Les traces laissées par les outils et les doigts des potiers informent l’archéologue sur les techniques et sur le degré de maîtrise de celles et ceux qui les ont produites.

Nous avons pris l’habitude de vivre dans un monde dont nous maîtrisons de moins en moins les savoir-faire techniques. Certes, certains d’entre nous bricolent encore à leurs heures perdues, ou savent démonter et réparer une voiture ou un ordinateur, ou coudre un vêtement. Mais la spécialisation croissante des compétences est l’une des directions fondamentales de l’évolution des sociétés humaines depuis le début du Néolithique.

Entre cette tendance à la professionalisation, et donc à outsourcer toujours plus la production ou la réparation de nos biens de consommation courante (la poterie ou le métal d’abord, puis le grain, la viande, le tissu, les maisons et les vélos) et la disparition de techniques anciennes qui ne sont plus pratiquées que par une poignée de sociétés humaines isolées dès le début du XXe siècle, il n’est pas étrange que les archéologues doivent en passer par un apprentissage approfondi pour comprendre comment beaucoup d’artefacts et outils anciens étaient réalisés.

C’est en particulier ce qui s’est produit pour la reconstitution des techniques de débitage du silex, qui forment l’un des socles les plus importants de notre compréhension de la Préhistoire. Le paléolithicien André Leroi-Gourhan est l’un des pionniers de telles études technologiques, dans les années 1940. Il est notamment à l’origine d’une classification systématique des techniques employées par l’Homme partout sur le globe – du transport à l’allumage du feu en passant par le travail des peaux et l’abattage du bois – nourrie d’exemples piochés dans des sociétés traditionnelles de tous les continents.

Cette somme, L’Homme et la Matière, et les travaux qui ont suivi en anthropologie comme en archéologie des techniques, ont rapidement établi que toute démarche de compréhension technique – surtout pour celles que nous avons désormais perdues – devait nécessairement s’appuyer sur deux jambes complémentaires pour pouvoir éclairer le matériel archéologique : la comparaison ethnographique et la démarche expérimentale. La comparaison observe des savoir-faire encore vivants et encore en pratique, l'expérimentation permet de tester des hypothèses en tentant de reproduire les traces qui ont pu être observées sur les artefacts anciens. L’une comme l’autre s’attellent à établir des référentiels, c’est-à-dire des catalogues de traces, assortis de leurs conditions de formation, des actions ou phénomènes qui peuvent les avoir causées, et des critères de leur identification.

Une enquête à rebours

L’ouvrage d’Armance Dupont-Delaleuf, axé sur les traces de façonnage et de mise en forme des céramiques, n’échappe pas à la règle et suit la même démarche. Le catalogue, qui constitue la plus grande partie de l’ouvrage, s’apparente à un dictionnaire visuel où chaque fiche aborde un type de traces, en l’illustrant de manière extrêmement claire (belles photographies en lumière rasante assorties de schémas en coupe pour visualiser au mieux son aspect en trois dimensions) et en proposant pour chacune un éventail d’hypothèses sur les gestes ou phénomènes pouvant avoir été à l’origine d’une telle trace, souvent accompagnés de schémas très explicites.

Par exemple, lorsque la paroi d’un vase (interne en général, car c’est celle qui est le moins susceptible d’avoir été lissée abondamment, occasionnant l’effacement des traces diagnostiques) présente de larges dépressions circulaires, il s’agit en général d’un stigmate d’une technique précise de façonnage appelée battage : le potier étire l’argile en la frappant à l’aide d’une batte (par percussion lancée, c’est-à-dire en la balançant comme un marteau) contre un support, enclume ou moule. Le spécialiste peut même déterminer si c’est la face interne ou externe qui a subi le battage car « la face battue présente des dépressions larges et la paroi opposée des dépressions similaires ou des cavités quadrangulaires ou linéaires, selon la morphologie de l’outil utilisé »   .

Bien sûr, tout n’est pas toujours aussi simple. De nombreuses traces sont ambiguës ou peuvent correspondre à plusieurs séquences de gestes, demandant de la réflexion et une remise en contexte pour être interprétées convenablement. Armance Dupont-Delaleuf indique par exemple que lorsque le spécialiste observe des bandeaux subhorizontaux sur la paroi d’un vase, ils peuvent résulter soit d’un montage séquentiel où « chaque bandeau correspond (…) à une portion de paroi montée et mise en forme séparément »   , soit, surtout s’ils se situent au niveau du diamètre maximal du récipient, d’une mise en forme au tour où le potier est obligé d’exercer une pression plus importante avec ses doigts pour éviter la déformation de la pièce de plus en plus large, occasionnant ainsi un surcreusement. Une erreur d’aiguillage dans le diagnostic et c’est toute la reconstitution des techniques utilisées qui peut donc s’orienter vers une direction erronée.

