À rebours d’une conception de l’art qui glorifie la vision, Anne Sauvageot étudie les œuvres d’artistes contemporains ayant exprimé la puissance sensible (quoique non-visuelle) du corps aveugle.
Le personnage de l’aveugle peuple toutes sortes de fantasmagories et de mythologies que l’on retrouve dans la littérature et les arts. On peut mentionner la sagesse éclairée du premier poète, Homère, que l’on dit avoir été aveugle, tout comme le devin Tyrésias, le mythe du cyclope Polyphème, ou encore le geste tragique d’Œdipe se crevant les yeux pour se punir. L’aveuglement constitue en effet une énigme pour le voyant, qui s’interroge sur la manière dont l’aveugle se représente le monde, mais aussi une crainte, tant la nuit sont associées par lui au danger et à la mort.
Dans son ouvrage L’Art et la cécité, Anne Sauvageot, sociologue, professeure émérite de l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, explore plus particulièrement les usages qui sont faits de cette thématique de la cécité par certains artistes contemporains.
Illustrations de l'art aveugle
L’auteure analyse à la fois des œuvres qui ont été réalisées par des artistes aveugles, des œuvres représentant des personnages aveugles, ou encore des œuvres dont les artistes ont choisi de peindre en aveugle (les yeux bandés, par exemple). Ainsi en va-t-il de Robert Morris, dont les estampes cherchent à restituer une expérience non plus visuelle mais tactile de la création artistique ; de Cy Twombly, laissant aller son geste sur la toile sans prévoir sa direction ; de Giuseppe Penone, dont les verres de contact réfléchissant retournent son regard vers l’intérieur, tout en offrant un miroir pour le monde extérieur.
À cette première liste, Sauvageot ajoute quelques noms d’artistes ayant collaboré avec un centre de recherche de l’Hôpital National de la vision (dit hôpital des Quinze-Vingt), travaillant avec de nouvelles technologies afin de produire des prothèses rétiniennes.
L’auteure s’intéresse également à des artistes et écrivains qui ont cherché dans l’aveuglement un moyen de se détourner provisoirement des métaphores cognitives omniprésentes de la vision. C’est le cas de Sophie Calle, mais aussi de l’écrivain Hervé Guibert, fasciné par l’érotisme aveugle, ou encore des réflexions de Jacques Derrida sur le dessin d’aveugle (aux deux sens du génitif). De Sophie Calle, en particulier, Sauvageot retient des textes et des écrits en braille, dont certains font référence à la vision et vont jusqu’à déclarer : « Le langage est voyant ».
Un aveugle ayant travaillé avec Sophie Calle, interrogé par Élisabeth Quin, rapporte que le plus important, pour lui, dans cette collaboration, a été qu’on le traite comme un individu pouvant être source d'imaginaire et de poésie. Cela soulève un certain nombre de problèmes relatifs à la légitimité, pour les voyants, d’adopter ponctuellement la posture des aveugles, ou de se poser en voyant pour les aveugles.
Sauvageot consacre finalement des analyses conséquentes au peintre Miquel Barceló. Elle relève d’abord son intérêt pour la cécité et les œuvres en braille, puis étudie son projet de réaliser un Livre des aveugles, conçu en duo avec le philosophe et photographe aveugle Evgen Bavčar, dont les lithographies et feuillets en relief pouvaient être à la fois regardés et touchés.
Penser la cécité
Ces analyses d’œuvres sont par ailleurs enrichies par des réflexions philosophiques ou poétiques qui leur confèrent un cadre théorique plus général. Sauvageot rappelle que les recherches de Descartes sur l’optique l’ont conduit à rationaliser le processus de la vision et à explorer des moyens analogiques pour décrire un rayon lumineux. Mais la thématique de l’aveuglement a tout particulièrement intéressé les philosophes des Lumières, à commencer par Diderot et sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. On peut encore penser à Condillac et Hume et à leurs enquêtes sur les sensations, qui les poussent à s’interroger sur la situation de l’aveugle et à l’importance des perceptions non-visuelles pour construire un accès raisonné au monde extérieur.
En ce sens, la perception tactile acquiert à cette période une dignité nouvelle : le toucher, tout particulièrement développé chez les aveugles, permet d’appréhender les figures et ainsi de structurer la représentation dans l’espace. C’est sur ces bases que se fonde le système d’écriture et de lecture tactile inventé par Louis Braille au début du XIXe siècle.
Du côté des poètes, Sauvageot mentionne les noms de Rimbaud, Rilke ou encore Baudelaire, chez qui les images visuelles s’articulent à la puissance de l’écriture pour composer des mondes.
L’auteure souligne toutefois que toutes ces réflexions, pour novatrices qu’elles soient, ne vont pas sans maintenir l’aveugle dans une situation de privation fondamentale, voire dans la catégorie du « monstrueux », la vision demeurant par excellence la modalité sensible d’accès à l’intelligible.
Paroles d'aveugles
L’une des forces de l’ouvrage de Sauvageot consiste à intégrer de nombreux témoignages d’aveugles évoquant leur propre condition et déroulant leurs récits de vie. Se déploie alors toute la richesse d’une expérience sensible et cognitive non-visuelle, qui complète tout autant qu’elle dépasse par certains aspects celle des voyants.
Sur la base de ces témoignages, l’auteure aborde non seulement la vie quotidienne, mais aussi la vie onirique d’aveugles appartenant à différentes traditions culturelles. Elle relève que nombre d’entre eux affirment, avec une assurance qu’on ne saurait remettre en doute, qu’ils voient bel et bien.
À partir de là, la frontière entre « voir » et « ne pas voir » — qui constitue le sous-titre de l’ouvrage — vacille, et les deux termes entrent dans une relation dialectique. L’enjeu est tout autant de donner à voir à celui qui ne peut pas voir et de voir ce que voit celui qui ne voit pas. Car il est évident que l’on peut se rendre aveugle aux choses les plus flagrantes, à force de le les voir. Ainsi, l’aveugle permettrait de révéler au voyant sa propre cécité, et de lui apprendre à mieux voir, ou à voir autrement.
Pour conclure son ouvrage, Sauvageot élargit le débat. La société dans laquelle nous vivons, qualifiée à juste titre de « société du spectacle », est pour une large part une société d’images, fondée sur la pulsion scopique et le primat de la vue. Dans cette perspective, la situation des aveugles invite à considérer une voie alternative, pour échapper à la fascination du visuel et renouer avec le sens intérieur.