Jürgen Siess rend hommage à l'artiste-peintre Brigitte Hauck, disparue en 2021, dont les mythes peints et les paysages offrent une méditation poétique sur la psychologie des profondeurs.

J’ai connu Brigitte Hauck à Paris dans les années 1970, lors d’un cours qu’elle donnait à l’Institut Goethe sur l'expressionnisme en art et en littérature. Nous discutions, en marge des cours, du poète Rainer Maria Rilke, qu’elle lisait de concert avec Else Lasker-Schüler, poétesse et artiste expressionniste. Invité chez elle à Saint-Cloud, j’ai pu voir ses tableaux inspirés des Élégies de Duino de Rilke et habités par la figure de l’Ange.

Dans son tableau intitulé « Deuxième Elégie. Ange » (1988-1989), une figure en jaune domine le côté gauche de la toile – une figure plutôt féminine, le visage à moitié voilé. Le fond bleu du tableau est traversé de pans de couleurs, et l’impression qui domine est celle d’un espace parsemé de ruines suspendues.

L’artiste s’est-elle inspirée des « tumultes » qu’évoque le moi lyrique de l’Elégie ? « Tout ange est terrible. Et pourtant […] / je vous invoque, oiseaux presque mortels de l’âme, […] jointures de lumière, […] tumultes / d’orageuse extase […] », écrit Rilke.

De San Francisco à Saint-Cloud

À l’âge de 20 ans, Brigitte Hauck quitte l’Allemagne et part aux États-Unis, puis au Mexique. À San Francisco, elle suit les cours du peintre Richard Diebenkorn   . On peut déceler chez elle des traces du style de Diebenkorn, en particulier de celui qui s’affirme dans ses tableaux abstraits, qui se distinguent par leur limpidité. À la même période, elle a pu aussi contempler les collages de Jasper Jones   , qui utilise une grande variété de matériaux.

Encouragée par un ami galeriste, elle fait ses premières expositions à San Francisco, Seattle et Washington (en 1963), puis au Museo Nacional de Bellas Artes (en 1967, à la suite de ses études à l’Université de Mexico). Du Mexique, elle repart en Europe en 1968, s’installant à Paris (quartier Mouffetard), puis à Saint-Cloud, où elle peut, avec son nouveau compagnon, acheter une maison. Elle fait par la suite construire un atelier dans le jardin, derrière la maison. C’est là qu’elle me montrait à chacune de mes visites ses travaux récents, et j’étais frappé par les changements fréquents qui s'observaient sur les styles comme sur les matériaux : on passait de la toile au verre et au bois (qui servait de support, sous des formes diverses), des morceaux de miroir au lin non traité, laissé vierge. Le toucher lui importait, qu’il s’agît des matériaux à choisir ou des fleurs et arbustes qu’elle cultivait.

Rilke nous amena à Rodin, qui dans les années 1900 avait un atelier non loin de Saint-Cloud, à Meudon ; le jeune Rilke avait été à ce moment-là le secrétaire du sculpteur. Brigitte aimait particulièrement les aquarelles transparentes de Rodin, qui lui rappelaient les aquarelles chinoises peintes sur papier de riz. Dans les années 1990, elle commence à réaliser un autre type d’œuvre transparente, à savoir des portraits anatomiques sur plexiglas (qui seront exposés à la Salpêtrière ainsi qu’à l’Institut Kepler de Lyon). D’autres expositions suivront, à Paris (Galerie Phal et IESA) et à Bad Godesberg (en Allemagne), entre autres. Elle obtient deux fois un premier prix, à Washington (1963) et au Salon de Sant Cloud (1992).

Les portraits

En juillet 1954, elle expose FRAUEN – FEMMES – WOMEN à l'Orangerie du Luxembourg. Dans le « Double Portait of the Artist as a Young Woman », la jeune femme est aux côtés d'un personnage aux yeux bandés. Elle a les yeux clos. Regard sans vision. La jeune femme est confrontée à elle-même sous les traits de la mort.

