Quelle appréciation porter sur la négociation d'entreprise lorsque les décisions sont contraintes par l'exigence de compétitivité du capitalisme financiarisé ?

Si l'on retient du mouvement d'opposition, massif, à la réforme des retraites, qu'il faudrait absolument améliorer les conditions de travail de bon nombre de salariés, la tentation pourrait être de s'en remettre pour cela, comme sur d'autres sujets, à la négociation d'entreprise. Mais encore faudrait-il s'assurer qu'elle puisse remplir effectivement cette fonction, et accepter alors de prendre de celle-ci une vue plus objective que l'image que veulent en donner les économistes libéraux et les gouvernements qui n'ont eu de cesse ces vingt dernières années d'en faire la promotion, pour y apporter le cas échéant les correctifs nécessaires.

Il faut saluer ici les travaux menés sur le sujet dans le cadre d'un appel à recherches de la DARES   lancé fin 2017 pour exploiter les résultats de l'enquête REPONSE (portant sur les relations professionnelles et négociations d'entreprise et réitérée tous les six ans). Travaux qui ont alors récemment fait l'objet d'une présentation particulièrement réussie dans un numéro de La Revue de l'IRES.

Le livre, dont il est ici question, qui est paru sous la direction de Baptiste Giraud et Camille Signoretto, est tiré du rapport de l'une des équipes retenues, qui a cherché plus particulièrement à prendre la mesure de l'influence sur la négociation d'entreprise du contexte socio-productif dans lequel opèrent les entreprises concernées. Ces deux auteurs ont aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter l'ouvrage à nos lecteurs.

Nonfiction : Les gouvernements successifs se sont employés à la promouvoir depuis une vingtaine d’années. Pour autant, la négociation d’entreprise, de la façon dont elle se déroule aujourd’hui, n’offre guère de garanties d’une négociation équilibrée. Pourriez-vous expliquer pourquoi ?

Baptiste Giraud, Camille Signoretto : Au cours de ces dernières décennies, les réformes des règles de la négociation collective et du dialogue social qui se sont succédées à un rythme effréné ont en effet donné de plus en plus la priorité aux accords d’entreprise sur les accords de branche dans la détermination des règles du rapport salarial (salaires, organisation du temps de travail, conditions de travail). Les ordonnances « Travail » adoptées à l’été 2017, au début du premier quinquennat du Président Macron, ont parachevé ce processus : dans une majorité de domaines, c’est désormais l’accord d’entreprise qui l’emporte sur l’accord de branche.

Ce processus de décentralisation de la négociation collective n’a rien de spécifique à la France. On l’observe au contraire dans la plupart des pays occidentaux. Cette tendance marque une évolution commune de l’objectif qui est désormais donné au dispositif de la négociation d’entreprise : alors que les lois Auroux envisageaient l’obligation annuelle de négocier comme un levier pour améliorer les conditions de travail ou d’emploi (dont la rémunération) des salariés, la négociation d’entreprise est désormais surtout pensée comme le moyen d’adapter ces conditions aux impératifs de compétitivité des entreprises (et aux objectifs que prône le capitalisme financiarisé). Les possibilités données de conclure des accords de compétitivité – qui impliquent que salariés et syndicats acceptent des concessions sur leur rémunération ou leur temps de travail en échange du maintien de leur emploi –, des accords de modulation du temps de travail ou encore de diminution des taux de majoration des heures supplémentaires, en sont les exemples les plus manifestes.

Mais la généralisation des négociations d’entreprise a aussi été le moyen de modifier substantiellement la nature des politiques de rémunération, en facilitant la généralisation des dispositifs d’intéressement, de participation et d’individualisation des politiques salariales au détriment des augmentations générales. Autrement dit, elle a facilité la subordination des politiques de rémunération à la performance économique de l’entreprise.

Le renforcement du rôle attribué à la négociation d’entreprise est justifié au motif qu’elle permettrait d’établir des règles plus efficaces et plus légitimes, parce que directement négociées avec les principaux intéressés. Pour certains – dont le gouvernement actuel –, ce serait même le moyen de renforcer le pouvoir donné aux syndicats, de les redynamiser. Cet argument repose cependant sur une vision très idéalisée de la réalité de ce que sont les pratiques du dialogue social en entreprise.

