Servir l’État oui, mais comment ? Telle est la question. Dans « Richelieu. Au service de sa Majesté », Laurent Avezou retrace de manière claire et synthétique l’ascension du célèbre cardinal.

Docteur en histoire et professeur en classes préparatoires, Laurent Avezou a consacré sa thèse, soutenue en 2002, à la légende de Richelieu du XVIIe au XXe siècle. Autant dire que l’homme en rouge n’a plus de secrets pour lui. À travers cette biographie synthétique, l’historien se demande comment un individu, évêque sans vocation au début de sa vingtaine, a pu devenir en moins de deux décennies l’un des personnages les plus importants de l’État. Cette fulgurante ascension, Richelieu (1584-1642) la doit aussi bien au hasard qu’à sa capacité à bien s’entourer, ou encore à savoir progresser par « coup d’État », selon la conception de Gabriel Naudé   , l’un de ses proches. Déjouant les conjurations, souvent menacé de disgrâce ou en conflit ouvert avec des ennemis farouches, le cardinal est au faîte des honneurs lorsqu’il meurt à l’âge de 57 ans. C'est sur ce parcours particulier que revient Laurent Avezou.

Entre la crosse et la couronne

Armand-Jean du Plessis de Richelieu vit le jour en 1585, à Paris. Issu d’une famille de gentilshommes, sa noblesse remonterait au XIIIe siècle. François, son père, fut grand prévôt d’Henri III avant de devenir premier capitaine des gardes d’Henri IV. Suzanne de La Porte, sa mère, était fille d’avocat. À l’âge de cinq ans, Armand-Jean devint orphelin. Il fut en premier lieu entendu qu’il suivrait l’exemple paternel. Mais à dix-sept ans, c’est vers la théologie qu’il préféra se tourner. Faisant preuve d’une ambition non dissimulée, il se rendit peu après auprès du pape Paul V, afin de réclamer l’évêché de Luçon. Une anecdote, à l’authenticité discutée, veut que le jeune intrépide aurait menti au souverain pontife au sujet de son âge. En effet, il fallait avoir vingt-sept ans révolus pour prétendre à la crosse. Quoi qu’il en soit, la cathèdre de Luçon lui revint en 1608, à l’âge de vingt-trois ans. « Ce jeune homme sera un grand fourbe », aurait confessé Paul V, après avoir appris la supercherie. Mais l’appétit d’Armand-Jean ne semblait pas rassasié.

L’avènement de Louis XIII, en 1610, lui offrit la possibilité de viser de nouveaux sommets. Aussitôt, Richelieu proposa ses modestes services à la reine-mère, et régente, Marie de Médicis. Sans doute trop cavalier dans son approche, son offre resta, dans un premier temps, lettre morte. Mais, conservant des liens avec l’entourage de la régente, l’évêque guettait le moment opportun pour avancer ses pions.

En 1615, la Maison de la reine-mère fut réorganisée à la suite du mariage entre Louis et Anne d’Autriche. Dans ce cadre, Marie de Médicis décida de renouveler son entourage et fit appel à Richelieu, qui devint son aumônier personnel et son secrétaire aux commandements. Appliqué à la tâche, Armand-Jean commença à se faire remarquer dans plusieurs affaires. Ce dévouement ne tarda pas à être récompensé : l’évêque-aumônier devint alors secrétaire d’État à la guerre et aux affaires étrangères. Ne pouvant être « au cabinet et à l’État », il abandonna alors sa charge d’aumônier.

