L'anthropologue Jean-Louis Tornatore analyse le rituel de la transe comme une image féconde pour renouveler les pratiques et les savoirs dans une perspective écologique.

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L’idée d’une nécessaire transition vers une organisation du monde plus écologique est désormais largement répandue dans l’opinion publique. La question demeure toutefois de savoir comment la mettre en œuvre. Dans l’objectif d’avancer certaines pistes de réflexions, Jean-Louis Tornatore, anthropologue et professeur émérite à l’université de Bourgogne, propose un ouvrage original, qui puise son inspiration dans le phénomène de la transe. Son ambition est d'interroger la manière dont l'exploration de « formes altérées de la conscience » peuvent bousculer les normes culturelles et épistémologiques euro-occidentales.

Épistémologies du Sud

L’auteur choisit de prendre au sérieux les courants venus de diverses traditions culturelles qui nous poussent à redéfinir nos modes de vie et de connaissance. Le rituel de la transe, en l’occurrence, permet de dépasser les dualismes classiques qui séparent raison et imaginaire ou matériel et spirituel, mais aussi d’agir comme une force unificatrice au sein des communautés, conférant du sens à l’existence individuelle. D'après l'auteur, elle offre une image féconde des transitions qu'il est nécessaire d'opérer afin de sortir de l'Anthropocène et de rendre, de nouveau, le monde habitable.

Son propos s'inscrit dans le sillage des réflexions de Claude Lévi-Strauss, de Donna Haraway, de Bruno Latour ou encore d'Isabelle Stengers, pour ce qui concerne la philosophie occidentale. Mais Tornatore mobilise également des intellectuels engagés issus d'autres cultures, telles que les nations Mohawk et Cherokee, par exemple. Ces pensées montrent à quel point la lutte quotidienne pour la survie de chaque culture implique comme son revers la remise en cause du modèle de rationalité hégémonique produit notamment par l'Europe.

Dans cette perspective, il convient de prêter une attention toute particulière aux formes de refus, de contestations et de résistances face aux aménagements du monde imposés par l’Occident. Tornatore nous invite d'une certaine manière à conforter le pluralisme des cultures dans l’espace d’une mondialisation de la rébellion.

L'auteur s'attarde en particulier sur les épistémologies produites dans le Sud — au sens que donne à ce terme le philosophe portugais Boaventura de Sousa Santos, désignant les régions les plus défavorisées dans l'ordre économique capitaliste. Ces épistémologies proposent une réévaluation du rapport au temps et à l'espace caractéristique de l’épistémologie du Nord. Elles mettent également en évidence la dynamique polémique de la construction scientifique, portée par des mouvements citoyens. Ainsi, Tornatore exploite le concept de « pluriversalité », qui invite — en lieu et place de celui d’« universalité » — à multiplier les perspectives sur le monde.

Cela le conduit également à nuancer la pertinence de la notion même d'« Anthropocène », qui aplanit tous les modes d'existence et les responsabilités des différentes sociétés humaines, et à discuter celles, alternatives, de « Capitalocène » ou de « Chthulucène » (Donna Haraway).

La transe ou le passage du Sud vers le Nord

L'étude du phénomène de la transe intervient dans ce cadre général : elle permet de réancrer le rapport au monde dans un corps qui habite lui-même un territoire singulier et qui porte un regard situé sur lui. La mise en valeur de ces corps autochtones permet d'ouvrir la voie à une pluralité de mondes possibles et ainsi de contrecarrer la formule emblématique du discours néolibéral, à savoir « There is no alternative » (« Il n’y a pas d’alternative »).

La transe constitue l'expérience de l'altérité par excellence. Elle invite à dépasser les oppositions entre un état de conscience normal et un état altéré ; entre l'intérieur et l'extérieur ; entre l'unité et la pluralité ; entre concentration et expansion. Elle permet en ce sens de battre en brèche les grandes catégories de la science réduite au positivisme et au rationalisme — lesquels constituent en quelque sorte le versant épistémologique du néolibéralisme en politique.

À ces doctrines, l'auteur oppose le pragmatisme, ce courant de pensée porté notamment, aux États-Unis, par le philosophe John Dewey, qui renonce aux postures de surplomb au profit d’une conception écologique de la connaissance. La transe se trouve ainsi conçue à la fois comme une pratique, une méthode et une métaphore épistémologique.

D'un point de vue politique, cette fois, la transe constitue une force créatrice qui ne saurait être réservée au domaine magico-religieux : elle permet de nous libérer des hiérarchies conventionnelles et d'entrer dans un monde où tout acquiert une valeur équivalente, au sein de la primauté du sensible. À cet égard, l'auteur établit des parallèles féconds entre la transe et théâtre, qu'il analyse à partir des expérimentations menées par Jerzy Grotowski ou par l’Odin Teatret, mettant en œuvre des expressions collectives et rituelles spectaculaires.

Une posture anthropologique et philosophique renouvelée

Tornatore est bien conscient que la transe n'est pas un objet anthropologique comme les autres. Les chercheurs ont en effet longtemps insisté sur la nécessité, pour l'ethnologue sur le terrain, de conserver une certaine distance vis-à-vis de ses observations et d'adopter une posture strictement rationnelle sur les pratiques étudiées. Or, la transe ne pouvait être comprise dans sa pleine mesure à une telle distance. L'auteur considère au contraire que l'on n'est jamais assez près pour bien voir ce qui se joue dans de tels rituels.

Du point de vue de la tradition philosophique, cette fois, l'usage qui est fait par Tornatore de la pensée pragmatiste et notamment de l'œuvre de William James n'est pas toujours à la hauteur des enjeux abordés. De même, une confusion semble toujours maintenue entre le rationalisme mécanique et les théories classiques de la conscience interprétées en termes d’opposition simple entre sujet et objet — que la transe aurait le mérite d'abolir.

Pour autant, l'ouvrage a le mérite de donner corps à une certaine vision du monde contemporain, organisé selon des rapports Nord-Sud (à condition de voir derrière ces notions une structure de domination ayant des causes historiques, et non des lieux géographiques stricts), que la crise écologique actuelle nous invite à dépasser. Il trace en ce sens un nouveau chemin réflexif pour l’anthropologie ; un chemin qui ouvre le vaste chantier d'un monde à construire, dont certaines expérimentations en forme de rituels nous permettent de nous approcher.