Étienne Helmer réexamine en philosophe la figure du mendiant et présente la vie mendiante comme une alternative possible à de notre propre rapport au monde.

La figure du mendiant déchaîne contre elle une violence non seulement physique mais aussi symbolique, véhiculée par des « préjugés culpabilisants de paresse ou de méchanceté », qui se traduisent par des insultes ou, dans le meilleur des cas, par le mépris ou l’indifférence générale. Étienne Helmer propose de questionner en philosophe cette figure au carrefour de plusieurs champs d’étude, notamment l’histoire, la sociologie, la psychologie et l’économie, en partant des connotations paradoxales qui lui sont associées, puisqu'elle représente à la fois « l’extrême vulnérabilité » et « l’extrême violence ».

Ce faisant, l’auteur s’inscrit explicitement dans le champ de la philosophie sociale, laquelle se nourrit du dialogue avec les sciences sociales et adopte une visée plus critique que normative. Là où la tradition occidentale de la philosophie morale a pour modèle la vie réussie, la philosophie sociale commence en effet par l’analyse de la vie mutilée ou aliénée en partant de « l’expérience vécue par les individus eux-mêmes en tant qu’ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d’existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie », comme l'écrivait F. Fischbach dans son Manifeste pour une philosophie sociale (2009).

Manifeste pour une philosophie de la figure

Le livre d'É. Helmer revendique toutefois une nouvelle façon de faire de la philosophie, qui s’attache à étudier des figures philosophiques. Cela implique également d'adopter une méthode particulière — irréductible à celle de la phénoménologie ou de la généalogie —, qui collecte des données en provenance des sciences sociales, des analyses tirées de l’histoire de la philosophie, et des représentations littéraires, afin de donner de la consistance à son objet.

Ainsi, la figure du mendiant qui fait l'objet de ce livre est nourrie des ouvrages du romancier sud-africain J. M. Coetzee et de l'écrivain franco-égyptien Albert Cossery, dont les personnages ne sont pas des héros (ils ne sauvent ni ne révolutionnent le monde) mais dont les romans rappellent que nulle vie n’échappe à la vulnérabilité. La littérature permet en effet de saisir d’une façon immédiate les mécanismes propres à la forme de vie mendiante. Comme le dit l’auteur, la fiction donne « à saisir et à penser ce que le réel ne nous présente que confusément, en voyant plus loin que lui , en révélant les possibles dont il est gros. »

La figure, telle que l’entend É. Helmer, ne doit pas être confondue avec une hypothétique « essence éternelle » capable de mettre au jour « un prétendu "être profond", monolithique et définitif du mendiant en cumulant les portraits et les définitions qu’en proposent les différents savoirs et les différentes représentations à notre disposition ». La figure diffère également du « symbole » qui n’entretient de rapport qu’« analogique » avec ce qu’il symbolise, et de la métaphore dont « la force signifiante serait moins envisagée pour elle-même que pour ce qu’elle permet de comprendre d’une réalité différente d’elle ».

Parler, comme le fait l’auteur, de « figure philosophique » requiert de décrire précisément les aspects qu'elle peut prendre, en insistant sur leur diversité — voire leur difficile conciliabilité — afin de révéler ses tensions internes et questionner ce que ces divergences permettent de penser :

« La figure conjoint des dimensions signifiantes relevant de registres différents, voire opposés. [...] Complexe par nature, elle lie ou noue en elle les opposés tout en les maintenant dans leur différence. Ainsi, elle montre en même temps qu’elle cache, et en figurant elle défigure : non pas au sens où elle déforme ce dont elle est la figure mais au sens où elle découvre en lui des potentialités que son apparence première ne laissait pas présager et qui lui sont pourtant inhérentes. »

En effet, le philosophe n’a pas pour vocation de réduire les oppositions structurant la figure, mais de maintenir les tensions, de les faire saillir pour forcer la pensée à interroger l’inévident, l'impensé — autrement dit « proposer un cadre d’intelligibilité nouveau ».

Le mendiant : l’« autre » de l’homme accompli

Pour É. Helmer, il faut supposer que la tradition philosophique occidentale, dès l’époque de la Grèce classique « s’est livrée au partage des vies entre les conceptuellement légitimes, qui se déploient dans l’horizon d’un monde plein et finalisé par la promesse d’une existence accomplie, et les autres, cachées pour longtemps dans l’angle mort de ce qu’elle décréta impensable ». Ces « autres » vies, pas complètement humaines, ne sont nommables qu’à la condition de revêtir la forme de la négation des attributs accordés aux vies reconnues. C’est pourquoi les philosophes ont constitué la figure du mendiant en anti-modèle d’humanité, véritable contraire des vies bonnes ou réussies, individuelles ou collectives.