Il y a une part de hasard dans cette promotion quelque peu inattendue, en partie liée – selon l’auteur – à un « jeu de chaises musicales »   . Les réjouissances furent de courte durée puisque, cinq mois plus tard, le poste lui fut retiré. Le contexte était tendu : les Grands du royaume se montraient de plus en plus hostiles envers le maréchal de France, Concino Concini. Selon eux, ce dernier exerçait une influence néfaste sur le jeune roi. Qui plus est, des rumeurs circulaient quant à la trop grande proximité entre ce dernier et la reine-mère… « Homme de la reine », Armand-Jean paya les pots cassés, dans un climat suspicieux. Mais, encore une fois, l’homme n’abandonna pas. Il affûta ses armes dans un domaine dans lequel il excella : la propagande au service du pouvoir royal. Coup de tonnerre, en 1617, lorsque Concini fut finalement exécuté. La situation de Richelieu était précaire, lui qui, comme Concini, gravitait dans l’entourage de Marie.

Faisant primer la raison, le futur cardinal accepta de se retirer du jeu politique. Le jeune souverain se serait alors réjoui de se voir débarrassé de l’encombrant et tyrannique évêque de Luçon ! Comme l’écrit Laurent Avezou, « il commence bien mal, l’insécable couple historique Louis XIII-Richelieu »   . L’année 1617 marqua donc, pour ce dernier, le début d’une longue traversée de ce qui ressemblait fort à un purgatoire politique.

Fidèle à sa protectrice Marie de Médicis, Armand-Jean se rangea de son côté lorsque, d’abord en gestation, le conflit entre la mère et le fils éclata au grand jour. Avait-il vraiment le choix ? S’ouvrit alors la période de l’exil en Avignon. L’évêque, qui n’entendait pas couler avec le reste de l’équipage, joua la carte de la modération en se faisant l’intermédiaire entre les deux camps.

En parallèle, il n’hésita pas à jeter son regard vers d’autres horizons, plus cardinalices ceux-là. Après des négociations et des échanges multiples, il obtint, en 1622, le tant convoité titre de cardinal, l’obligeant à déposer la crosse épiscopale. Si, dans un premier temps, les tensions avec le roi étaient toujours vives, celles-ci ne tardèrent pas à progressivement se dénouer.

Servir l’État

Aussi fulgurante fut-elle, l’ascension débutée en 1608 s’arrêta brutalement en 1617 pour Richelieu. Accumulant, en l’espace de quelques années, les fonctions d’évêque, d’aumônier et de secrétaire de la reine-mère, avant de devenir secrétaire d’État, Armand-Jean – malgré son titre de cardinal décroché en 1622 – peinait à se hisser sur le pavois de l’État.

Cependant, la situation ne tarda pas à se retourner, à son profit. En 1624, bénéficiant une fois de plus d’un concours de circonstances, Richelieu fit son retour au sein du Conseil. Dégainant des libelles – composés par ses fidèles alliés – il parvint à se tailler une place dans la broussaille des courtisans et à éliminer ses concurrents. Progressivement, il s’imposa comme le « principal ministre ». Stratège, il se mêla par exemple de l’affaire dite de « l’aversion au mariage », projet piloté par le frère du roi, Gaston d’Anjou, et ses partisans visant à élaborer une stratégie matrimoniale afin de récupérer la couronne, en temps voulu. Grâce au cardinal-ministre, le stratagème fut dévoilé et mis en échec, en 1626.

Au-delà du service rendu au prince, Richelieu ne tarda pas à revêtir les habits de serviteur de l’État. En 1627, par exemple, il manœuvra pour faire condamner à mort François de Montmorency-Boutteville ayant osé braver l’interdiction du duel. Derrière cette affaire, anodine en apparence, les historiens y voient une tentative de mise au pas d’une noblesse trop arrogante. Le dernier mot revenait à l’État, dont le principal ministre n’était que le « porte-voix ».

De nombreux autres exemples témoignent de cette implication au service de l’État royal comme lorsque, en 1625, Richelieu soutint la création de compagnies à monopole visant à exploiter les colonies ultra-marines. Plus encore, ce dernier sut aussi revêtir les habits militaires. Ainsi, de 1627 à 1628, il conduisit d’une main de fer le siège de La Rochelle mené contre les protestants. Implacable, il se forgea l’image « de l’homme en robe rouge sur armure rutilante »   .