Conçu comme un manuel à destination des étudiants, l’ouvrage réunit de manière pratique plusieurs index structurés selon divers angles d’approche (aspect général, forme de la trace en coupe, position), ainsi qu’un glossaire   . Technique, ce livre n’a certes pas vocation à faire l’objet d’une lecture suivie sur la table de chevet d’un amateur curieux d’archéologie, mais il demeure extrêmement pédagogique. Certaines notions de sens commun y sont peut-être glosées de façon un peu trop conceptuelle ou développée par endroits   , mais c’est là la condition d’un manuel exhaustif, détaillant l’ensemble des prémisses de la discipline, des opérations suivies par le potier et des bases nécessaires à la visualisation de ces transformations, afin de mettre l’ensemble des facteurs à disposition du lecteur dans un même ouvrage.

La chaîne opératoire, notion au cœur de l’archéologie contemporaine

C’est depuis les années 1960 que cette approche des technologies anciennes par les traces a commencé à être appliquée à la production de terres cuites, après avoir été d’abord créée pour comprendre la fabrication des outils en silex. Son intérêt principal réside dans le fait que pour un pot d’aspect identique (forme, taille, fonction), diverses techniques de production peuvent avoir été mises en œuvre, souvent caractéristiques de la tradition qui a été enseignée au potier par son groupe social. Cela concerne d’abord la composition de la pâte, puisque l’argile n’est que très rarement utilisée pure (« terre franche ») : la plupart du temps, elle est mélangée à divers ingrédients dits « dégraissants ». Ceux-ci permettent à la fois d’augmenter sa résistance lors du séchage (sans quoi des craquelures se formeraient et fragiliseraient l’objet) et de lui conférer diverses propriétés physiques (meilleure imperméabilité, solidité, porosité à la chaleur pour les vases de cuisson…) ou esthétiques.

L’attention portée aux gestes et/ou aux outils utilisés, restituables à partir des traces qu’ils ont laissées sur le produit fini, permet pour sa part d’identifier des traditions techniques, propres à une société donnée, à un groupe (un atelier, par exemple) ou à un individu. Ainsi, bien que tous les pots soient en général pourvus d’une base (ou fond), il existe une multitude de manières de les modeler : on peut prendre une simple galette d’argile pour la souder au reste de la pièce, ou bien avoir modelé d’emblée une petite cuvette concave, ou encore tourner la pièce entière au tour de potier (opération qui laisse un stigmate très identifiable, l’ombilic central, une sorte de petit tourbillon diagnostique du fait que la pièce a été tournée).

Mais, si l’on entre plus dans les détails, chacune de ces formules admet à son tour une variabilité dans les gestes, par exemple dans la manière de souder la base au reste du vase : des traces bien spécifiques observées sur les parois intérieures de vases mauritaniens ont par exemple permis à d’autres auteurs de montrer que « la base des récipients était montée, après façonnage de la panse, par l’adjonction d’une boulette d’argile dans le fond, étalée par étirement et raclage le long des parois de la panse »   .

C’est ce que l’on nomme en archéologie la chaîne opératoire : l’ensemble des étapes suivies pour passer d’un matériau brut à un produit fini. Les techniques de montage du pot à proprement parler se combinent donc, en amont, à la préparation de la matière première mais aussi, en aval, aux opérations de finition et de traitement de surface (lissages ou polissages divers de la paroi du vase, voire décoration) et aux techniques de cuisson, pour constituer une succession d’étapes et aboutir à une sorte de signature technique que le spécialiste peut reconstituer. Elles combinent en général des éléments extrêmement communs, et qui se retrouvent partout sur le globe sans lien de parenté (comme le montage aux colombins, des boudins d’argile enroulés les uns sur les autres puis lissés pour les souder) et d’autres plus spécifiques à un groupe social particulier, qui peuvent contribuer, pour l’archéologue, à un diagnostic d’appartenance culturelle ou ethnique. Ainsi de la cuisson particulière des pots Black-topped de l’Egypte préhistorique, comme le montre cette petite vidéo réalisée dans le cadre de l’exposition récente Terres du Nil au Musée d’Archéologie Nationale de Saint-Germain-en-Laye :

