A la tête d'une équipe de spécialistes, l'historien Pierre Grosser propose une vaste histoire des relations internationales de 1900 à 2023. Retour sur ce projet.
L’actualité des dernières années montre toute l’importance des relations internationales pour comprendre les événements en cours et les inscrire dans une profondeur historique. Pour ce faire, une équipe d’historiens et de politistes, dirigée par Pierre Grosser, analyse les relations internationales depuis 1900 et par décennie. Le titre de l’ouvrage n’est pas sans rappeler le classique de Jean-Baptiste Durosselle, mais le choix de traiter une décennie par chapitre et par auteur permet de problématiser chaque période, de réfléchir aux bornes chronologiques et d’en définir les lignes de force. Pierre Grosser revient avec nous sur cette somme de 1 238 pages.
La spécialité HGGSP repose sur des dynamiques communes à l’ensemble des pays : conquêtes des espaces maritimes et spatiaux, changement climatique, fonctionnement des médias et des démocraties mais aussi sur les rapports de forces entre acteurs étatiques et non-étatiques : guerres du Golfe et guerres asymétriques parmi d’autres. Autant de sujets qui constituent le cœur de l’analyse des relations internationales.
Nonfiction.fr : Ce projet est né alors que vous enseigniez au Québec, de 2015 à 2017, où vous avez ressenti avec vos collègues l’absence d’un livre couvrant le XXe siècle, puis les deux premières décennies du XXIe. Comment est née cette idée et pourquoi les livres sur l’histoire diplomatique ou le XXe siècle ne répondaient pas pleinement à vos attentes ?
Pierre Grosser : J’avais depuis longtemps l’intention d’écrire une synthèse sur l’histoire des relations internationales. J’avais même signé il y a fort longtemps pour un projet de ce type, qui s’est transformé en histoire mondiale de 1989 . Pour les enseignements universitaires au Québec, il faut assigner un livre obligatoire. Il existe des manuels français, mais qui sont un peu datés malgré les rééditions, parfois avec extensions (comme celui de Maurice Vaïsse chez Armand Colin), ou qui sont inachevés, comme la série de René Girault et Robert Frank qui s’arrête en 1964.
Dès lors, j’ai pensé qu’il serait intéressant de présenter un ouvrage complet et à jour, mais qui ne soit pas non plus sous la forme, parfois austère, d’un manuel. Il fallait mettre à disposition du public un ouvrage s’appuyant sur des décennies d’historiographie, mais aussi sur les nouveaux questionnements et acquis. Comme j’ai retrouvé plusieurs collègues réputés qui enseignent au Canada, je les ai sollicités, puis ai complété le « casting ». C’était une garantie pour avoir une approche pas trop « française » : certes, ce sont des spécialistes de l’Europe qui écrivent sur les années 1920 ou 2010, mais pour les années 1900, l’autrice est spécialiste du « Grand Jeu » anglo-russe, pour les années 1950, nous avons le meilleur historien du Vietnam, ou pour les années 1970 un historien polyglotte dont la thèse portait sur la rupture sino-soviétique, etc.
Ces collègues, dont beaucoup ont fait leur thèse dans les plus prestigieuses universités des États-Unis, ont considéré aussi qu’un tel ouvrage manque aussi en langue anglaise. La collection « Bouquins » a accueilli le projet, gage de durée et permettant de disposer d’un volume respectable (près de 1300 pages).
Le choix a été fait de découper l’ensemble par décennie, car chacun des auteurs est spécialiste d’une période, mais aussi par souci d’insister sur l’importance de la chronologie. On voit en effet qu’une rupture s’opère à chaque décennie. La crise économique puis le début de la Seconde Guerre mondiale peuvent ainsi constituer les charnières de la décennie des années 1930. Les ruptures sont parfois introduites par des événements, comme entre 1999 et 2001, avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, puis avec les attentats du 11 septembre. Vous renouez ici, d’une certaine manière, avec Jean-Baptiste Duroselle qui parlait de changements tous les cinq ans. Comment en êtes-vous arrivé au choix d’un chapitre par décennie ?
Je n’imaginais pas une histoire de ce type autre que chronologique. Je ne voulais pas non plus le système des « vignettes » ou « zooms » qui est devenu courant pour les grosses histoires mondiales récentes, même si elles rendent la lecture plus récréative et permettent d’élargir l’éventail des auteurs. Mais en même temps, il faut éviter de donner l’impression de se contenter d’une chronologie commentée. C’est pour cela que l’échelle des dix ans me semble un bon compromis. Il est possible de penser une époque, tout en insistant sur des inflexions.