Ayant fait ses preuves, Louis XIII en fit son favori. Plus que jamais, Richelieu se montrait infatigable, travaillant ses dossiers – selon la légende – de deux heures à cinq heures du matin, avant de dormir trois maigres heures. Ce rythme effréné pesa sur sa santé, lui valant migraines, abcès ou crises hémorroïdaires… S’il le passait à servir « sa Majesté », Richelieu consacrait aussi une partie de son temps à théoriser son approche du pouvoir. Dans son Testament politique (1630-1638), il donna les clés de l’art de gouverner, faisant une place centrale à la raison mise au service de l’État.

Architecte d'un État militaro-fiscal dont les piliers étaient l'augmentation des effectifs militaires et la hausse des revenus, Richelieu fit œuvre de bâtisseur. Son édifice reposait également sur une clientèle fidèle – véritables murs-porteurs de son système – puisée au sein de sa famille ou de membres du clergé, dont le célibat permettait d’éloigner de potentiels héritiers…

La fin des années 1620 fut marquée par sa double implication. D’une part en intervenant, en tant que lieutenant général, dans le Montferrat convoité par les Espagnols et la Savoie. D’autre part, en luttant contre les protestants du Languedoc.

Cependant, pour diverses raisons, dans ces années-là Richelieu s’attira la haine de Marie de Médicis, sentant sa créature lui échapper. Lors de la Journée des Dupes, le 10 novembre 1630, la reine tenta de convaincre son fils de disgracier le cardinal. Au fait de l’entrevue, Richelieu fit irruption dans les appartements de Marie de Médicis et parvint à retourner la situation. Louis XIII lui conserva toute sa confiance et la reine-mère dut organiser aussitôt sa fuite vers les Pays-Bas espagnols.

En parallèle, le frère du roi, Gaston, prévoyait d’épouser – sans l’aval du roi – la sœur du duc de Lorraine Charles IV, en guerre contre la France. Une nouvelle fois, le principal ministre fut à la manœuvre et tenta de faire échouer l’union. Comme on peut le constater, Richelieu n’hésitait pas à se mêler des affaires de la famille royale, dans la mesure où celles-ci impliquaient le sort de l’État. L’œil omniscient du cardinal-ministre ne pouvait pas ne pas regarder ce qu’il considérait être une « affaire d’État ».

Le temps des troubles

Au-delà d’être l’un des principaux acteurs de la vie politique sous Louis XIII, Richelieu dut affronter des tempêtes, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’État. Dans le contexte de la guerre de Trente Ans (1618-1648) et d’un nouveau rapport de force défavorable au royaume aux lis, il poussa le roi à occuper, en 1632, la Lorraine, avant de l’annexer. Agissant en stratège, le cardinal y voyait une opportunité : disposer d’une ouverture vers l’extérieur, par-delà le Rhin.

En 1635, la tension monta d’un cran lorsque la France déclara ouvertement la guerre à l’Espagne. La première partie de l’année 1637 s’avéra catastrophique pour le royaume : la prise de Corbie en fut le symbole cuisant. Qualifié de « poule mouillée » par le père Joseph – pourtant proche conseiller de Richelieu – le cardinal-ministre semblait dépassé par les évènements, lui qui, pourtant, s’était montré intraitable à La Rochelle.

Louis XIII reprit énergiquement les choses en main et parvint à rééquilibrer le rapport de force, en reprenant notamment Corbie, avant que Ferdinand III, empereur du Saint-Empire, ne déclare à son tour la guerre à la France. De 1637 à 1640, la situation militaire fut plus que confuse, alternant victoires et déboires. La couronne espagnole fut toutefois mise en difficulté lors du soulèvement du Portugal et de la Catalogne, ce qui contribua à modifier la donne en faveur de la France. Richelieu en profita pour revenir sur le devant de la scène en usant de l’arme diplomatique. En 1641, il parvint à favoriser la conclusion d’un traité franco-catalan visant à faire vaciller l’Espagne.