D’abord, la présence syndicale dans les entreprises reste très inégale : 40 % des salariés travaillent dans des entreprises dépourvues de toute couverture syndicale. Dans beaucoup d’autres, la présence militante des syndicats et les ressources dont ils disposent pour agir (en termes d’heures de délégation, de soutien organisationnel, de formation) restent des plus limités. Dans le même temps, les marges de manœuvre des représentants du personnel et des directions pour négocier des compromis n’ont jamais été aussi contraintes en raison de la financiarisation du capitalisme, de la généralisation de la sous-traitance ou des contraintes budgétaires que l’État impose aux secteurs qu’il réglemente.

Pour le dire autrement, on n’a sans doute jamais autant discuté et négocié entre syndicats et directions d’entreprise, alors même que le pouvoir de décision économique s’est largement déplacé hors de l’entreprise. Ce sont précisément les effets de ce paradoxe apparent sur les formes que prend le dialogue social en entreprise et les résultats qu’il produit que nous avons voulu interroger à travers l’enquête restituée dans cet ouvrage.

Que faut-il penser dans ce cas des « accords » qui peuvent néanmoins s’y nouer ?

L’indicateur mobilisé pour mesurer et valoriser la « qualité » du dialogue social en entreprise est généralement celui du nombre d’accords signés. Dans la communication du ministère du Travail, l’augmentation de ceux-ci dans les petites entreprises a par exemple été brandie comme un signe des effets positifs de la mise en œuvre des ordonnances, au motif que ce serait le signe d’une dynamique de conversion des dirigeants des petites entreprises aux vertus de la négociation collective.

On sait pourtant que ces dirigeants de petites entreprises restent habituellement beaucoup plus réfractaires à cette pratique et, plus encore, très hostiles à la présence d’organisations syndicales. Dans les entreprises de moins de 50 salariés, 70 % des salariés ne sont pas représentés par un délégué syndical. Quant aux représentants du personnel élus, la plupart du temps non syndiqués dans ces petites entreprises, notre enquête révèle qu’ils sont en grande partie choisis par la direction.

De plus, quand on analyse le contenu de ces accords et le processus dont ils sont le produit, on se rend compte qu’ils s’apparentent surtout à une simple ratification, par la voie du référendum (salariés) ou de représentants du personnel « choisis », de décisions unilatérales de l’employeur. Ils aboutissent alors à dégrader la situation des travailleurs (flexibilisation du temps de travail, baisse de la majoration des heures supplémentaires) sans aucune contrepartie. Ces accords prolongent et renforcent en réalité le caractère très personnalisé et souvent autoritaire du pouvoir patronal qui s’exerce dans ces petites entreprises, bien plus qu’ils ne le remettent en cause. On est donc bien loin de pouvoir y voir le signe de l’éclosion d’une culture du dialogue social.

Dans les grandes entreprises, la pratique de la négociation collective avec des représentants syndiqués, beaucoup plus autonomes et formés à la négociation, est beaucoup plus institutionnalisée et les accords beaucoup plus nombreux. Cependant, de nombreuses recherches ont démontré le caractère très formel de nombreux accords, quand ils consistent à retranscrire ou à amender à la marge les accords de branche, par exemple sur des sujets comme l’égalité professionnelle ou les conditions de travail. Quant aux négociations salariales, elles sont bien souvent vidées de leur enjeu ou très contraintes, dès lors qu’elles se déroulent sous la pression économique exercée par les actionnaires, les donneurs d’ordre ou l’État.

Le nombre de ces accords, qui concernent surtout les grandes entreprises, n’est donc un indicateur fiable, ni de la qualité du dialogue social, ni du pouvoir des représentants du personnel dans leur capacité à peser sur les compromis négociés dans les entreprises.

Le cadre est donné, montrez-vous, par le contexte socio-productif dans lequel se trouve l’entreprise qui conditionne, même si d’autres éléments peuvent intervenir, le type de compromis salarial qui peut être trouvé. Pourriez-vous en dire un mot ?

