L'analyse des différents visages de la trahison, souvent qualifiée d’infamie, pose le problème de la double identité du traître, parfois révélatrice de mutations sociales et historiques profondes.

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Ouvrage collectif, Traîtres réunit des contributions qui sont pour la plupart des portraits de traîtres individuels, ou prétendus tels, auxquels s’ajoutent quelques entités collectives (les « émigrés » de la Révolution, par exemple). Par rapport au nombre incommensurable de traîtres dans l’histoire, le corpus peut naturellement paraître mince, mais les choix effectués permettent une approche différenciée du phénomène de la « trahison ».

Alors que le terme semble de prime abord évoquer plutôt un comportement de rupture avec un ordre établi, un examen approfondi permet de constater que la notion de trahison s’inscrit souvent à l’intérieur de zones grises et n’est pas exempte d’ambiguïtés. Elle peut même rendre compte de la construction de nouvelles identités. La trahison peut être, en particulier, un révélateur de situations historiques en pleine évolution, dans lesquelles certains individus ou groupes doivent se positionner par rapport à un ordre ancien ou en voie de disparition, mais aussi par rapport à un nouvel ordre en train de se construire.

Il faut donc s’interroger sur la nature des mondes qui sont « trahis » ou, inversement, sur la nature de ceux auxquels les « traîtres » ont décidé d’adhérer. La trahison (condamnée par la loi) ne serait-elle, parfois, qu’une transgression (assumée politiquement voire moralement) ? Cette perspective féconde revient à dire : « dis-moi qui tu trahis, je te dirai qui tu es », ou, mieux encore, « qui tu es en train de devenir ». La notion d’identité est donc au cœur de l’enquête.

Trahison et identité

Bien souvent, la trahison déconcerte aussi bien les contemporains que les historiens. Elle apparaît comme inexplicable, contraire à toute logique, voire déraisonnable ou encore scandaleuse, si l’on adopte une posture morale. Il peut certes exister des motifs purement ou partiellement intéressés, donc assez facilement explicables. Mais ce ne sont pas là les cas qui ont une véritable signification historique.

Même le cas, apparemment simple, du colonel autrichien Redl, qui, couvert de dettes, vend des renseignements contre rémunération à la Russie au début du XXe siècle, fait apparaître des interrogations sur le rapport du colonel à son milieu. Avant même de trahir son pays, il transgressait déjà les valeurs de sa caste et avait une double vie. Considéré comme un « officier exemplaire », il vivait en fait non pas « dans le sobre décor d’un bureau et d’une chambre d’officier d’état-major, mais dans le boudoir d’une cocotte » et se ruinait en cadeaux au profit de ses amants (explique Michel Kerautret). A-t-il trahi uniquement par besoin d’argent, ou n’avait-il pas déjà perdu tous les repères qu’on lui avait inculqués, dans une « société fascinante et sulfureuse », qui, effarée, s’empressera en retour de « circonscrire le mal à un seul individu monstrueux, stigmatisé par son homosexualité » ? Le rejet horrifié d’un tel traître témoigne d’une « angoisse » et d’un « malaise » diffus dans la société austro-hongroise du début du XXe siècle.

Sur un autre plan, le jugement sur un traître peut changer d’une époque ou d’une société à une autre et, avec le recul, modifier l’identité de celui-ci devant l’histoire. Ainsi en est-il des regards portés sur le conquistador « indianisé » Gonzalo Guerrero, « renégat espagnol » au XVIe siècle, devenu, après la révolution mexicaine de 1910, un « héros anti-impérialiste », finalement statufié en 1974 au Yucatan en guerrier maya et même réinventé dans la littérature mexicaine contemporaine sous la forme d’un héros « bienveillant et humaniste vivant dans un utopique Mexique pré-Conquête qui a des allures de paradis » (Gonzague Espinosa-Dassoneville). Le traître pourrait-il être, comme Gonzalo Guerrero, celui qui a changé parce que le monde s’est transformé autour de lui et que lui-même, tout en paraissant se renier, a effectué des choix en accord avec ces temps nouveaux ?