Parallèlement aux troubles militaires, Richelieu demeurait la cible privilégiée du parti nobiliaire qu’il avait tant heurté par le passé. En 1636, au cœur du conflit, il échappa de peu à un attentat. En 1641, le comte de Soissons – profitant de la situation confuse – leva une armée, péniblement vaincue par les troupes royales. L’année suivante, une nouvelle bourrasque menaça de faire chuter le principal ministre. Celle-ci fut violemment soufflée par Gaston, encore lui, et Cinq-Mars, grand écuyer. Si la conjuration fut finalement démantelée, cet évènement marquait – selon Laurent Avezou – « l’ultime année de puissance cardinalice »   . Dans la foulée, Cinq-Mars fut exécuté tandis que Gaston fut forcé de s’humilier, en plus de se voir interdire l’accès à la Cour.

Mais, sans doute affecté, le cardinal-ministre tomba malade la même année. Il se précipita, prit la plume et rédigea son testament. Il mourut le 4 décembre 1642. Avant son trépas, et répondant à une question visant à savoir s’il pardonnait à ses ennemis, Richelieu murmura : « Je n’en ai jamais eu d’autres que ceux de l’État ». Fidèle à l’État, jusqu’à son dernier souffle donc.

Ce faisant, au long de sa carrière, Richelieu accumula une immense fortune estimée à 22 400 000 livres à sa mort. Celle-ci était due à ses bénéfices ecclésiastiques, conjugués aux revenus liés à ses charges étatiques. Objet de jalousies et de convoitises, le trésor amassé par le principal ministre était loin de dormir au fond d’une immense bourse close.

Au cours de son existence, il ne manqua pas d’investir – à grands frais – dans des constructions, à l’image de la ville-château éponyme. Surtout, il fit de son Palais-Cardinal la pièce maîtresse de son œuvre de bâtisseur. À l’intérieur, une imposante galerie affichait les portraits de quelques hommes illustres, tels que Suger, Simon de Montfort, du Guesclin ou encore des membres de la famille royale. Légué au roi, il prit le nom de Palais-Royal.

Collectionneur obstiné, Richelieu enrichit sa bibliothèque personnelle de quelques 6 000 volumes. Proche de certains hommes de lettres tel Malherbe, il influença par exemple la Gazette de France de Renaudot. Selon les mots de l’auteur, le principal ministre, en raison de son sens de l’État, détenait « une part gaullienne, avant la lettre »   . Sa figure fut, après sa mort, tantôt invoquée comme « icône tutélaire de l’État royal »   , tantôt comme figure-repoussoir d’une aristocratie en perte d’influence. Tiré de son sépulcre en 1793, sa tête fut arrachée, comme pour en finir définitivement avec la monarchie. Depuis, la « légende Richelieu » ne cesse d’être tiraillée entre ces deux versants.

En fin de compte, l’œuvre politique de Richelieu peut se comprendre et se lire selon trois axes : « La mise au pas des huguenots, l’abaissement des Grands, la lutte contre la Maison d’Autriche »   . La biographie que lui consacre Laurent Avezou met bien en évidence ces grandes lignes. Si elle n’apporte rien de nouveau sur les grandes étapes de la vie du cardinal-ministre, la dernière partie consacrée à sa mémoire et à sa postérité est en revanche digne du plus grand des intérêts. Tout au long du propos, on retient également le rôle essentiel de Richelieu – préfigurant un Mazarin – dans la mécanique étatique. Serviteur de l’État, il forme bien un « couple insécable » avec Louis XIII. Relativement bref, l’ouvrage est à la fois accessible aux néophytes et aux amateurs plus chevronnés. Certains évènements méritent cependant des approfondissements – la conjuration de Cinq-Mars par exemple – afin d’être appréciés dans leur complexité. Notons enfin la qualité de l’édition qui, à travers un petit format aéré et agréable au toucher, rend la lecture plaisante.