L’objectif de l’ouvrage est de rendre compte de la tendance commune qui se dégage de l’observation des pratiques du dialogue social en entreprise, celle de leur subordination croissante aux contraintes du marché. Mais il est effectivement aussi de montrer la variété des formes qu’elles continuent de prendre dans ce contexte contraint.

Beaucoup de travaux de recherche ont montré que l’intensité de la négociation est étroitement corrélée à la taille des entreprises, à leur secteur économique et à la présence d’organisations syndicales. C’est dans les grandes entreprises, terrains d’implantation historique du syndicalisme (l’industrie, les banques, les transports) que les négociations (et les conflits collectifs !) sont logiquement les plus fréquentes, que le dialogue social est le plus fortement institutionnalisé.

Notre enquête cherche cependant à aller au-delà de ces constats déjà bien établis, pour montrer comment les contextes socio-productifs des entreprises, c’est-à-dire leur type de marchés, d’organisation du travail et de gestion de la main-d’œuvre, orientent différemment la façon dont se structurent les rapports de pouvoir au travail, les formes du dialogue social et les compromis sur les salaires ou sur les conditions de travail des salariés.

Pour le dire simplement, la capacité des salariés et de leurs représentants à obtenir des compromis qui leur soient favorables varient évidemment beaucoup selon qu’on se trouve dans des petites entreprises sous-traitantes employant une main-d’œuvre peu qualifiée ou dans une PME de type « start-up » faisant appel à des salariés beaucoup plus qualifiés, ou encore selon que l’on se trouve dans une grande entreprise de services à la personne ou bien dans une grande entreprise industrielle composée d’ouvriers et de techniciens qualifiés. À partir d’une analyse statistique, nous aboutissons ainsi à une typologie distinguant quatre contextes ou modèles socio-productifs :

- les « petites entreprises paternalistes », dont l’exemple type est la petite entreprise dans laquelle les salariés sont pris dans des relations personnalisées, si ce n’est autoritaires, avec le patron, et comme nous l’avons mentionné précédemment dans laquelle les négociations sont rares et les accords le fruit avant tout d’une décision unilatérale du dirigeant ;

- les « PME innovantes et dynamiques » – type « start-up » ou cabinet de conseil –, qui sont un autre exemple de petites ou moyennes entreprises mais dans lesquelles les salariés sont plus qualifiés et ont donc davantage de ressources pour négocier leurs conditions de rémunération et de travail avec la direction, seuls ou par le biais de représentants du personnel qui restent néanmoins souvent non syndiqués là encore ;

- les organisations « néo-tayloriennes des services », que nous avons étudiées dans notre enquête dans le champ particulier du sanitaire et social, dans lesquelles les pressions économiques viennent de l’État qui subventionne fortement ces activités et qui contrôle également les procédures qui organisent concrètement le travail d’une main-d’œuvre plus féminine et précaire ;

- et enfin les entreprises « néo-fordistes en tension », qui regroupent ces grandes entreprises industrielles par exemple, qui subissent la pression des marchés internationaux et des actionnaires.

En articulant cette typologie avec des enquêtes de terrain, nous montrons ainsi concrètement comment varient ensemble, en fonction de ces contextes socio-productifs, les modes de domination et la nature des conflits au travail, les formes de la représentation du personnel et le type d’usages des dispositifs de la négociation collective.

Quel contenu la négociation, pour autant qu’elle puisse se tenir, tend-t-elle à favoriser dans ces différents contextes ? À quels obstacles principaux se heurte-t-elle ?

Les différences sont très nettes entre ces différents contextes, tant du point de vue de la fréquence des négociations, que de celui de leur contenu.

Dans le modèle socio-productif des « petites entreprises paternalistes », on l’a dit, les négociations sont très rares, et quand elles sont organisées, elles débouchent sur des accords souvent défavorables aux salariés. Le principal obstacle est ici une combinaison à la fois de l’absence d’organisations syndicales et de l’absence d’indépendance des salariés pris dans des relations de subordination trop fortes, la première renforçant la seconde. Dans ce contexte, il semble difficile de considérer que la négociation collective au niveau de l’entreprise puisse aboutir à des compromis qui ne soient pas défavorables aux salariés ; la négociation de branche est un niveau plus pertinent pour cela.

