En s’appuyant sur les récits indigènes rédigés au lendemain de la conquête espagnole, Camilla Townsend entend offrir un nouveau regard sur la culture et les événements de l’histoire aztèque.
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La culture du Mexique ancien est l'objet d'un engouement qu'on mesure à quelques chiffres : le livre de développement personnel de Miguel Ruiz, Les quatre accords toltèques, publié en 1997, aurait été traduit en 46 langues et vendu à 9 millions d'exemplaires. L'intérêt que porte la nouvelle spiritualité du monde occidental à la préhistoire méso-américaine renouvelle ainsi une fascination lancinante pour les peuples de l’ancien Mexique, dont le grand récit de l’histoire du monde avait jusqu’alors plutôt retenu les sacrifices humains, jusqu’aux productions hollywoodiennes récentes – pensons à Apocalypto, de Mel Gibson, en 2006.
Avec son Cinquième soleil, Camilla Townsend propose de renouveler l'histoire des Aztèques en examinant en priorité les sources produites par les descendants d’indigènes au lendemain de la conquête espagnole. Les conquistadors et les missionnaires chrétiens ont en effet apporté avec eux un système d'écriture et de pensée qui a conduit les héritiers des vaincus à fixer le souvenir de leur histoire et de leur culture. Désormais traduites de leur langue originale (nahuatl) en langues européennes, ces sources doivent servir de point de départ à la reconstitution d’un monde absorbé par l’expansionnisme de l’Europe moderne.
Naissance d’un Empire
La notion d’« Aztèques », popularisée à partir du XIXe siècle, désigne en réalité un ensemble de peuples soumis, au moment de la conquête espagnole, aux Mexicas : une population nomade venue du sud-ouest des États-Unis actuels, qui s’établit vers le XIe siècle dans la « plaine » centrale du Mexique, en réalité un bassin clos déjà occupé par de nombreuses communautés sédentarisées. Venus d’un nord sauvage pratiquer les razzias, ces guerriers se mettent alors à cultiver le maïs à la manière des populations de cette zone fertile entourée de montagnes, qui a déjà connu plusieurs royaumes puissants (Cuicuilco et Teotihuacan). Le mode de vie du Mexique central s’impose au farouche vainqueur, qui en adopte l’écriture en idéogrammes, le subtil calendrier civil et cultuel, ou encore le jeu de balle en équipes qui se pratique au centre du village et déchaîne les passions des spectateurs. En termes locaux, les chichimèques (barbares) deviennent toltèques (civilisés), ce dernier mot renvoyant à une communauté légendaire symbolisant l’idéal de civilisation et désignée par le nom de Tula – ville réelle par ailleurs. Ce peuple mexica au centre de la civilisation « aztèque » à venir est un groupe parmi d’autres de migrants, qualifiés dans leur ensemble de peuples nahuas. La ville qu’il fonde sur une île pour s’y installer durablement, au milieu des années 1300, reçoit le nom de Tenochtitlan.
L’hégémonie des Mexicas sur les autres peuples nahuas est construite sous la direction des rois Huitzilihuitl, Chimalpopoca, Itzcoatl et Moctezuma l’Ancien. Elle s’appuie sur la maîtrise des ressources des marécages (poissons, mollusques, gibier, insectes, algues, cultures des jardins aquatiques), négligées par les autres peuples de cultivateurs. Leur exploitation favorise le développement d’une société stratifiée, associant une noblesse de guerriers et de prêtres à une population laborieuse. Moins liée aux cycles agricoles, elle rend les hommes disponibles au combat tout au long de l’année et permet par conséquent la spécialisation des Mexicas dans l’activité guerrière mercenaire. Du temps du roi Huitzilihuitl, ils élargissent ainsi leur influence grâce à la protection des Tépanèques, le peuple le plus puissant de la zone, dont ils se font les auxiliaires. Puis le roi Itzcoatl parvient à exploiter une crise de succession à la tête de cette cité hégémonique et à imposer le peuple mexica parmi un groupe de trois puissances qui se hissent au sommet d’une confédération des peuples de la vallée, en forme d’empire tricéphale. Sur cette base, Moctezuma l’Ancien étend et consolide encore la zone d’influence des Mexicas.
L’ensemble des peuples nahuas pratiquent l’esclavage et la polygynie, qui sont au centre du système international : l’esclave est le butin de la guerre extérieure, l’échange des épouses scelle les pactes d’alliance, leur délaissement équivaut à une déclaration de guerre… Ces institutions sont aussi au centre des systèmes politiques : la possession d’esclaves consolide une élite guerrière, à l’inverse la polygynie favorise les rivalités entre demi-frères au sein de familles royales prolifiques. Pour stabiliser le pouvoir mexica, Itzcoatl parvient à mettre en place un système de rotation de la fonction royale entre lignées dirigeantes, qui doit la mettre à l’abri des luttes entre factions.