La distinction années 1920 et années 1930 s’impose facilement (même si elles commencent plutôt en 1923 et 1933, et finissent d’une certaine manière en 1929 et 1939). Les années 1960 et 70 semblent une évidence, même si on parle de « Long Sixties » (1958-64) et de « Long Seventies » (1968-1983). Les années 1990, parfois comparées aux années 1920, ont semblé une parenthèse entre le 9/11 (1989) et le 11/9 (2001). Les années en 9 sont souvent intéressantes, 1919, 1929, 1939, 1989 bien sûr, mais aussi 1949 (le tournant 1949-50 de la guerre froide), 1979 (sur lequel on insiste beaucoup désormais), ou 1999. Les milieux de décennies peuvent faire penser en effet à des cycles de cinq ans, 1904/5, 1914/5, 1945, 1955 (stabilisation de la guerre froide en Europe et nouvel enjeu du Sud), 1975 (apogée et début du déclin de la détente et de l’affirmation du Sud), 1985 avec l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, etc.
Si, en introduction, je me complais dans ce jeu chronologique, tout en montrant à côté les grands narratifs qui transcendent la chronologie, chaque auteur a été libre de jouer avec les dates, en fonction de son interprétation de la décennie. Comme souvent, les auteurs de culture académique anglo-saxonne sont prompts à donner un sens plus englobant à leur chapitre. Mais la réflexion chronologique est toujours là, notamment dans chaque introduction.
Les périodes charnières qui concluent ou ouvrent chacune des décennies peuvent sembler évidentes aux chercheuses et chercheurs, mais les contemporains avaient-ils conscience de ces changements à l’œuvre ?
Il y a bien entendu eu des effets 1900 et 2000. Il existe certaines dates qui ont fait penser que le monde ne serait plus pareil. Il est aisé de citer 1917, 1947, la mort de Staline (1953) le choc pétrolier et la crise (1973/74), 1989, ou bien le choc Covid de 2020/21. Les conjonctures d’une année sont parfois longues : ainsi de l’année 1941 pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, ou 1964 pour les États-Unis, de l’assassinat de Kennedy au début de la guerre du Vietnam, tandis que Moscou estime que les États-Unis mènent une contre-révolution globale sur tous les continents en ces années 1964-65.
Quand on s’intéresse aux perceptions et ambiances de l’époque, comme à celles d’aujourd’hui, on voit bien ces incertitudes, cette chronologie fine entre tentations optimistes et pessimistes, les prévisions non advenues. J’ai coordonné pour Le Grand Continent, durant les fêtes, un dossier sur ces inflexions entre années en 3 et en 4, qui montre je crois la difficulté à les interpréter seulement en surplombant le quotidien. La chronologie montre les ondes de choc (Điện Biên Phủ en 1954 et la révolution castriste en 1959, le 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Irak en 2003 pour les années 2000, celle de l’Ukraine par la Russie en 2022, etc. ). Pour l’histoire des relations internationales, il est intéressant de voir ces ondes de choc, en étudiant les réactions des acteurs et les recompositions des jeux d’acteurs. L’ouvrage est déjà volumineux, on est toujours un peu frustré de ne pas pouvoir montrer toutes les dimensions mondiales de la guerre du Vietnam, ou de la guerre du Golfe.
Vous avez retenu l’expression « relations internationales ». À l’heure actuelle, le terme de « géopolitique » s’avère bien plus présent, au risque d’être mal utilisé, à la fois dans les productions scientifiques mais aussi auprès du grand public. Comment distinguez-vous ces deux termes ?
L’usage du terme « géopolitique » est souvent connoté. Il est revenu un peu dans le discours en Allemagne durant les années 1990, dans le cadre d’un tournant conservateur et d’une réflexion sur les atouts et contraintes de la « position centrale » du pays dans la géographie et l’histoire de l’Europe. Il est courant en Russie. Son poids en France est assez fascinant. Il y aurait beaucoup à dire sur ce mot, qu’il s’agisse de la trajectoire d’Yves Lacoste (tiersmondiste et propagandiste pour le Nord-Vietnam, puis nationaliste auteur de textes très controversés sur l’unification allemande et sur les guerres en ex-Yougoslavie), sur les métamorphoses de la revue Hérodote, sur l’émergence sur les plateaux TV et dans les rayons des librairies des « géopoliticiens » et « géopolitologues », sur les prétentions à l’explication des conflits par la « géopolitique », science prétendument froide (quitte à masquer de forts biais), pratique et surplombante.