Inversement, un individu considéré par nombre de ses contemporains comme traître peut-il, de son propre point de vue, rester fidèle à lui-même tout en rejetant les temps nouveaux, comme le propose Patrick Gueniffey à propos du comportement de La Fayette en 1792 ? Celui-ci déserte – sans toutefois passer à l’ennemi – et devient aux yeux des révolutionnaires le « Traître majuscule », tout en restant « fidèle à ses serments ». Le traître pourrait-il donc être aussi celui qui ne veut pas changer quand tout change autour de lui et que se construisent des cadres nouveaux dans lesquels il ne trouve plus sa place ? Et peut-on être traître sans le savoir ?

Trahison et personnalité

On a pu avoir la tentation d’expliquer la trahison par une prédisposition psychologique qui pourrait confiner à la folie. Un cas, certes mineur, présente sans doute un caractère au moins partiellement pathologique. C’est celui du général Sarrazin, acteur de second plan des guerres de la Révolution et de l’Empire, qui passa aux Anglais en 1810 et leur fournit nombre d’informations (Jacques-Olivier Boudon). Certes, il a reçu en retour une pension annuelle, mais surtout, il a manifesté une monomanie obsessionnelle, ne cessant dans ses écrits de noircir Napoléon en le présentant comme un tyran sanguinaire et incompétent. C’est là le comportement d’un homme aigri à idée fixe, animé d’une rancœur due à sa mise à l’écart par Napoléon parce qu’il avait échoué dans ses missions. Napoléon dira de lui à Sainte-Hélène – et sans doute à bon droit – que c’était un « fou, un écervelé ».

Les cas du norvégien Quisling et du chinois Wang Jingwei se situent à un niveau de responsabilités plus élevé. Le tribunal qui a jugé en 1945 Quisling, ancien collaborateur de l’Allemagne nazie, s’est posé la question de la santé mentale de l’accusé et les juges ont voulu y donner réponse en ordonnant une électro-encéphalographie, mais sans obtenir de résultat probant. Il n’en reste pas moins que, dans sa défense, Quisling a paru avoir un comportement étonnant en se définissant comme « prophète » et « martyr » (Éric Eydoux). On retrouve chez Wang Jingwei certains traits d’un tel autoportrait en « sacrifié ». Homme politique chinois de premier plan, héritier de Sun Yat-sen, il sombra dans la collaboration avec le Japon et réussit à être également honni aussi bien par Mao Tsé-toung que par Tchang Kaï-chek. Il a été la victime de sa propre « mystique sacrificielle » (Sébastien Bertrand le définit comme un « martyr raté »). Il s’agit là d’un traître qui a cru s’identifier à une grande cause, « la paix à tout prix avec le Japon ».

Des circonstances historiques exceptionnelles ont-elles provoqué, chez Quisling et Wang Jingwei, une métamorphose tragique ? Ou dans quelle mesure celle-ci était-elle déjà préfigurée dans leur histoire personnelle et prête à surgir à l’occasion de leur confrontation avec l’Histoire ? L’un et l’autre n’ont trouvé comme justification que l’invocation d’un « sacrifice » qui, les faisant passer pour des êtres exceptionnels, les aurait placés hors des normes communes.

Trahison et invention politique

Plusieurs contributions montrent que les périodes de transformations politico-sociales, voire de construction de nouvelles entités, sont favorables à l’apparition de personnages ou de groupes qualifiés de traîtres. Certes, les individus qualifiés ainsi peuvent avoir trahi ; mais c’est aussi la définition des critères de leur trahison qui est en cause.