Vis-à-vis des peuples, le pouvoir mexica s’appuie en outre sur une véritable politique de terreur : les populations qui opposent une résistance coriace sont anéanties pour l’exemple et le rituel du sacrifice humain organise l’élimination des prisonniers de guerre. Nécessité religieuse née de l’impératif de rendre hommage aux dieux dont dépend l’ordre du monde et la survie du groupe, la mise à mort rituelle de membres des groupes assujettis contribue ainsi à assoir la puissance du peuple souverain. La guerre extérieure permanente, enfin, s’impose comme le prix à payer pour entretenir le train de vie de la classe dirigeante et son autorité sur l’ensemble des peuples en son pouvoir.
Age d’or et épreuve du fer
L’apogée de la domination mexica se situe dans notre XVe siècle et déploie une culture originale dont le souvenir a été conservé à l’écrit par les générations postérieures. À côté de la polygynie, les pratiques homosexuelles organisent en partie la sociabilité masculine. Au centre de la ville, formée par la fusion des premiers villages, s’élève la pyramide dédiée au dieu souverain (Huitzilopopochtli), flanquée du sanctuaire du dieu de la pluie (Tlaloc) et du palais royal. Chef d’œuvre d’un système hydrique remarquablement sophistiqué, un aqueduc porte l’eau sur l’île en enjambant le lac qui la sépare de la rive. Il contribue à alimenter un réseau de jardins chatoyants offrant en spectacle une profusion de fleurs et ornés d’oiseaux colorés placés dans des cages. Un zoo expose les bêtes sauvages offertes en hommage par les communautés clientes des Mexicas. L’abondance du lieu en ressources animales et végétales alimente une gastronomie particulièrement variée et des festins que vient conclure la boisson de chocolat. Les prêtres cultivent une connaissance approfondie du système astral. Camilla Townsend offre une visite guidée saisissante dans cette ville de Tenochtitlan qui sollicite tous les sens et où se pratiquent tous les métiers. Elle propose aussi une vision subtile des rôles respectifs des hommes et des femmes, à la fois cantonnées dans des foyers polygames, spécialisées dans certaines fonctions productives, actives dans certaines situations de guerre, parfois chargées de la police des marchés, parfois prostituées sur les mêmes marchés…
L’édifice politique conçu par les premiers rois permet à l’empire mexica d’affronter les dissidences, d’intervenir dans les affaires intérieures de ses partenaires diplomatiques et de résister à plusieurs crises de succession. C’est que la figure visible du roi, sans doute surreprésentée par les sources écrites, est secondée par un conseil, véritable organe du gouvernement central désormais stabilisé. À la veille de la conquête espagnole, Moctezuma le Jeune s’attache à mettre en place une administration rationnalisée et à concevoir ainsi un véritable appareil d’État : provinces, gouverneurs et garnisons garantissent l’activité économique, le prélèvement fiscal et le règlement des litiges. L’ordre nobiliaire, prolifique, est limité et les règles de transmission du statut sont précisées dans un sens plus restrictif. Des internats éducatifs publics enseignent à la plupart des adolescents les métiers d’épouse ou de guerrier – sauf pour les jeunes hommes appelés à devenir prêtres ou commerçants – et le mérite militaire offre aux roturiers des possibilités de promotion sociale. Quant aux prêtres, ils ont la tâche d’organiser les sacrifices humains, que leur fréquence transforme en une activité à plein temps, et que redoublent des spectacles de gladiature entre ennemis vaincus. Les restes des cadavres produits lors de ces cérémonies sont exposés, et en partie consommés par les élites guerrières et sacerdotales dans des potions magiques. Le spectacle du meurtre est plus que jamais au centre de la culture politique aztèque.
Les Mexicas sont donc au sommet de leur puissance lorsque les Espagnols débarquent en territoire maya, une première fois en 1518, puis en 1519. Ces étrangers ne sont pas totalement inconnus des Mayas, qui ont déjà rencontré (voire capturé) des Européens isolés. Les hommes du chef espagnol Hernán Cortés eux-mêmes ont déjà fait des prisonniers mayas et ont ainsi été informés de l’existence de l’empire des Mexicas, dont ils convoitent l’or et les ressources indispensables à la vie des colons espagnols installés dans les Caraïbes. Conduits par leur interprète, la jeune esclave désignée sous le nom déformé de Malinche, les hommes de Cortés apprennent que de nombreux peuples sous domination mexica sont prêts à en secouer le joug. Forts de leur supériorité technique, les Espagnols parviennent à rallier des vassaux des Mexicas qui leur offrent des femmes en gage de leur fidélité. Avec leur renfort, Cortés s’impose devant la cour de Moctezuma. Viennent ensuite une série d’affrontements entre les différents protagonistes, l’épidémie de variole, la famine et finalement la victoire des Espagnols, succession d’événements dont la chronique est établie et que le livre raconte de manière haletante. Les efforts déployés par les Mexicas permettent seulement que « la guerre prenne un peu plus de temps », comme l’écrira un témoin de l’époque.