On a l’impression qu’en France, puissance internationale plutôt sur le déclin, on impute du raisonnement géopolitique viril aux autres puissances (États-Unis et Russie notamment, ou Israël), avec parfois aussi l’espoir que la France (voire l’Europe) se « re-géopolitise ». Presque tous mes livres ont été classés dans les rayons géopolitique, ce qui m’agace beaucoup. En réalité, il y a souvent équivalence entre « géopolitique » et « relations internationales ». Le retour de la géopolitique est advenu hors de l’histoire (malgré des prétentions à fonder les raisonnements sur l’histoire, souvent réifiée, comme par les politistes), tandis que dans le monde des historiens, les relations internationales semblaient « has been » (depuis Annales jusqu’à l’histoire « par en bas », en passant par l’histoire culturelle ou transnationale/connectée).
Ce n’est que récemment, notamment par l’histoire de la géopolitique, que cette dernière est revenue dans l’histoire. Les relations internationales sont une discipline vénérable, en histoire (de bons travaux historiques sur la naissance de l’ « École française » sont parus récemment), tandis que la science politique des RI et le droit international connaissent un « tournant historique », les amenant à penser leur histoire longue, notamment impériale et non-occidentale. Il n’est pas possible de penser l’international et le mondial sans les relations internationales, et celles-ci ont connu bien des métamorphoses, « tournants » et nouveaux agendas.
Au-delà de la coordination de l’ouvrage, vous avez assuré la rédaction de trois chapitres, dont ceux des décennies 1980 et 1990. En 2009, vous signiez, chez Perrin, un ouvrage devenu une référence sur l’année 1989 (1989, l’année où le monde a basculé). Avez-vous ici pensé cette année comme une jonction entre les deux décennies ?
Le livre sur 1989 ne se limitait pas à cette seule année, elle était insérée dans une séquence. J’ai l’impression de travailler sur ce « tournant » depuis toujours, puisque j’ai commencé à enseigner à Sciences Po en 1989, un cours créé par le directeur de l’époque, Alain Lancelot, qui estimait que désormais tout étudiant allait évoluer dans un monde où l’international et le mondial seraient essentiels (ce qui était assez prescient). La moitié de mon premier livre portait déjà sur les interprétations de cette séquence, à partir des discussions et publications de l’époque (qu’il fallait, à l’époque, trouver en dépouillant les revues papier et en photocopiant beaucoup…).
Je crois que rétrospectivement, on pense trop les années 1989-91 comme un tout (la fin de la guerre froide), et que celui-ci était inévitable. Or, quand on les vivait, on allait de surprise en surprise. Et les temps aujourd’hui sont à considérer que la gestion de ce tournant aurait pu être faite autrement – et mieux, souvent en imaginant que les acteurs de l’époque savaient exactement ce qui allait des passer. Ce qui évidemment est assez facile a posteriori. De plus, on étudie séparément fin de la guerre froide et guerre du Golfe, alors que les effets croisés sont nombreux. Dès lors, j’ai choisi de clôturer la décennie 1980 par l’année 1990, car c’est seulement à ce moment-là que des potentialités non évidentes fin 1989 sont advenues : fin des régimes communistes à l’Est, unification de l’Allemagne dans l’OTAN, etc.
En revanche, l’année 1991 ouvre les années 1990, avec les conséquences de la guerre du Golfe et de la fin de l’Union soviétique. Les gestions de l’Irak et de la Russie seront d’ailleurs de grandes questions de la décennie. En 2007, les États-Unis sont enferrés dans la contre-insurrection en Irak, tandis que Poutine défie, au moins par les mots, les États-Unis… qui connaissent la crise l’année suivante.
Les années 1990 ont donné lieu à de nombreuses interprétations chez les penseurs anglosaxons tels Samuel Huntington, Robert Kagan, Zbigniew Brzezinski ou Francis Fukuyama. De votre côté, vous présentez la période qui s’étend de 1989 à 2001 comme une triple parenthèse : celle d’un entre-deux-guerres, celle d’un monde unipolaire et celle de l’illusion d’une fausse paix. Vous insistez aussi sur l’accélération des transformations. Avec un regard rétrospectif, ces années ont-elles semé les germes des dynamiques internationales actuelles ?