Dans le modèle des « PME innovantes et dynamiques », les négociations sont un peu plus fréquentes, mais surtout plus favorables aux salariés, car elles s’intègrent dans des politiques managériales visant à attirer et fidéliser une main-d’œuvre ayant des compétences recherchées sur le marché du travail, tout en mettant ces politiques managériales au service de la performance économique de l’entreprise. Pour autant, les salaires, et autres arrangements sur l’organisation du temps de travail par exemple, se négocient aussi de façon très individualisée, de sorte que finalement lorsqu’un salarié n’est pas ou plus satisfait de ces accords formels et surtout de ces arrangements personnalisés, il préfère quitter l’entreprise (souvent de manière négociée).

Dans les deux autres modèles, qui rassemblent une majorité de grandes entreprises dotées de syndicats, les négociations collectives se déroulent de façon beaucoup plus routinisée. Mais des différences ressortent néanmoins. Dans le modèle des « organisations néo-tayloriennes de services », l’exemple du secteur sanitaire et social sur lequel nous nous sommes concentrés dans notre enquête montre que les négociations salariales sont très formelles, puisque ce sont des établissements qui sont totalement dépendants des financements publics, et donc très contraints dans leurs marges de manœuvre dans un contexte de rationalisation des dépenses publiques. Les tensions y sont aussi très fortes sur les enjeux liés aux conditions de travail en lien avec les réorganisations que les politiques de réduction des coûts engendrent. Si les politiques (et priorités budgétaires) de l’État constituent donc un fort obstacle à la négociation de compromis favorables pour les salariés, les syndicats quand ils sont présents se confrontent également à des difficultés à mobiliser une main-d’œuvre éclatée (sur différents sites ou lieux de travail) et précaire.

Finalement, c’est dans le dernier modèle, celui des entreprises « néo-fordistes », que les négociations (et les conflits collectifs) sont les plus nombreuses et les plus variées dans leurs thèmes. Dans ces entreprises caractéristiques du capitalisme financiarisé et mondialisé, les négociations sont là encore très fortement mises sous contraintes par la pression actionnariale, le chantage à l’investissement et à l’emploi qu’elle permet d’exercer, les réorganisations qu’elle impose. Mais c’est néanmoins dans ces établissements que les négociations salariales continuent d’occuper une place centrale dans le jeu de la négociation et des mobilisations syndicales, et qui permettent d’aboutir, dans certains contextes, à des augmentations de salaire significatives pour les salariés. Nous en donnons deux exemples dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui illustrent cependant aussi les difficultés que les syndicats rencontrent, même dans ces contextes plus favorables, pour résister à l’individualisation et à la financiarisation des politiques de rémunération.

Comment les acteurs s’accommodent-ils de cette situation ? Comment les représentants du personnel la vivent-elle ?

Les représentants du personnel sont clairement mis en difficulté par l’évolution des règles de la négociation collective et de ses contextes pour peser sur les compromis qui sont négociés dans les entreprises. Dans cette enquête, comme dans d’autres, le regard porté par les représentants du personnel sur la nature du dialogue social qui se joue dans les entreprises est souvent critique. C’est vrai des militants appartenant à des organisations dites « contestataires » qui disent souvent être « baladés » d’une réunion à l’autre sans jamais rien obtenir. Mais on le constate aussi parmi des militants d’organisations plus « réformistes », qui ont de plus en plus le sentiment de se heurter à un mur patronal dans les négociations, d’être empêchés, en quelque sorte, dans leur rôle d’acteurs du dialogue social.

Même si notre enquête s’est déroulée avant la mise en place des CSE, cette dernière n’a clairement pu que renforcer ce désenchantement, tant les représentants syndicaux ont vu fondre les moyens mis à leur disposition et s’alourdir leur charge de travail.