Deux études de Franck Favier illustrent cette question. Tout d’abord, dans le monde scandinave des XVe- XVIe siècles, des conflits existent entre Danois et Suédois : la volonté d’indépendance suédoise s’affirme et des luttes internes se développent en Suède. Or, au fil de ce conflit, les trahisons sont incessantes. Ensuite, au XVIIIe siècle, alors que les rapports de force autour de la Baltique changent, c’est la Finlande qui cherche à s’émanciper de la Suède. Pour affirmer son identité nationale, elle s’appuie sur la Russie. Sprengtporten, officier d’origine finlandaise formé en Suède et chef des révoltés, finit d’ailleurs a vie en exil à Saint Petersbourg. Il est présenté « dans l’historiographie suédoise comme le symbole de la traîtrise » ; mais en même temps, il a joué un rôle important dans la création d’une Finlande autonome.

Le cas du général Arnold, « héros gâché et traître de l’Indépendance américaine » (Raphaël Lahlou) est révélateur de certaines ambiguïtés des relations entre la puissance coloniale qu’était l’Angleterre et la structure en construction que créent les Insurgés américains : d’abord chef important et efficace des Insurgés et partisan des « libertés coloniales », Arnold devient un espion rétribué par les Anglais. Mais lui-même a donné une justification de sa conduite qui n’est pas sans intérêt : à côté du choix politique, d’abord adopté, de la défense des « libertés coloniales », il dit avoir jugé impossible une indépendance pleine et entière. Peut-on évoquer une vision (partiellement) sincère mais erronée des rapports entre un état en devenir et la puissance coloniale ? Arnold, en faisant le choix final de la collaboration avec la puissance coloniale, n’aurait pas réussi à prendre pleinement conscience qu’un changement radical s’opérait en Amérique. Il n’avait pu accompagner que le début du changement, mais sans en percevoir la pleine logique. Son destin individuel est un échec, démontrant l’impasse dans laquelle il s’était enfermé. Ayant perdu sa place en Amérique, l’ex-général ne l’a pas trouvée en Angleterre. Sa fin de vie lamentable rend compte, a contrario, de la réussite et de l’efficacité de la révolution américaine : « toute révolution a besoin de traîtres et de trahison pour devenir efficace ».

Ce que révèle le châtiment

En se plaçant du point de vue du trahi, on peut aussi mettre en évidence la diversité de la répression de la trahison comme révélatrice de l’évolution des structures politiques. C’est ce que fait Thierry Sarmant dans deux études qui montrent les modalités de la répression contre les trahisons dans la France de l’Ancien Régime entre une première époque, qui va de la Ligue à la Fronde, et une seconde, celle de Louis XIV. Jusqu'à la Fronde, la répression des actes de trahison est indulgente. Par la suite, elle est à la fois forte et limitée. Entre temps, c’est la perception du phénomène de la trahison qui a changé, car la monarchie absolue s’est imposée, avec un discours politique devenu d’une grande clarté.

De ce point de vue, il peut sembler logique qu’une période de profondes transformations comme celle qui va du début de la Révolution française en 1789 à la Restauration en 1815 ait été fertile en trahisons (ou en accusations de trahison) de toutes sortes. Car la France a alors présenté des identités multiples, successives voire simultanées : s’est-elle incarnée en Louis XVI ou dans l’état-Nation en construction ? En Louis XVIII de retour d’exil ou en Napoléon revenu de l’île d’Elbe ? Les émigrés sont-ils des traîtres, alors que « les notions de patrie et de nation sont encore bien floues » (Florence de Baudus) ? Plus largement encore, dans la France révolutionnaire, on est toujours le « traître de quelqu’un » (Patrick Gueniffey). En 1814, et surtout en 1815, où se trouve la légitimité ? (Vincent Haegele).

