La publication simultanée d'une biographie et d'un cahier de L'Herne consacrés à Jankélévitch est l'occasion de revenir avec leur autrice, F. Schwab, sur l'héritage de ce penseur.
Vladimir Jankélévitch est sans conteste l’un des philosophes français les plus célèbres du XXe siècle. Françoise Schwab, qui en a été l’amie, a contribué à le faire connaître du grand public en rendant possible la publication d’un grand nombre de ses textes et en organisant, seule ou en collaboration, des colloques autour de sa pensée ou de sa réception.
On lui doit plus récemment une biographie détaillée de cet auteur, qui le présente non pas seulement comme un grand philosophe, mais comme un homme ancré dans des liens familiaux forts et profondément engagé dans les combats de son temps, en particulier dans la Résistance. La lecture de cet ouvrage permet de mesurer le degré d’exigence que cet homme a imposé à sa pensée et à ses actes, mais aussi d’évaluer ce qui demeure de lui encore aujourd’hui.
Nonfiction : Pourriez-vous préciser ce que garde de résolument actuelle la philosophie de Jankélévitch ?
Françoise Schwab : Comme je l’ai écrit, Jankélévitch n’est pas « un philosophe de saison qui flaire le vent de l’actualité pour s’y engouffrer » ; pour autant, sa pensée résonne de manière singulière avec notre présent, est en prise directe avec les problèmes de notre époque.
Sa philosophie morale, en particulier mérite d’être lue à la lumière de l’actualité : l’attention extrême qu’il porte aux autres, son refus des compromissions délétères, son accueil de la diversité et son hospitalité contrastent fortement avec l’attitude de rejet quasi-systématique qui est pratiquée de nos jours dans les pays occidentaux. De manière générale, la morale de Jankélévitch n’est pas éthérée mais empreinte d’immanence ; elle est destinée à orienter nos pratiques de tous les jours, et c’est en ce sens qu’on peut aller jusqu’à la considérer dans un horizon politique.
En nous offrant le témoignage vivant d’une pensée à contre-courant, Jankélévitch rend plus aisées nos interrogations sur notre propre liberté. De quelle liberté disposons-nous qui ne soit dérisoire ? Que vouloir ? Bref, ne pas s’en tenir à des théories livresques mais agir en conformité avec ses dires, et ce en toutes circonstances, et surtout alors que la réalité du mal est à nos portes.
Philosophe de la morale, il se garde de tout moralisme et de toute prescription tout en insistant sur le fait que la morale n’est pas réservée à quelques uns. Il parle de nous tous, de chacun de nous, son unicité faisant appel à la nôtre. La visée de ses propos concerne l’homme ordinaire et son destin, sans propension à lui intimer des préceptes ou des injonctions.
Comment les éditeurs recevaient-ils, dans les années 1980, les propositions de publication des textes de Jankélévitch ? Est-ce plus facile de le faire aujourd’hui, voire de faire paraître des livres sur sa pensée — comme le récent « cahier de L'Herne » que vous lui avez consacré avec d'autres ?
Les éditeurs comme Le Seuil ou Flammarion ont toujours été demandeurs de ses textes ; ce sont toujours eux qui m’ont sollicitée pour les premiers livres, et il en va de même aujourd’hui. Une fois parus, ces ouvrages sont toutefois mis au placard, jusqu’à ce qu’une actualité éditoriale leur redonne leur éclat aux yeux du public ; alors les éditeurs les rééditent en collection de poche.
La publication de mon dernier livre (la biographie) a par exemple permis plusieurs rééditions de ce type, telles que La Conscience juive — quoique cette édition soit minimaliste, sans table des matières — et un ouvrage très ancien consacré à la musique, intitulé La Musique et les heures. Désormais, presque tout est à peu près disponible, quoique quelques rééditions restent encore à faire.
Le « cahier de L’Herne » consacré à Jankélévitch et paru au début de l’année est encore une commande de l’éditeur. Il n’est pas tout à fait conforme à mes souhaits, car certains éléments ont été modifiés ou raccourcis, mais c’est mieux que rien, et j’espère que ce travail contribuera à mieux faire connaître cette œuvre auprès du public, notamment des jeunes étudiants.
Vous soulevez l'engagement politique continu de Jankélévitch à gauche, en précisant, comme il le fait parfois lui-même, sa non-adhésion au marxisme. Pourriez-vous revenir sur les raisons pour lesquelles il rejetait le marxisme, qu'il connaissait cependant fort bien ?
