Cent quatre-vingts ans après sa parution, le roman populaire et social d’Eugène Sue est enfin disponible en collection de poche.
On ne le dira jamais assez : le rôle de l’édition est de réparer les injures du temps, aussi nombreuses qu’iniques. Aussi faut-il se féliciter de la rédemption que s’offre Eugène Sue par la publication, en poche et en quatre volumes équilibrés, de son œuvre majeure, Les Mystères de Paris. Cent quatre-vingts ans plus tard, les voilà rendus aux mains du peuple, dont ils procèdent.
Mais que représente encore pour le lecteur ce roman que l’histoire littéraire passe volontiers sous silence lorsqu’elle ne le réduit pas à un simple jalon théorique, ou pis encore à une curiosité littéraire ? En effet, les mots de Sainte-Beuve priment encore dans l’inconscient collectif, et l’étiquette dédaigneuse de « littérature industrielle » plane toujours au-dessus de l’œuvre, comme si elle suffisait à définir l’essence d’un récit protéiforme, étape-clé de notre histoire littéraire sur bien des plans.
Une œuvre avant-gardiste
En 1842, au moment de la publication des Mystères de Paris dans Le Journal des débats, Eugène Sue est un homme désargenté. Sa fortune dilapidée dans d’interminables soirées et autres menus plaisirs, il doit gagner sa vie. Ayant une vingtaine de romans derrière lui, il se remet à l’écriture, plus par nécessité que par réel plaisir.
Comment Sue est-il arrivé au roman social ? Les récits de sa subite « conversion » frisent parfois la fiction, Sue étant parfois décrit comme frappé par un « Eurêka ! » déboussolant. Une chose est sûre : le saint-simonisme qui fleurit dans une partie de la presse socialiste au début des années 1840 a joué son rôle. Sue prend ainsi conscience des conditions de vie du prolétariat, et de la nécessité d’une réorganisation spirituelle et matérielle de la frange de la société la plus nombreuse et la plus pauvre. De la sorte, chapitre après chapitre, les aventures de Rodolphe de Gerolstein, de Fleur-de-Marie et du Chourineur ouvrent « des cloaques obscurs, épouvantables, dans lesquels s’entasse la lie des criminels, espèces de succursales des bagnes, où l’on se réfugie en sortant des galères, où l’on s’entretient dans la pensée du crime, où l’on se prépare à l’échafaud ».
Le succès est immédiat. Une boutade de Théophile Gautier résume à elle seule l’engouement populaire : « Tout le monde a dévoré Les Mystères de Paris, même les gens qui ne savent pas lire. »
Sans trop le savoir, Eugène Sue réinvente la relation de l’auteur et du lecteur. Désormais, le roman, devenu espace de rencontre, s’écrit avec le lecteur. En jouant avec le potentiel imaginaire de la ville de Paris, dont il donne à voir les zones interlopes qui éclosent la nuit comme autant de fleurs du mal, l’auteur s’assure avec habileté la fidélité d’un lecteur en lui faisant découvrir l’extranéité d’un monde familier. Cet à-côté proche et lointain à la fois ne peut être véhiculé que par la chose commune aux lecteurs comme aux personnages : le langage. D’ailleurs, les premières pages du roman ne nous trompent pas. C’est l’argot qui tient lieu de faire-valoir, comme si le langage devenait gage de vraisemblance. Le personnage, soudain, prend vie, et dit au lecteur : « Je suis ton semblable ! »
Mais on ne peut avoir l’aval du lecteur, tenir le « rez-de-chaussée » d’un journal pendant quinze mois, noircir dix volumes, sans se faire des ennemis. Le prétexte était tout trouvé. Le roman est blâmable du point de vue moral. « Le Restif de la Bretonne du roman-feuilleton » se complaît dans la peinture de tableaux sordides et d’« idées bâtardes ».