Les trois interprétations que vous citez ne sont pas les miennes, ce sont les plus communes. Après le 11 septembre 2001, les années 1990 ont été vues comme un entre-deux-guerres (un peu l’équivalent des « années folles » des années 1920), entre la guerre froide et la guerre globale contre le terrorisme. A partir de 2008, la superbe de l’Occident en a pris un coup, et rétrospectivement on a dénoncé l’hubris occidental (les prétendus « réalistes ») et le déploiement d’un impérialisme arrogant et prédateur (la gauche radicale jugeant que la « contre-révolution » néolibérale et militariste a commencé sous Reagan, et a écrasé les alternatives de Sud et de l’Est pour triompher dans les années 1990). Enfin, depuis la fin des années 2010 et surtout depuis 2022, il est question de « retour de la guerre froide », qui n’aurait en fait jamais pris fin, qu’il s’agisse de la résistance à la domination américaine, ou de la volonté de Moscou et de Pékin de contester l’ordre international libéral.
Avec le temps, la complexité et les ambivalences des années 1990 ont été quelque peu oubliées. Les États-Unis et l’Occident ne furent pas si triomphateurs après la guerre froide. Il faut attendre la fin de la décennie, et c’est aussi une réponse à des défis : il y avait « appels d’empires » (Ghassan Salamé), alors même qu’était condamnée la « volonté d’impuissance » (Pascal Boniface) de l’Occident. 1998 ouvre le temps où les États-Unis assument d’être un Empire, se jugeant « nation indispensable », l’Union européenne se voit comme puissance normative (voire un nouvel Empire) capable de changer le monde, pendant que montent les défis des années 2000 (prolifération nucléaire, terrorisme, États faillis, contestations de la mondialisation,…).
Le début des années 1990 est relu aujourd’hui : la chute de l’empire russe a donné lieu à des conflits qu’on jugeait gérables (avec la naissance d’ États de facto), mais ils deviennent de plus en plus chauds une génération plus tard (Ukraine, Caucase…). On annonçait déjà une revanche russe (le discours néo-impérial et anti-occidental se cristallise dès 1993), et que la Chine du XXIe siècle perturbait les équilibres comme l’Allemagne impériale puis nazie. Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire du Choc des Civilisations perdure ; l’extrême-droite, comme les islamistes, s’en était emparée.
Vous accordez aussi un chapitre à la décennie en cours, et vous y insistez sur les crises, les rivalités entre grandes puissances, notamment la Chine et les États-Unis. Comment analysez-vous les trois premières années de cette décennie après le travail que vous avez dirigé sur la compréhension des relations internationales depuis la fin du XIXe siècle ?
Ce dernier chapitre n’était pas vraiment prévu, puisque nous devions initialement terminer l’ouvrage en 2021, et donc nous arrêter à la décennie 2010. Je l’ai rédigé au dernier moment. Comme je continue d’enseigner le même cours sur l’évolution du monde à Sciences Po (trente-quatre ans désormais !), je suis les ambiances chaque année pour être au plus proche de ce que vit l’auditoire. Dès lors, j’insiste sur les sujets et les cadres interprétatifs dont on parle, et les interprétations du moment. C’est toujours important. Je dis toujours aux étudiants en histoire de bien lire tout ce qui touche aux perceptions de la conjoncture du moment passé qu’ils étudient (dans les archives mais aussi les médias), pour s’immerger dans des ambiances et des interprétations au fil des jours. Cela n’empêche pas d’interpréter rétrospectivement, mais cela évite l’arrogance à l’égard des acteurs du passé qui n’auraient pas prévu l’avenir, et fait replonger dans les incertitudes du passé.
Dès lors, les évolutions que je pointe du doigt, la sélection d’évènements que je mets en valeur, seront sans doute revues de manière critique dans quelques années. Au-delà des grands défis globaux interconnectés qui rendent difficiles une gouvernance globale, il y a bien une impression de retour à des jeux de grandes puissances (qui n’avaient pas vraiment disparu), avec une repolarisation apparente liée aux défis russe et chinois, mais aussi une dépolarisation, avec la multiplication des jeux diplomatiques des puissances intermédiaires et des petits. Le monde devient donc plus difficile à lire. Et 2024 risque d’être une année clé, à cause des élections aux États-Unis.