Je ne sais pas si Vladimir Jankélévitch rejetait le marxisme proprement dit mais il n’était pas proche du parti communiste et n’était affilié à aucun parti politique. Fondamentalement, il reprochait au marxisme d’accorder trop d’importance à l’économie et pas suffisamment à la morale.
Dans un entretien avec J.-P. Enthoven et F. George, publié dans Le Nouvel Observateur le 14 janvier 1980, il déclare ainsi : « Expliquez-moi comment on passe de l’analyse de la plus-value à la révolution morale. La plus-value en soi est un mécanisme ingénieux, conçu par le capitalisme pour exploiter le prolétariat en camouflant le vol. Seule l’exigence morale peut faire de l’analyse théorique un appel à l’action insurrectionnelle, à la transformation violente du monde. » L’appartenance de Jankélévitch à une gauche sans entraves et sans préjugés lui permettait ses opinions libres et originales. C’était un électron libre.
À propos de lui-même, Jankélévitch rapproche le fait d’être russe et le fait d’être juif, comme si ces deux aspects de son identité le singularisaient par rapport aux catégories majoritaires de la France de l’époque. Faut-il comprendre que, d’après Jankélévitch, les appartenances minoritaires obligent les individus à assumer un surplus d'être, et que la détermination précise de ce surplus est une quête qui doit être menée à la fois personnellement et collectivement ?
Effectivement, il pensait que le fait d’appartenir à des minorités redouble la difficulté d’être. Jankélévitch estimait en effet que ce surplus devait être assumé par chacun à sa manière mais qu’il faisait partie intégrante de son être et de sa manière toute personnelle de l’assumer. Je ne pense pas, toutefois, qu’il l’ait pensé d’une manière collective.
C’est notamment après la guerre qu’il s’est posé ce type de problématiques et qu’il les a formulées au cours des « Colloques d’intellectuels juifs ». À partir de 1957, ces Colloques ont rassemblé chaque année des personnalités juives importantes venues du monde intellectuel (universitaire ou non) — parmi lesquels on peut citer parmi tant d’autres Edmond Fleg, Emmanuel Levinas, André Neher — et du monde politique. Ces réunions ont contribué au renouvellement de la pensée juive en France après la Shoah et à une réflexion menée autour de la question de savoir ce que signifie « être juif ».
Cela interdirait-il encore davantage d'avoir bonne conscience ? Se sentir russe ou juif, dans ces cas particuliers, ne nous interdirait-il pas, a fortiori, d'en rester à une existence continue, à une temporalité de l'intervalle ?
Oui, la mauvaise conscience est plus vive, selon lui, dans ces cas-là. Pour Jankélévitch, l’homme ne répond que trop rarement ou d’une façon trop souvent biaisée par l’égoïsme à l’urgence d’une décision morale à prendre ; pour cela, il ne peut avoir, s’il regarde sincèrement en lui, que mauvaise conscience. La mauvaise conscience serait le sentiment de ne pas avoir agi comme il aurait dû.
Si le fait de se sentir juif ou russe accroît ce sentiment, c’est parce qu’on a dans ce cas le sentiment de devoir toujours faire mieux ou faire plus que les autres, pour se sentir légitime et pour avoir le droit moral de se faire accepter. Jankélévitch a expliqué cet effet par l’exemple du rapport entre Israël et la diaspora juive. Être juif en Israël, en effet, c’est être comme tout le monde et n’oblige à rien faire de plus ou de mieux que les autres ; mais en diaspora, être juif parmi des non-juifs semble subjectivement imposer d’agir mieux, d’être plus irréprochable, de donner, en quelque sorte, le bon exemple. D’où, peut-être, l’engagement volontaire d’une proportion plus grande de juifs dans les armées françaises et allemandes pendant la Première Guerre mondiale, par exemple.
Le fait de se sentir juif et russe interdit finalement de nous laisser aller à ce que Jankélévitch appelle une temporalité de l’intervalle, c’est-à-dire à une manière de vivre égoïste, dans laquelle nous nous contentons d’être ce que nous sommes, sans chercher à nous hisser plus haut, d’un point de vue moral, à une vie plus soucieuse des autres et de leurs conditions.
