Deux ouvrages consacrés au dramaturge Jean Jourdheuil et à la chorégraphe Maguy Marin explorent les processus singuliers de la création artistique et de l'élaboration d'un spectacle vivant.

Les Éditions Théâtrales, spécialisées dans le théâtre et éditrices de la revue Théâtre/Public, initient une nouvelle collection intitulée « Méthodes », consacrée à la fabrique artistique et à la manière dont sont élaborées les œuvres scéniques. Cette collection s'ouvre par la publication simultanée de trois ouvrages : le premier rassemble des articles du dramaturge Jean Jourdheuil parus sur divers supports de presse ; le deuxième réunit des entretiens conduits par Olivier Neveux avec la danseuse et directrice de troupe Maguy Marin ; le troisième publie les textes de deux pièces signées par la metteure en scène Nathalie Garraud et le dramaturge Olivier Saccomano.

L'ambition de cette collection a le mérite de mettre en lumière les modalités concrètes de fabrication des œuvres, battant ainsi en brèche l'image du génie artistique, produisant sous l'effet d'une inspiration plus ou moins fétichisée. Elle permet également de donner à voir les processus collectifs et non pas seulement individuels de la production artistique, comme le démontre tout particulièrement l’entretien avec Maguy Marin, qui souligne l'importance des discussions au sein de la troupe dans l’élaboration du projet, ou des conseils de lecture échangés entre danseurs pour alimenter la recherche.

Bien que le choix du terme « méthode » puisse interroger, l'éditeur précise qu'il s'agit d'étudier la rigueur d'une démarche, la structure d'un travail et la discipline de recherche qui préside à telle ou telle création. Ainsi, Jean Jourdheuil fait montre d'une démarche historienne : il relie le travail des metteurs en scène et les thèmes abordés par les pièces avec la situation effective de l'opinion publique à l'époque qu'ils traversent, qu’il s’agisse du théâtre classique revisité, du culte post-68 de la marginalité (Brecht, Büchner, Wedekind, Kleist), ou de la vocation démocratique du théâtre des années 1980 que Jourdheuil appelle « théâtre de cour ».

Une démarche commune

Les deux ouvrages de Jourdheuil et Marin s'inscrivent très clairement dans la perspective de cette collection en ce qu'ils éclairent le long processus de création qui a lieu avant la performance ultime, sur le plateau, du spectacle « fini » — comme on le dit en peinture. L'effort des éditeurs pour démystifier ce moment de l'« avant-scène » implique d'explorer la genèse singulière de chaque pièce, en restituant les intentions et les réflexions de chaque personne y ayant pris part.

Malgré la singularité de ces deux ouvrages, leur lecture conjointe permet d'identifier quelques points communs saillants. D'abord, le primat du travail et la complexité de la création artistique, qui se confronte à différentes contraintes (locales, spatiales, corporelles…). L'un et l'autre rejettent l'idée que le travail artistique consisterait en un processus linéaire. Ils insistent au contraire sur l'importance des accidents et des questionnements inattendus qui obligent les artistes à repenser constamment leur approche, jusqu'à l'échéance finale du spectacle.

Un autre point commun se trouve dans la prise en compte du milieu culturel plus large dans lequel s'inscrit chaque œuvre. Toute production scénique nécessite en effet de construire des liens avec les autres arts (littérature, peinture, cinéma), d’entretenir des contacts avec d’autres troupes et de connaître sur leur travail. Chacun des auteurs cite en ce sens des noms qui permettent au lecteur de retracer la sociologie et l’histoire des personnels de théâtre et de « la culture » durant les 50 dernières années (Planchon, Chéreau, Strehler, Brook, Mnouchkine, Renaud-Barrault, etc.).

Enfin, les deux ouvrages accordent une importance certaine au contexte politique et aux mutations sociales qui affectent la production, et notamment à l'impact des nouvelles technologies. Jourdheuil comme Marin savent par exemple que le théâtre se produit dans le cadre précis de certaines politiques culturelles.

La genèse de la création artistique

Le volume consacré à Jean Jourdheuil approfondit le rôle du metteur en scène dans la transformation du théâtre en spectacle. À travers 18 articles chronologiques associés à sa carrière, le lecteur perçoit les différentes phases de son parcours, depuis la fondation de la compagnie Vincent-Jourdheuil et les années post-68, jusqu'à ses collaborations notables avec des artistes comme le peintre Gilles Aillaud et par son travail sur l'œuvre du dramaturge allemand Heiner Müller.

Mais au-delà de la carrière de Jourdheuil, les articles ici publiés retracent sa formation et ses recherches en matière de théâtre. Ils donnent à connaître les polémiques auxquelles le dramaturge a été confronté, que ce soit avec des collègues, avec des interprètes de la Déclaration de Villeurbanne (1968), avec des intervenants lors de colloques ou encore avec le ministère de la Culture. Jourdheuil reproche à ce dernier de chercher à rationaliser la gestion du théâtre et de mettre l’accent sur la diffusion des œuvres plutôt que sur la production de pièces. À cet égard, il interroge la notion de « service public », et déplore sa réduction à une défense de l’administration ministérielle. Enfin, Jourdheuil polémique contre les festivals, qui d'après lui n’apportent rien à la culture mais, tout au plus, adaptent des spectacles déjà apprêtés à l’institution festivalière.

Dans le volume d'entretiens avec Maguy Marin, la chorégraphe revient sur les coulisses de son travail artistique, explorant les motivations profondes qui animent ses projets. En particulier, Marin mentionne l'importance de certains affects tels que la colère, la rage et les incompréhensions face à différentes formes de conformisme dans la conception de ses spectacles. Elle dit joliment : « quand je suis en colère, je gueule, quand je suis contente… je l’exprime ». Pour autant, cette émotion doit être remaniée pour donner lieu à un objet artistique : « je dois donner forme à mes colères, et c’est un métier ».

La danseuse souligne également l'influence que certaines réflexions esthétiques (Didi-Huberman, Antelme, Olivier, Traverso, etc.) ou certains mouvements sociaux (comme le mouvement féministe) ont eu sur son travail.

Le public des arts

Les deux ouvrages reviennent à plusieurs reprises sur la question du public dans les arts. Jean Jourdheuil rejette fermement les notions de « non-public » ou celle de « public éloigné » : il considère comme une erreur de reporter sur les spectateurs (plutôt que sur les politiques culturelles) les difficultés du public à approcher le théâtre. L’intérêt de la représentation théâtrale, à ses yeux, consiste justement à créer une rencontre entre deux espaces-temps : celui du public, qui est en même temps celui de la société, et celui de l’œuvre, qui est, dans le meilleur des cas, celui de l’autre.

De son côté, Maguy Marin pousse plus loin cette réflexion : dès lors que le public qui vient au théâtre n’est plus un public citoyen mais une collection de consommateurs à la fois atomisé et massifié, l’espace-temps du public est aboli. Pour autant, il convient selon elle de proposer au specteur un objet qui excède la seule consommation émotionnelle : la chorégraphie doit pousser le spectateur à interroger, à analyser l'œuvre, et non à se conformer à une norme préétablie. En somme, le danseur doit transmettre l'exigence de son travail au spectateur.

En somme, ces premiers ouvrages parus dans la collection « Méthodes » des Éditions Théâtrales offrent une exploration approfondie du processus créatif et artistique, et suggèrent que sa nature complexe, ouverte à diverses influences, est loin de constituer des règles immuables.