Le mendiant est ainsi l’« autre » du modèle anthropologique légitime qu’est l’animal politique. La tradition philosophique l’a trop souvent réduit à n’être que « l’homme sans », ce que semble corroborer l’ancien Code pénal (de 1810, abrogé en 1994) dans lequel les vagabonds sont définis par le fait qu’ils sont « sans » et qu’ils « n’ont ni … ni ». Bien avant, déjà, Diogène le cynique se définissait comme « sans cité, sans maison, privé de patrie » :

« Déterminé par un prétendu déficit ontologique, il incarnerait l’antithèse du pôle positif et majestueux accaparé par le zôon politikon. Il serait dès lors un "homme sans", un "homme en moins" et par là moins qu’un homme appréhendé au seul moyen de la négation des attributs prêtés au citoyen modèle anthropologique. Ainsi dépouillé de la possibilité de dire "je", d’être le sujet de ses actes comme de ses pensées, il serait un homme d’un monde radicalement autre  ce que le vocable "exclu" veut dire  perçu pourtant comme une menace pour l’intégrité et la stabilité du corps social. »

L’auteur considère le geste de privation par lequel la pensée occidentale façonne la figure de « l’homme sans » comme un moyen pour neutraliser la peur qui entoure le mendiant.

Ce dernier incarne également l’autre du citoyen. Dans la représentation courante des Grecs, reprise par Hannah Arendt, la participation civique dans un régime politique juste constituerait le « pôle positif à l’horizon du développement de l’homme », parce que cette citoyenneté serait seule capable d’« arracher l’animal humain à ses intérêts matériels immédiats » pour le faire entrer « dans le règne des valeurs et des fins supérieures qui fondent l’appartenance à la cité, ou polis, en tant que forme suprême de la communauté humaine ». En d'autres termes, un tel citoyen fournit le modèle d’une humanité accomplie, ayant rompue avec la violence instinctive au moyen d’une éducation à la vie dans la cité.

En parallèle, l’auteur s’interroge sur l’identité des individus sans cité évoqués par Aristote dans les Politiques. Il montre que cela pourrait correspondre à la position du philosophe cynique dans le registre de la privation, faisant déchoir ce dernier de sa pleine humanité et lui prêtant les traits moraux les plus opposés à ceux du citoyen le plus accompli. Le cynique serait ainsi une figure de l’homme-sans, au même titre que le mendiant, et donc une figure à exclure de la cité.

Dans nos sociétés actuelles, les mendiants semblent condamnés, en outre, à vivre dans des « non-lieux », au sens de l'anthropologue Marc Augé, c’est-à-dire des lieux dans lesquels il est impossible de nouer des liens humains nécessaires au développement d’un sentiment d’appartenance à un temps, à un espace et à un collectif déterminé. Ces non-lieux hantés par des « homes-sans » n’autorisent nulle relation durable, mais seulement de courtes interactions. Aussi le mendiant vit-il toujours dans une forme de « dehors » — « dehors » ne voulant pas forcément dire « à découvert », sans toit sur la tête, mais aussi « en-dehors », dans un endroit sans légitimité spatiale, sans chez soi, sans une maison au sens de Bachelard (quelque chose qui a à voir avec l’être, le bien-être, un espace clos et identitaire, protecteur).

Donner au mendiant

Le mendiant est aussi celui à qui l’on donne quelque chose. Mais le plus souvent, le donateur lui donne à peine de quoi mener une vie dont lui-même ne voudrait pas — et il lui arrive même de se plaindre des aides que le mendiant pourrait recevoir en plus des siennes. Or, en agissant ainsi, la représentation sociale des besoins que le donateur prête au mendiant reproduit le partage ancestral des vies, entre celles qui peuvent se contenter de vivre et celles qui méritent de bien vivre.

« Le traitement exclusivement fonctionnel des nécessités qui caractérise cette représentation  avoir de quoi acheter à manger, avoir un toit pour dormir  invalide, ou du moins affaiblit, la valeur éthique de la relation au mendiant que le geste de don engage : car un tel traitement entérine l’identification du mendiant à un être expulsé du monde humain, du logos, un être qui n’a que des besoins et des appétits ponctuels et répétitifs, mais aucun horizon de désirs et de valeur par quoi la vie se déploie au-delà de la simple survie. »

Outre l’idée préconçue selon laquelle le mendiant n’aurait pas les mêmes aspirations que les hommes accomplis, tout occupé qu’il serait à tenter de survivre, s'ajoute souvent celle de son défaut de rationalité, voire de liberté, puisqu’on se questionne sur la nature du don à faire : de l’argent ou des biens en nature ? Cette alternative réduit le mendiant à ses besoins les plus élémentaires, sans imaginer qu’il pourrait désirer autre chose. Ainsi, donner des dons en nature au mendiant au prétexte qu’il serait incapable de bien choisir seul comment dépenser de l'argent suppose qu'on saurait mieux que lui ce dont il a besoin.