Trente-cinq ans plus tard, en 1877, le même reproche sera fait à Zola, initiateur de la « littérature putride », pour avoir soulevé la gaze pudibonde de la bien-pensance en évoquant l’adultère puis le crime de Thérèse Raquin.
Une leçon d’humanité
Lire Les Mystères de Paris en 2023, c’est examiner le XIXe siècle à la loupe. On est soufflé par les quelque deux mille pages, et l’on perd la mesure des choses.
Roman hyperbolique, l’œuvre est celle de la puissance. N’oublions pas que toute expérience de lecture part d’un vide, et que la réussite de cette expérience ne tient pas aux personnages et à leur degré de concurrence avec le réel, mais plutôt à la capacité qu’a cette œuvre de remplir ce vide, en nous tenant éloignés du monde duquel elle procède, en nous enfermant dans un tout clos.
Parfois, il est vrai, l’activité projective inhérente à l’imaginaire se résume dans une volonté (trop) affirmée d’édification. D’une certaine façon, le roman pèche par simplicité. Il sent trop sa forgerie. Schématisation et prolixité sont les deux mamelles du livre, et du genre du roman-feuilleton. Les conditions matérielles de diffusion imposent au genre ses règles : le tirage à la ligne et la multiplication des alinéas imposent à l’auteur effort de concision et efficacité, tandis qu’ils garantissent pour le lecteur dans le même temps un confort de lecture et une clarté accrus. C’est ce plaisir de lecture à l’état brut qui ravira, sans doute, les lecteurs d’aujourd’hui. Malgré la multiplication des digressions et des intrigues secondaires, le roman ne perd jamais sa strate discursive principale, portée par des paragraphes simples, rapides, et des dialogues taillés dans l’étoffe des répliques de théâtre.
Mais cette simplicité, ce simplisme même parfois, n’est-ce pas le réquisit de toutes les compositions qui décrivent les hommes, les actions et les passions ?
On a voulu lire Les Mystères de Paris comme une œuvre manichéenne, ce qui est vrai, en partie. Les personnages sont distribués un peu grossièrement entre le Bien et le Mal. Mais cette lecture n’est que superficielle : elle ne regarde pas d’abord la nature des hommes qui, nous enseigne Sue, est faussée par un moi social devenu, à son tour, une seconde nature, sinon un atavisme. Dans cette société quasi dystopique, l’homme perd tout, jusqu’à son nom. Autour de Rodolphe qui, seul, dès le départ, a droit à sa véritable identité, le Chourineur, Fleur-de-Marie, la Chouette ou le Maître d’école se débattent en quête d’eux-mêmes.
Guidé par « l’amour du bien et la haine des méchants », « ses deux instincts passionnés », seul Rodolphe, figure tutélaire voire divine, porte en lui une forme d’omnipotence et d’omniscience. Il est en effet capable de lire au fond des âmes : « Si l’homme a jamais, à l’instar de Prométhée, ravi quelque rayon de la divinité, c’est dans ces moments où il fait […] ce que la Providence devrait faire de temps à autre pour l’édification de ce monde : prouver aux bons et aux méchants qu’il y a récompense pour les uns, punition pour les autres. »
À ses côtés, le Chourineur se découvre « du cœur et de l’honneur », « deux mots puissants et magiques » qui avaient « presque subitement développé dans cette nature énergique les bons et généreux instincts qui existaient en germe. » La société égare, mais ne perd pas. Si l’on se perd, ce n’est jamais que par mauvaise nature de notre volonté, en témoigne le cas opposé du Maître d’école, qui « d’homme [s’est] fait bête sauvage ».
Ce que le roman prône, en filigrane, c’est donc un nouvel ordre de classement des individus, selon des critères non plus sociaux mais moraux, au sein d’une Cité qui se ferait projection agrandie de l’âme individuelle. Voilà la gageure platonicienne (républicaine ?) de Sue, à laquelle on peut se demander si, cent quatre-vingts ans plus tard, notre démocratie a apporté l’élément de résolution.