vécue par les hommes que par les femmes (lesquelles réussissent en moyenne mieux que les hommes). Ahmed, 35 ans, le résume ainsi : « Je pense que c’est plus difficile d’être un homme qu’une femme nordafricaine en France, pour plusieurs raisons. Notamment le fait que ce sont les hommes qui sont vus comme la source de problèmes pour les gens. »

Si, dans certains entretiens, les hommes interrogés occultent les moments de rejet de la société, préférant insister sur le mérite, le travail, l’effort fourni, la majorité de l’échantillon livre des anecdotes ou récits témoins des discriminations subies. On les rencontre notamment dans la sphère scolaire, où on observe une orientation précoce vers les filières hors de la voie générale, mais aussi sur le marché du travail. C'est ce dont témoigne Ayman, 30 ans, diplômé de l’une des meilleures écoles françaises de management et occupant le poste de chef de rayon dans un hypermarché. Cette réalité s’expliquerait selon lui par une « prudence à la fin des études pour gagner de l’argent », tout en se sentant enfermé « dans une carrière par défaut ».

De même, les rapports de confrontation qui s'instaurent parfois avec la police sont bien plus importants pour les hommes que pour les femmes. La situation est cependant identique pour l’accès au logement ou aux loisirs comme l’ont montré de nombreuses opérations de testing organisées ces dernières années.

Les intégrés, la religion et la culture

Contribuant à la construction d’une identité qui ajoute plus qu’elle ne soustrait, le rapport à la culture et à la religion sont également des déterminants importants des parcours de réussite. Ainsi, l’enquête 2010 de l’INED « Trajectoires et origines » montre que seulement 80 % des descendants d’Algériens sont partis en vacances en Algérie au cours de leur enfance (35 % tous les ans), alors que 95 % des Marocains (60 % chaque année) se sont rendus au Maroc. Le lien aux origines, les voyages au « bled », de même que les rituels culinaires ou familiaux, constituent autant de liens à la filiation que de leviers d’enrichissements du pays de naissance ou d’accueil.

Quant à la prégnance de la religion, en tant que croyance ou pratique, son intensité est variable et demeure moins importante dans les témoignages que l’appartenance culturelle affirmée. Pour les plus pieux, il s'agit non seulement une foi mais également un mode de vie. Aziz, 28 ans, décrit sa pratique : « je fais mes prières, je fais le Ramadan, je m’implique au maximum en conciliant avec mon quotidien professionnel. C’est ma foi, tout simplement ». Khadija, 35 ans, en explique les ressorts : « j’ai été élevée dans une culture musulmane, ma vie s’est construite avec ma religion. Pour moi, c’est une protection, ce sont des règles, des principes de vie ». La religiosité est totalement absente chez d’autres, sans pour autant susciter d’opposition ou être vécue comme un quelconque obstacle à l’intégration.

À cet égard, la question du port de voile n’est pas perçue de façon neutre : entre marque d’une rébellion, expression d’un choix, témoignage d’une contrainte, outil de protection, symptôme de repli, le fait pour les femmes de porter ou non le voile n’est jamais anodin. Plutôt que de recourir à de multiples analyses de pseudo-spécialistes ou de groupes cherchant à instrumentaliser la parole plutôt que réellement chercher à comprendre les ressorts de ces phénomènes identitaires, le mieux est de laisser la parole à Leïla, 45 ans :

« Pour moi, ce n’est pas un signe de soumission. Même si je constate qu’il y a énormément de jeunes filles qui le portent, et que je trouve ça triste car pour moi cela doit correspondre à un cheminement spirituel avant tout. J’ai l’impression que cela correspond pour certaines à une quête d’identité, un signe de fashionistas. Moi, je respecte une femme, qu’elle porte un voile ou une mini-jupe. On peut être dans une quête spirituelle sans porter le foulard. »

Cet argumentaire du libre-choix renvoie bien entendu à des réalités différenciées, d’un cheminement spirituel à une réponse à la pression exercée par l’environnement, ou bien encore un outil d’affirmation ou de différenciation à l’égard de la majorité. Il s’agit également d’un phénomène de mode largement importé du Moyen-Orient car son port, dans les générations précédentes de femmes au Maghreb comme en Occident, était numériquement moins important qu’il ne l’est aujourd’hui parmi les jeunes générations influencées par les réseaux sociaux et les chaînes satellitaires venues d’Arabie Saoudite, du Qatar ou des Émirats Arabes Unis.

Mehdi, 34 ans résume ainsi à sa façon : « Je pense que pour certaines, il y a une affirmation : je suis Française, je suis musulmane, je porte le voile. Une façon de dire merde à ceux qui ne les acceptent pas. »

Analyser le « comment » plutôt que le « pourquoi »

En définitive, Arnaud Lacheret montre bien comment le recueil des témoignages et leur analyse, dans le sillage de l’École de Chicago et d’Howard Becker, livre des clés pour la compréhension du « comment » des processus d’intégration réussie. Ce travail permet de cartographier des étapes dans le parcours d’intégration qui, s’il ne représente pas la norme tant les pesanteurs de la reproduction sociale restent massives, permet de jeter un regard renouvelé sur une réalité trop souvent occultée.

Culture, famille, socialisation, ascension sociale, constituent autant de vecteurs qui permettent de créer du « nous », tout en affirmant une singularité propre — d'autant plus légitime au sein d’une société contemporaine qui tend à assurer le primat de l’individu sur toute autre considération.

Les conclusions de l’ouvrage, à six mois d’élections européennes cruciales pour l’avenir du projet européen et à trois ans de l’élection présidentielle qui viendra clore le second mandat du Président Emmanuel Macron, posent la question cruciale de la pluralité et des communs. Dans une société fracturée et archipelisée, si justement décrite par le politologue Jérôme Fourquet, en proie à des crispations identitaires et affaiblie par des tentations xénophobes d’extrême-droite, les constats qui sont dressés ici pourraient nourrir la réflexion des dirigeants politiques d’aujourd’hui et de demain qui sont soucieux du vivre ensemble et de la défense du modèle républicain.