Quant à la question de savoir au nom de quoi on devrait donner au mendiant, l’auteur examine des textes peu connus de Kant, dans lesquels il légitime le don à un démuni. Selon le philosophe, donner à un mendiant serait moins faire preuve de bonté (parce qu’on donnerait ce qu’on pourrait ne pas donner) que de justice : le don aux démunis tient à ce que Kant appelle « la dette que nous avons contractée envers eux ». Cette dette vient de « l’injustice générale des hommes », c’est-à-dire du fait que l’inégalité des places dans la société — et consécutivement, des vies — qu’on peut ou non mener ne doit rien à un quelconque mérite, mais est le produit contingent des rapports sociaux. Aussi, le motif de la levée des impôts par le souverain au profit des pauvres ne relève pas de la compassion, mais de la justice.

L'alternative cynique

Pour É. Helmer, le philosophe cynique incarne une forme de vie mendiante qui permet de sortir de son association à l'image de l’homme-sans. Au contraire, il pourrait constituer une forme de vie alternative à celle que recommande la tradition philosophique hostile aux mendiants.

Par exemple, pour le cynique, habiter dans une jarre est une façon d’habiter le monde sans priver qui que ce soit de quoi que ce soit. Contrairement au partage habituel de l’espace, cette façon de faire n’entame pas le commun, mais le rend possible. De même, plus qu’une simple pratique économique, la mendicité est aussi et surtout pour les cyniques l’instrument fondamental de la liberté, qu’ils atteignent par l’autosuffisance ou l’autarcie. Comparant la forme du désir chez Diogène et chez Alexandre avec lequel il est mis en présence, l’auteur remarque :

« En croyant à tort que Diogène quémande pour remédier à sa pauvreté, Alexandre projette sur lui a propre conception du désir, que Diogène lui révèle  du moins la révèle-t-il au lecteur de l’anecdote : une voracité violente et absolue, qui est aussi au cœur de la scène, célèbre entre toutes, de Diogène prenant un bain de soleil et invité par le souverain à lui dire ce qu’il souhaite. En (ne) lui demandant (que) de cesser de lui faire de l’ombre, Diogène dévoile l’idée qu’Alexandre se fait du pouvoir et du désir comme rapport transitif aux choses, tendu vers leur acquisition et leur accumulation, et lui oppose la sienne propre. En n’aspirant qu’à jouir de la chaleur et de la lumière du soleil, qui échappent à l’emprise du souverain comme de quiconque, Diogène indique qu’il ne veut rien ou presque, parce qu’il ne désire pas et ne veut pas comme Alexandre s’imagine qu’il veut ou désire. »

À partir de là, on peut comprendre ce que pourrait être le modèle de l’objet désiré, d’un désirable tel que sa jouissance ne prive ni ne démunisse personne : à l’image de la chaleur et de la lumière du soleil, profiter d'un tel bien, autant qu’on le désire, n’aurait pas pour conséquence de le rendre inaccessible aux autres hommes avec lesquels nous partageons la terre. En effet, le soleil est « à tous en n’étant à personne, parce qu’il représente une totalité indivisible, inépuisable parce qu’entièrement commune ». Aussi comprend-on mieux le geste du mendiant que fut Diogène, qui ne prend à personne ce dont il aurait besoin, qui ne prive personne de ce qui pourrait lui être nécessaire.

C’est finalement à un renversement de notre manière habituelle de considérer le geste de mendier que procède cet ouvrage stimulant et rigoureux, qui s’achève sur une invitation à penser non seulement la figure du mendiant, mais également — et peut-être surtout — celle à laquelle s’oppose cette dernière : le sujet naturellement égoïste et convaincu de son droit à jouir des biens de ce monde, quitte à en priver les autres. Cette comparaison du mendiant et de son « autre » bourgeois suggère même de faire du geste du mendiant cynique, incarné par Diogène, sinon un modèle, du moins une alternative pour une éthique plus soucieuse de moins s’accaparer des portions du bien commun.