Jankélévitch oppose l’intervalle à l’instant, dans lequel nous devons nous forcer à avoir le courage de faire de ce qu’on doit et non seulement ce que notre nature (intrinsèquement égoïste) semble nous réclamer. Se sentir juif et russe ne nous contraint pas à l’intervalle, au contraire : il porte une dimension spirituelle et une attention accrue à l’autre. De manière générale, se sentir différent au sein d’un groupe quel qu’il soit nous donne une raison de plus pour nous forcer à nous comporter plus moralement, c’est-à-dire moins égoïstement, et sentir avec plus d’insistance que ce qui arrive aux autres nous concerne, nous plus spécifiquement.
Certains associent la pensée de Jankélévitch au personnalisme (cette doctrine philosophique qui critique le marxisme pour son refus de prendre en compte la part spirituelle de l’homme et qui affirme la primauté de la personne humaine). Jankélévitch a-t-il été un lecteur attentif de Max Scheler ou d'Emmanuel Mounier, qui en sont les premiers théoriciens ?
Il cite Max Scheler dans ses livres sur la conscience et je crois qu’il avait lu Natures et formes de la sympathie, ainsi que les textes sur le ressentiment . De manière générale, Scheler était dans l’air du temps avant la Guerre.
S’agissant de Mounier, j’ignore ce qu’il pensait de sa philosophie. Mais je pense que son nom était en délicatesse avec ses suiveurs, qui pendant la guerre ne se sont guère manifestés. Malgré leur forte imprégnation chrétienne, ils n’ont jamais exprimé leur empathie ou leur compassion pour la Shoah. Que faisaient Ricoeur et les occupants de la Maison Blanche pendant l’Occupation ? Jankélévitch pensait que rien n’était très clair à cette époque mais plutôt ambigu. Après la guerre, il a pris ses distances avec ces milieux chrétiens.
Qui, parmi les intellectuels authentiques (et non les pseudo-philosophes médiatiques) vous semble aujourd'hui s’inscrire dans le sillage de Jankélévitch, non pas tant en termes de doctrine mais de posture philosophique ?
La seule personnalité actuelle qui me semble — à bonne distance tout de même — avoir un petit lien d’esprit avec Vladimir Jankélévitch serait Régis Debray. Par sa merveilleuse écriture, par les thèmes abordés, tels que le temps ou la joyeuse lutte contre la décrépitude, par ses études sur la manière et l’occasion, sur les frontières, par une forme d’autodérision de celui qui ne se prend pas au sérieux tout en réfléchissant sérieusement, il y a des similitudes. Il y a chez Debray une pensée gaie nimbée de tristesse et accablée par la fuite du temps, et en même temps de l’ironie, de l’humour, de la drôlerie. Et puis, il ne s’en laisse plus conter !
De manière générale, les héritiers de Jankélévitch sont tous ceux qui font vivre son attention aux minorités et sa préoccupation de l’autre — non pas au sens de Levinas, pour qui le « visage » d’autrui se présente comme une forme de transcendance, mais en tant que sujet égal à soi-même, susceptible d’agir pour des valeurs communes.
Vous écrivez à propos de votre amitié avec Jankélévitch : « Comment s’acquitter de cette grâce ? Par la fidélité, peut-être ? » Pensez-vous qu'on puisse trouver chez Jankélévitch une théorie de l'amitié ?
Il y a tout au long de la vie de Jankélévitch des liens amicaux étonnants de longévité, telle sa correspondance ininterrompue avec son camarade de l’École Normale Supérieure Louis Beauduc , mais aussi son amitié avec Pierre Grappin, son ancien élève de Lyon et son fervent attachement aux membres de la Résistance.
Pour autant, je ne vois pas chez lui de théorie de l’amitié : d’abord parce qu’il ne théorise jamais ! Et surtout parce que ce sentiment si fort ne se met pas en équation ; il se vit au jour le jour, humblement et sincèrement, et mérite d’être constamment revisitée, re-méritée, re-vécue.
L’amitié que j’ai eu la chance de vivre avec Jankélévitch se poursuit encore quarante ans après sa disparition, puisque son souvenir et son œuvre ne m’ont jamais quittée. Mais je ne pourrai jamais m’en acquitter. Le terme est impropre et suggère quelque chose de matériel, alors que l’affection, l’amitié ou l’amour ont parties liée avec le spirituel. Je ne pourrai jamais en expliquer adéquatement le ressenti, la trace, l’empreinte profonde ; comme dirait Jankélévitch lui-même, l’amitié est un « je ne sais quoi »...