Le chapitre 4 de l’ouvrage est consacré à une telle étude de cas, la seule présentée extensivement dans cet ouvrage plutôt théorique. Il offre au lecteur novice sur ces questions une approche très intéressante des possibilités de combinaison entre montage aux colombins et façonnage au tour. Souvent présentées comme opposées l’une à l’autre, ces deux techniques sont, dans bien des traditions techniques surtout anciennes (avant l’émergence du tour rapide), employées ensemble dans une méthode hybride. D’une part, il n’existe pas une unique technique du tour de potier, mais plusieurs formes de rotation – en particulier, il faut distinguer entre rotation rapide et continue, et rotation lente et discontinue. D’autre part, entre le Chalcolithique et l’Antiquité, en particulier, toute une tradition d’ « élaboration au tour » (c’est-à-dire un préformage aux colombins puis une mise en forme plus travaillée sur le tour) a pu être mise en évidence par le développement des études de technologie céramique. Tout aussi intéressant est le fait que l’usage exclusif de la force rotative demande certes une maîtrise précise (tous ceux qui se sont un jour assis devant un tour en espérant faire danser l’argile comme un potier professionnel ont pu le constater !), mais que la combinaison des deux est tout aussi exigeante et ne s’improvise pas : comme le soulignent l’auteure et ses collègues dans un autre article   , « les techniques à l’interface entre colombinage et tournage requièrent un savoir-faire différent tant du travail aux colombins que du tournage ».

Faire parler la trace

Ce sont ces savoir-faire, et à travers eux la manière dont ils ont été inculqués et l’ampleur du groupe social qu’ils concernent, qu’ambitionne donc de restituer l’approche technologique en étude des céramiques. Leur interprétation requiert d'abord des précautions : chaque trace ne prend sens que reliée aux autres qui apparaissent sur le même objet, sans compter que « des traces apparemment distinctes peuvent résulter d’un même geste appliqué à des surfaces différentes »   ). Outre ces caveats, beaucoup des stigmates listés par l’auteure ressortissent à des incidents ou des maladresses. Ils sont alors révélateurs du niveau de compétence des divers potiers impliqués dans le façonnage plus que de leur identité culturelle. Par exemple, un excès de matière argileuse au niveau de la base du vase « est l’indice d’un mauvais positionnement des mains »   et l’ensemble des fissures sont liées à une gestion maladroite de l’apport d’eau ou de la phase de séchage de l’argile.

En fait, de nombreuses traces liées aux étapes de façonnage sont finalement éliminées par les traitements de surface et les lissages de finition, si bien que beaucoup de celles qui demeurent identifiables à l’étape du produit fini sont celles qui ont abouti à l’échec de la chaîne opératoire et à la cassure ou à l’abandon de la pièce. A l’inverse, l’ouvrage n’aborde presque pas les traces laissées par les traitements de surface eux-mêmes, et notamment les différents outils qui pourraient avoir été employés, pour se concentrer sur le façonnage à proprement parler : la dernière fiche technique   récapitule toutes les modalités distinguées, de l’ébauchage « à la motte » (à partir d’une boule d’argile ensuite creusée et/ou battue) à l’estampage dans un moule, au montage à partir de colombins ou de bandeaux, suivi ou non de l’usage du tour.

La distinction de ces différentes traditions techniques peut revêtir une forte importance dans l’interprétation des céramiques archéologiques : divers travaux ont montré qu’elles varient en fonction des groupes ethniques (au Sénégal), du fait que le potier soit homme ou femme ou qu’il appartienne à une caste particulière (en Inde) ou encore à une localité donnée (aux Philippines, par exemple, variation d’une île à l’autre), et même d’une phase d’occupation d’un site à l’autre   . On regrettera alors seulement que cet ouvrage très utile, rassemblant de nombreuses aides au diagnostic adressées aux étudiants, n’inclue pas une sélection de courtes études de cas concrètes présentant ce type de résultats, ce qui serait également tout à fait utile pour l’étudiant. L’approche technologique représente en effet aujourd’hui un complément essentiel à l’approche morphologique : dans une étude plus ancienne, Barbara Van Doosselaere montrait par exemple que, d’une période à l’autre, les formes des céramiques mauritaniennes qu’elle étudie ne varient pas, pourtant les techniques se modifient fortement, tandis qu’à l’inverse, une période de renouvellement du répertoire formel peut ne pas s’accompagner de mutations au niveau des techniques employées   . Loin d’être une fin en soi, l’étude des stigmates techniques constitue donc une clé importante de l’interprétation socio-historique des vestiges.