Dans « Ich mit Kreuz » (« Moi avec croix »), un torse féminin est traversé par une croix en noir et rouge qui rappelle une croisée de fenêtre ou une croix religieuse. Cette fenêtre devrait s'ouvrir sur l'histoire selon la définition d'Alberti, théoricien de la perspective à la Renaissance. Or, il n'y a ici nul dehors. Un corps enfermé tout entier dans un formalisme, proche du minimalisme de Malevich ou des tableaux sur le jansénisme de Philippe de Champaigne.

La « Tête » est une installation qui juxtapose un rhombe et un carré surmontés d’un arc (ces deux pièces qui forment des « joues » inégales sont faites de parties de pare-brise récupérées).

La « tête » évoque un masque (allusion à DADA ?) ou des lunettes de chantier censées la protéger des visions blessantes. Les deux minuscules carrés formant les « yeux » semblent dotés d’un regard : c’est comme si le tableau nous regardait.

Les collages

La décennie 2000-2010 est marquée par une série s’inspirant de Michel-Ange et de collages utilisant photos, radiographies ou dessins. « Talking of Michelangelo » isole un détail de la Chapelle Sixtine, la tête d’Adam que Brigitte Hauck insère, en plusieurs variantes, dans un collage. Dans cette série, elle vise, par un procédé de superpositions de transparents, de photocopies et de radiographies, à suggérer une plasticité sculpturale, comme un éloge à Michel-Ange sculpteur. La vision s’affine et laisse place au sens du toucher par l’importance conférée aux statues et à la pratique du collage. L’artiste dispose et scénarise.

Autre collage, « Triple A » (2009). Le regard est attiré par le petit rond couleur ocre placé au centre. En bas de celui-ci on distingue un A renversé où manque la barre et qui forme ainsi une pointe dirigée vers le dos d’un torse, flèche pointée sur le poumon gauche de ce corps. À droite, on lit deux fois la lettre A, en bleu. En bas à droite, deux autres morceaux de corps – fragments de photos – rappelant les corps de Michel-Ange : le A renvoie-t-il à Adam ?

Les trois fragments apparaissent sous une feuille de papier qui fait écran, ils font penser à des personnages d’une scène théâtrale (le papier formant le rideau de scène), rendant sa force à l'invisible.

La terre des hommes

Sur la toile intitulée « Il n’y a pas si longtemps » (2015), on trouve d'abord, en haut, des figurines qui rappellent Lascaux. En bas, on distingue deux grandes figures : un corps volumineux et un corps élancé. Le premier semble être pris dans une coupe énorme, la main gauche de la figure étant tendue vers le bord de cette coupe ; en bas de celle-ci, une main semble détachée du corps. Ces figures sont brossées dans des tons ocres ; un noir léger parcourt les deux corps, rappelant la couleur des figures du haut (ces tons sont obtenus en utilisant de l’acrylique et du marc de café). Un ruban en vert-bleu clair va de l’épaule droite du premier corps au bras droit du deuxième, suggérant une parole ou une autre forme de communication.

Sur l’autre volet du diptyque, en haut à gauche, on identifie une bête quadripède, rebondie ; face à elle, deux figures se tiennent debout, celle de droite étant plus haute ; à l’arrière-plan, à gauche, on devine deux silhouettes – humains ou arbres ? En bas, se trouvent deux figures minces, un homme et une femme, rappelant l’art de l’Ancienne Égypte mais aussi les statuettes de Giacometti. À l'origine de la peinture, on retrouve la terre, le corps modelé.

À quoi fait allusion le « pas si longtemps » du titre ? On dira, pourant, que Lascaux et l’Égypte des pharaons sont bien loin – à moins de prendre comme échelle l’Histoire de homo sapiens…

Pour aller plus loin :

Les oeuvres de Brigitte Hauck peuvent être consultées en prenant contact avec Marie-Laure Binoux (mlbinoux@orange.fr).