Pour autant, la mise en comparaison de contextes d’entreprises dans lesquels les syndicats sont présents et d’autres dans lesquels ils sont absents invite aussi à sortir d’un discours insistant uniquement sur l’impuissance des syndicats. Elle permet au contraire de mettre concrètement en évidence tout ce que l’appartenance à un syndicat peut apporter comme ressource et comme soutien aux représentants du personnel pour les aider à maîtriser leurs droits, tenir leur rôle de façon plus autonome face aux directions et créer des rapports de force plus favorables pour obtenir des compromis plus en faveur des salariés.

Dans le chapitre trois par exemple qui recouvre des entreprises (des deux premiers modèles ci-dessus) dans lesquels les représentants du personnel sont plus fréquemment non syndiqués, nos enquêtes de terrain font apparaître que ces élus sont souvent peu investis dans leur mandat ou se pensent d’abord comme des relais des directions. Et que quand ils se montrent plus soucieux d’agir pour faire appliquer le droit et engager des négociations, ils se heurtent à une très forte résistance de leur direction, qu’ils se sentent bien impuissants à surmonter.

Quelles conséquences emporte-t-elle pour les salariés ou différentes catégories de salariés ?

L’un des enseignements évidents que l’on peut retirer de notre enquête, c’est que la décentralisation de la négociation collective au niveau des entreprises ne peut être qu’un amplificateur des inégalités sociales entre salariés, selon qu’ils sont ou non représentés par des syndicats en capacité de défendre au mieux leurs droits et leurs intérêts collectifs, et donc de créer pour cela un rapport de force avec les directions. Mais selon aussi que les directions ont plus ou moins intérêt à rechercher des compromis pour fidéliser les salariés, ou qu’elles ont au contraire intégré le turnover comme une modalité de gestion de la main-d’œuvre et d’évitement des conflits.

Notre enquête met aussi en lumière les inégalités que la paralysie de la négociation collective engendre entre les différentes catégories de salariés de mêmes établissements. Dans les établissements du secteur sanitaire et social par exemple, les plus qualifiés ou ayant les compétences les plus rares sur le marché du travail – comme les médecins dans un établissement de santé – peuvent contraindre les directions à des concessions salariales et à des arrangements en leur faveur, mais dans des logiques qui tendent à exclure d’autres catégories de salariés, ceux et (surtout) celles moins qualifiés et plus facilement interchangeables – comme les aides-soignantes dans l’établissement enquêté.

Quelle appréciation portez-vous, sur ce point, sur la réforme qui a conduit à la mise en place des CSE ?

Pour la plupart de nos terrains de recherche, l’enquête s’est conclue avant la mise en place des CSE. Ceci étant, là où nous avons pu observer leur mise en œuvre, nous constatons ce que d’autres collègues ont pu identifier à partir d’enquêtes plus systématiques sur le sujet : celui d’un affaiblissement conséquent de la représentation syndicale, et ce pour deux raisons essentielles.

D’abord, parce que la fusion des instances (DP, CE, CHSCT) a entraîné une réduction globale du nombre de représentants et du nombre d’heures de délégation, alors que la charge de travail s’est alourdie. Cela est venu d’autant plus fragiliser les équipes militantes les moins étoffées et les moins aguerries, qui sont aussi souvent celles qui sont confrontées aux directions les moins disposées à « jouer le jeu » du dialogue social. Le risque d’épuisement, de découragement pour ces représentants du personnel est évident.

Ensuite, et plus largement, la mise en place des CSE a contribué à renforcer la dynamique de professionnalisation de la représentation du personnel qui était déjà à l’œuvre avant, et à fragiliser ainsi le lien avec les salariés. Cette distance avec les salariés (et leur lieu de travail) s’est d’autant plus renforcée que la mise en place des CSE s’est aussi accompagnée d’une diminution des « représentants de proximité » censés remplacer les anciens délégués du personnel, et d’une tendance à la centralisation des instances au niveau des sièges des entreprises. C’est pleinement cohérent avec la philosophie des réformes de ces dernières années, qui visent d’abord à faire émerger des « professionnels du dialogue social ».