Si le spectacle offert par les « élites » est celui de « girouettes », Pierre-Antoine Berryer, défenseur, devant la Chambre des Pairs, du maréchal Ney accusé d’« attentat contre la sûreté de l’Etat », a porté le débat à haut niveau. Ney, après s'être rallié aux Bourbons en 1814, a de nouveau pris le parti de Napoléon lors de son retour pendant les Cent Jours de 1815. Après l'élimination définitive de l'empereur, la plaidoirie de Berryer met l'accent sur deux notions, celle d’« erreur de jugement » et celle d’« intérêt public ». Elle échoue cependant à convaincre le jury. En guise de réponse politique, la condamnation à mort du maréchal est une « terrifiante mise en garde ». L’épuration qui suit, visant à traiter la « gangrène », a pour objet de soutenir la légitimité d’un pouvoir royal qui s’était effondré devant le retour de l’Aigle.

Un reflet de l'obsession collective

Si les périodes de révolutions ou d’affrontements intenses créent des conditions propices aux trahisons, elles peuvent aussi mener à une croyance irrationnelle en une omniprésence de la trahison, comme clef d’explication simple aux difficultés et aux échecs. En un sens, une telle croyance peut rassurer. Patrice Gueniffey montre, à propos de la Révolution française, l’existence d’une hantise « caractéristique de la mentalité révolutionnaire » : devant les difficultés et les échecs, « le complot se présente comme une réponse rationnelle à une énigme indéchiffrable pour un esprit révolutionnaire persuadé de sa bonne cause ».

Or, comme le décrit Éric Anceau, ce phénomène a continué de se manifester en France tout au long du XIXe siècle, dans une société traversée par de profondes divisions. Certes, les conspirations et trahisons n’ont pas manqué. Mais beaucoup d’entre elles sont purement et simplement inventées : peur des « affameurs », peur des « partageux », peur des complots et des attentats, détestation de l’étranger, conspirationnisme lié à la guerre de 1870, montée du nationalisme donnant en pâture des traîtres à l’opinion : « Antisémitisme, germanophobie et hantise du complot et de la traîtrise se combinent à la fin du siècle dans l’affaire Dreyfus ». La France du XIXe siècle n’est pas un pays apaisé. Elle trouve dans le « complotisme » et dans la construction de multiples figures du traître une réponse simple à ses angoisses.

L’analyse de ces errements collectifs met en évidence le fait que la notion de trahison peut être une construction sociale, traduisant l’intention, consciente ou non, de créer une impossibilité de cohabitation entre la communauté dont on se réclame et certains individus ou groupes définis comme traîtres (réels ou imaginaires). Par là même, c’est aussi l’identité de cette communauté qui s’affirme : si le traître n’existait pas, il faudrait l’inventer.

De l'art d'être traître

Il est des traîtres stupides et des traîtres intelligents, des traitres jouets de l’histoire et d’autres en avance sur leur temps. Mais comment devient-on traître ? Avec quelles prédispositions, quelles faiblesses, ou, inversement, quelle lucidité voire quel excès d’assurance, et parfois, quelle perte de contact avec la réalité ?

Il est vrai qu’il s’agit alors de réalités complexes à déchiffrer. La trahison est souvent un « choc de légitimités ». Il peut arriver que le traître d’aujourd’hui ait perçu mieux que d’autres l’émergence de mondes nouveaux, voire se soit impliqué dans leur construction. Il se peut aussi qu’il se soit tragiquement trompé. La trahison est souvent, pour ses acteurs, une aventure dont ils ne perçoivent qu’une partie des ressorts, comme une pièce de théâtre dans laquelle ils ne sauraient pas encore tout leur rôle avant d’entrer en scène. Une fois que la pièce est jouée, il arrive qu’ils tentent, mais trop tard, de la réécrire.

Ce livre est passionnant au moins pour deux raisons. D’abord, il propose des grilles de lecture pour déchiffrer à nouveaux frais bien des épisodes de l’histoire et enrichir la définition de maints concepts : non seulement ceux de trahison, de lèse-majesté ou d’infamie, mais aussi celui d’identité, voire celui de sacrifice. Ensuite, il démontre, sur le plan de la méthode, l’intérêt qu’il y a à pratiquer une histoire globale, associant l’histoire des structures politiques et sociales à une histoire événementielle renouvelée et révélatrice des choix effectués par des individus à des moments cruciaux.