Le mythe de conquistadors pris pour des dieux par les futurs vaincus a été sinon inventé, du moins abondamment relayé par les descendants des vaincus formés au christianisme, avant de l'être par les Européens. Les mexicas de l'époque coloniale trouvaient là une explication à la défaite de leurs pères et grands-pères, supposément victimes d’une religiosité aveugle. Un autre mythe forgé par cette génération d’indigènes expliquera la conquête par l’accueil positif fait aux chrétiens, regardés comme l’avatar d’un ancêtre toltèque légendaire et bienveillant, antithèse des Mexicas sanguinaires. La réalité est que dans les années 1520, les peuples décisifs se sont ralliés à Cortés parce que les arrivages de navires et d’équipements imposaient les Espagnols comme les maîtres à venir, et que pour les populations locales, la meilleure option était de soutenir le favori des pronostics.
Les Mexicas à l’heure du Mexique
Dans les années 1520, la domination espagnole s’exerce avec la brutalité qu’on connaît : destructions, meurtres, asservissement des récalcitrants et des jeunes filles… L’or du Mexique justifie toutes les violences, avant que la Couronne d’Espagne n’en limite les excès. La ville espagnole de Mexico est érigée sur les ruines de Tenochtitlan par des artisans indigènes formés aux techniques de construction du style Renaissance. Des conquistadors sont installés comme préfets à vie et héréditaires à la tête de chaque communauté rurale, en même temps que les élites locales sont associées au gouvernement. Pour s’adapter aux circonstances particulières de la configuration locale, une solution de gouvernement originale – mais éphémère – consiste à confier des circonscriptions à des femmes indigènes épousées par des Espagnols (l’ancienne esclave connue comme la Malinche, ou l’ancienne épouse royale Tecuichpotzin renommée Isabel).
D’emblée, des missionnaires de l’Église impériale s’efforcent d’évangéliser les Mexicas. L’obligation du baptême faite aux chefs nahuas désireux de se voir confier des responsabilités constitue un argument décisif pour la conversion des élites, dont la foi est approfondie par la formation de leurs jeunes fils dans des monastères franciscains. La polygynie, les pratiques homosexuelles et les sacrifices humains sont interdits – ce qui ne signifie pas qu’ils prennent fin. Confrontés à la disparition de ces traditions et à l’engloutissement annoncé de leur monde, des notables nahuas se saisissent de l’alphabet latin (c’est-à-dire phénicien et phonétique) pour fixer les mythes et l’histoire des Toltèques Chichimèques que les anciens ont encore en mémoire.
Dans le Mexique colonial, la direction des populations indigènes est confiée à des héritiers de la famille royale aztèque, placés à la tête d’un conseil indigène. Le pouvoir espagnol se limite à l’exercice de la force publique et à la supervision de l’exploitation économique de la colonie. Dans ce contexte, une crise éclate lorsque la Couronne, contre l’avis de toutes les autorités locales, impose aux habitants de Mexico de payer un tribut, en plus des corvées dont ils s’acquittent déjà. Face au refus des Mexicas, les émissaires de la Couronne n’organisent pas seulement la répression de l’émeute : ils s’efforcent de discréditer les autorités indigènes et de neutraliser l’influence des franciscains qui les soutiennent. Ils envisagent aussi de revenir sur les privilèges des préfets locaux espagnols. Bref, c’est toutes les forces locales qu’ils se mettent à dos, et dont ils redoutent la coalition. Cette configuration explique la répression qui s’abat en 1566 jusque sur des Grands d’Espagne, dont on craint qu’ils prennent la tête de la rébellion. Au total, la tension oppose moins les Aztèques et les Espagnols que le pouvoir des Habsbourg et tout ce que compte la Nouvelle Espagne. A tort, semble-t-il, puisque chacune de ses composantes semblent surtout s’être signalée par sa docilité politique.
Pour garantir son exploitation économique, cette Nouvelle Espagne reçoit très tôt un nouvel élément : les esclaves d’Afrique, importés au Mexique plus que dans toute autre partie du monde à cette époque. À Mexico, ils remplacent en partie une population décimée par les épidémies ; et leur potentiel de révolte inquiète plus encore les autorités espagnoles. Quant aux indigènes, certains s’engagent à leur tour dans l’œuvre de l’Église, voire dans la mission d’évangélisation d’autres terres inconnues, au Nouveau Mexique, au Japon, dans les Philippines…
Parmi eux, certains contractent le goût de l’histoire. Formés au latin, à la doctrine catholique, au droit espagnol, mais aussi à l’art de méditer le passé dans la tradition méditerranéenne d’Hérodote et de Tite-Live, des érudits indigènes à l’instar de don Domingo de San Anton Muñon Chimalpahin Quauhtlehuanitzin fixent le souvenir du monde mexica « des origines jusqu’à nos jours », c’est-à-dire avant sa découverte par les Européens. Sous leur plume, une histoire des « Aztèques » n’a pas été écrite par les vaincus, mais par leurs petits-fils.