Mais c’est de toute évidence le risque d’un affaiblissement pour les syndicats de leur capacité à organiser les salariés et à relayer leurs attentes et leurs problèmes, ce qui, in fine, n’est pas nécessairement une évolution profitable aux directions, qui, elles, ont aussi besoin d’interlocuteurs syndicaux en prise avec les collectifs de travail, ne serait-ce que pour faire remonter des problèmes ou faciliter l’acceptation des compromis conclus et des décisions prises.

Enfin, les difficultés de recrutement qui se sont aggravées depuis la crise sanitaire et le mécontentement que suscite la perte de pouvoir d’achat chez les salariés vous semblent-ils de nature à accroître la capacité des représentants du personnel à négocier dans les différents modèles que vous avez identifiés ? À quelles conditions ?

Il est vrai que depuis la crise sanitaire, certains éléments pourraient créer un contexte favorable à rééquilibrer le rapport de force entre employeurs et salariés, entre directions et organisations syndicales.

D’un côté, la recrudescence de difficultés de recrutement dans certains secteurs et un taux de chômage national (au sens strict du terme) assez faible par rapport au niveau d’après la crise de 2008-2009, et, de l’autre, la manifestation par les salariés d’un mécontentement de leurs conditions de travail qu’elle soit concrète par le biais de sorties volontaires des entreprises plus fréquentes (démissions, abandons de poste, ruptures conventionnelles) ou plus théorique, pour l’instant, avec des questionnements plus nombreux sur le sens à donner à son travail, sont autant d’éléments de ce contexte.

Le succès des manifestations contre la réforme des retraites – en termes de nombre bien sûr et non d’issue du projet du gouvernement – et la (re)mise en visibilité pour un certain nombre de salariés des deux grandes organisations syndicales, CFDT et CGT, qui revendiquent toutes deux une hausse du nombre d’adhérents en lien avec ces mobilisations, en est aussi un autre.

Pourtant, on a dû mal à voir aujourd’hui ce rééquilibrage se faire concrètement dans les entreprises. Alors que l’inflation n’a jamais été aussi élevée depuis des décennies, les négociations salariales dans les entreprises ont peiné à enrayer la perte de pouvoir d’achat des salariés. Si les salariés au SMIC ont bénéficié de revalorisations automatiques, les négociations de branche pour revaloriser les minimas conventionnels ont manqué de réactivité et de dynamisme, de sorte que finalement une plus grande proportion de salariés se retrouvent aujourd’hui rémunérés au niveau du SMIC (15 % en 2022 contre 12 % en 2021), traduisant un certain tassement des salaires vers le bas.

De même si le salaire mensuel de base – indice calculé par l’Insee permettant d’étudier l’évolution générale des salaires – a fortement augmenté ces deux dernières années, cette hausse reste inférieure à celle de l’inflation, par conséquent le salaire réel, autrement dit le pouvoir d’achat de l’ensemble des salariés, a baissé.

Cela signifie que dans les entreprises, les revendications salariales portées en particulier lors des NAO (négociations annuelles obligatoires) ces deux dernières années n’ont pas été entièrement satisfaites, les employeurs ayant pu accepter éventuellement des hausses collectives de salaires mais toujours inférieures à la hausse des prix. De plus, la réponse du gouvernement ayant été d’inciter les entreprises à négocier des primes, transitoires et souvent défiscalisées, et non des hausses généralisées et durables de salaires, cela n’a sans nul doute pas aidé les organisations syndicales dans leurs revendications lors des négociations.

Au vu des fortes contraintes mises en évidence dans notre ouvrage entourant, certes différemment mais fortement, l’ensemble des entreprises, le rapport de force reste ainsi défavorable aux salariés. Cette actualité montre d’autant plus la nécessité de remettre en priorité les négociations collectives au niveau de la branche.

Retrouvez en complément de cet entretien la captation audio d'une rencontre-débat avec Baptiste Giraud et Camille Signoretto, organisée par notre partenaire l'Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) :

A lire également, tiré de nos archives, la recension d'un livre plus ancien, qui exploitait des versions précédentes de l'enquête REPONSE : Les relations sociales en entreprise : Un portrait à partir des enquêtes.